D. nous a fait sourire. À la suite d'une déception amoureuse, elle affirme que les promesses d'un homme valent celles des candidats électoraux. La comparaison est prosaïque mais, ayant eu dans nos relations ce type d'énergumène, qu'on s'est empressée d'éliminer de notre vie, comment donner tort à cette amie qui s'est jurée de devenir comme saint Thomas. Croire un homme sur ses actes et non sur ses paroles. On parle du roman de Felicia Mihali, Une deuxième chance pour Adam.
Des livres nous surprennent. Nous les lisons pour ce qu'ils nous font découvrir, parfois peu de choses, comme le récit habile de cette écrivaine. On perçoit à peine les indices qui nous crèvent les yeux pour y déceler quelque anormalité. Est-ce le quotidien qui submerge notre façon de lire, de ne pas nous attendre à une histoire édifiante ? Quoi de plus banale qu'une femme — la narratrice — qui nous dépeint son existence avec son mari, ses cours dans une école pour adolescents difficiles, des rencontres occasionnelles avec ses amis ? Sauf que le mari, Adam, cinquante ans, a été victime des années plus tôt, d'un accident vasculaire cérébral. Si physiquement il fonctionne plutôt bien, ses facultés intellectuelles sont devenues celles d'un enfant d'une dizaine d'années. Il subit donc l'entière dépendance de son épouse.
Quand le récit commence, la narratrice promène le chien de sa fille, Sara, qui a pris des vacances pour fêter Noël ailleurs avec son amoureux. La narratrice et son mari ne sont jamais partis pour les fêtes d'hiver. Ils se cantonnent devant la télévision. Seuls, Sara et son compagnon partagent leur repas de Noël. Le ton est donné pour faire la connaissance d'un couple qui ne vit pas tout à fait comme les autres, l'état mental d'Adam obligeant son épouse à bien des attentions à son égard. Elle le surveille comme une chatte ses petits, nous devinons qu'elle aime fortement cet homme qui, aujourd'hui, l'emporte vers des jours plus heureux, insouciants. Cela n'est plus concevable maintenant qu'Adam ne survit que sous la coupe bienveillante de son épouse-gardienne. Ce jour-là, elle amène son mari au centre commercial pour acheter les cadeaux de fin d'année. Elle le laisse sur un banc, près d'un énorme palmier en plastique. Geste animal qui nous a fait penser au propriétaire d'une bête de compagnie, attachée devant la porte d'un lieu public, attendant que son maître ait fini de faire ses emplettes. Malaise et compréhension. Les moindres gestes d'Adam sont analysés, ses paroles disséquées par une femme souhaitant que son mari retrouve un niveau cérébral plus normal. Nous la comprenons. Mais un soir, la narratrice reçoit un appel téléphonique d'un ancien couple d'amis, Peter et Lara, qu'ils n'ont pas revus depuis vingt ans. Ceux-ci leur proposent de souper ensemble. Repère malaisé de la part d'elle et d'Adam de qui elle craint la réaction. Chacun enfermé dans ses pensées, les deux regardent la télévision.
Félicia Mihali profite de cet incident pour nous décrire des coutumes roumaines, comme l'anniversaire de Marta, une amie commune. Cérémonie qui se fête au restaurant durant une soirée très froide de l'hiver. Adam est de la partie. Elle, le surveille comme une mère son enfant. Tout le monde connait l'état de l'homme, chacun ne pouvant s'empêcher de l'observer, tel un handicapé attire le regard malgré soi. Pourtant « depuis son attaque, Adam a l'air éternellement heureux. » Phrase qui en dit long sur les cachotteries de l'écrivaine, qu'on ne détectera pas à une première lecture. Aveu rusé duquel il faudrait soupçonner une anomalie dans le comportement de cet homme soulagé, semble-t-il, de bien des vicissitudes freinées par sa femme, qui lui est toute dévouée. Intermède volontairement obscur. La narratrice nous emmène aussi dans son école, elle fait cas d'élèves rébarbatifs dont les parents, souvent les mères, dépassés par le comportement rebelle de leur progéniture, vivent dans le déni de leurs méfaits. De retour chez elle, la narratrice tient Adam au courant de ses péripéties scolaires, débattant aussi de sujets sensibles, comme le port du voile dans un pays laïque. Le communisme, l'admiration d'Adam pour Fidel Castro. Les raisons pour lesquelles tant de Roumains ont fui leur pays.
L'hiver déroule sa froidure, peu à peu se profilent les premières lueurs printanières. Réflexions sur les préférences alimentaires d'Adam avant et pendant sa maladie. Les difficultés, sinon la solitude, de la narratrice avec le cerveau atrophié de son mari. Une fois encore, les jours passent, comme les nôtres, fixés sur diverses et bénignes occupations. Faut-il avoir un grand malade chez soi pour donner tant d'importance à des détails qui n'en valent pas toujours la peine, ou bien notre regard est-il lui-même si étiolé qu'il distingue mal les contours de tant d'heures affairées ? Leur séjour de trois jours dans l'appartement de leur fille, sur Ridgewood. Dépaysement illusoire, comme pour chasser des mouches imaginaires, qui bourdonnent dans leur esprit fatigué. Au retour chez eux, son amour fou pour le corps d'Adam, qu'elle avoue sans retenue. Nous entrons dans le vif du sujet qui, à la première lecture, nous avait échappé. Dernière grande étape du parcours roumain : les obsèques du mari de Dora qui s'est tué dans un accident de moto. À la suite de cette macabre cérémonie, un appel téléphonique de Peter déclenchera un drame étouffé depuis une vingtaine d'années. La narratrice bondit dans un passé que le lecteur ne soupçonnait pas. Que nous lui laisserons découvrir.
C'est un roman qui n'en est pas tout à fait un. Si certaines séquences nous ont semblé parfois bavardes, certaines même inutiles, la fiction l'emporte quand nous sera dévoilé le drame dont a été victime la narratrice. Ce drame est-il responsable de la maladie d'Adam, on ne peut y répondre, le cerveau renfermant des circuits fermés impossibles à décadenasser. Récit qui nous a fait penser à une longue novella, la chute subtilement bien menée par Félicia Mihali, écrivaine expérimentée dont on a lu et apprécié la majorité des ouvrages. À lire dans un décor identique à celui décrit par la romancière. Des livres étant propices à chaque saison, le lecteur suivra-t-il mieux le périple accidenté d'un homme et d'une femme livrés à leurs souvenirs démantelés par les exigences d'une existence dissemblable des autres ?
On a aimé le double emploi du titre du roman, celui-ci ayant été publié une première fois en anglais, en 2014, par Linda Leith Publishing.
Une deuxième chance pour Adam, Felicia Mihali
Éditions Hashtag, Montréal, 2018, 167 pages