Il neige. On se remémore les paysages d'un pays chaud, celui qui a témoigné de notre jeunesse. Cela nous arrive peu souvent, on est occupée à lire, on s'évade dans le monde fictif d'écrivains qui nous aident à traverser l'hiver. Ou bien on revoit des lieux de réjouissances découverts durant un séjour estival. Ces créateurs d'histoires ne se rendent pas compte à quel point on leur est redevable. On a lu les nouvelles d'Anne Genest, Les papillons boivent les larmes de la solitude.
Quand une lecture se fait simple et naturellement limpide, nous n'imaginons pas le travail qu'il y a derrière tant de fluidité, parce qu'il est de bon ton de lire sans trop se poser de questions. C'est ce qu'on a ressenti en nous délectant des récits brefs d'une écrivaine de qui on ignorait le talent, car il en faut beaucoup pour parvenir à cet état apparent de détachement. Pour ne pas dire de dépouillement. L'auteure résume en quelques pages des situations que vivent hommes et femmes, surtout des femmes, définissant un moment de leur existence, toujours peuplées d'une profonde solitude.
Quatorze textes qui interpellent chacun et chacune de nous selon sa forme de sensibilité. On aime les nouvelles qui créent des émotions, les font remonter en surface, translucides et mouvantes. Une femme, un homme, y jouent leur rôle, nous confient ce que nous réserve un temps reculé, tel Valentin, journaliste et éditeur, qui a découvert des lettres d'une femme révoltée qui a réellement existé au Québec, au XIXe siècle. La province est à la merci de l'Église, représentée ici par un curé réfractaire aux revendications audacieuses de cette femme. Des femmes. La fin est édifiante. Encore, on s'interroge. La langue morte. Un récit concis, explicite, comme le sont la majorité. Le nu, un itinérant à qui un professeur de dessin propose de poser nu dans son atelier. Le vagabond hésite puis accepte. Le corps, dépouillé de ses vêtements, montre un quadrillé d'irradiations qui surprend le professeur, le fait changer d'idée. Autre fiction émouvante qui pourrait ne pas être illusoire, le questionnement d'une femme quand elle ramasse une minuscule chaussure rouge au kiosque des objets trouvés où elle est préposée. À qui appartient cette petite chose « fabriquée dans un similicuir fripé » ? À force de chercher, elle parviendra à une conclusion qu'elle n'avait pas du tout imaginée. Le lecteur non plus ne s'attendait pas à un tel dénouement pathétique. C'est souvent dans la ville turbulente que se situent ces scénarios fracassants. Le passage d'une femme qui, dans un supermarché urbain, place des pensées qu'elle a écrites au milieu d'étagères encombrées de produits divers. Or, un inconnu s'est aperçu de son manège, il l'aborde, lui fait un étrange chantage. Le marché. Un homme, boutiquier de figurines religieuses, possède un kiosque dans une église. Statuettes qu'il a dénichées aux quatre coins du globe, y mettant toute sa fortune. La popularité dont jouit l'église a profité au boutiquier qui suit dévotement la messe. Puis, « les paroles liturgiques étant formulées, il s'installait devant le kiosque, prêt à recevoir les fidèles. » Mais la bonne entente ne peut durer sans qu'un jour le mal se glisse dans un cœur aux apparences innocentes. Un matin, le commerçant découvre le désastre de son inventaire et une grande part de ses figurines dilapidées. Après que les policiers eurent fait leur travail, le boutiquier enquêtera minutieusement, se délestant pour ce faire de sa propre personnalité. Une piété de plâtre. Elle nourrit les oiseaux et les chats. Se niche dans une « chambre mansardée, enfoncée dans une ruelle percée par une poignée de frênes. » Elle observe le comportement des volatiles, des félidés, éveillant en elle le désir de s'occuper d'un humain. Un soir, dans la pénombre, un bruit lui parvient, une silhouette se dessine entre le branchage. Cet homme, car c'est en un, veut-il lui faire du tort, à elle, ou à ses bêtes ? Le dénouement sans ambages nous a amusée, on a souri de l'habileté de l'écrivaine à combiner la " chute " de ces textes. Leur charme tient au fait que, si la solitude embrouille les intentions des protagonistes, en dénonce l'ennui, ils vivent seuls et plutôt chichement, se manifeste en eux une soudaine sérénité envers soi, envers une tierce personne.
On en passe, ces nouvelles se révélant autant attachantes les unes que les autres. L'écriture, sensitive, joue avec les permissives saveurs du langage. Tout est mentionné en mots essentiels, sans entrer dans d'inutiles fioritures qui n'apporteraient rien à des circonstances rarement irréparables, blessant des êtres humains qui, malgré eux, se suffisent à eux-mêmes. Ils souffrent d'un excès de générosité aggravée par des réminiscences d'enfance ou d'adolescence auxquelles ils n'essaient pas de se soustraire. L'ordre de l'existence, parfois son désordre, n'est-il pas généré par le commencement d'une relation plus ou moins houleuse avec la mère et le père ? Personne n'échappe à cet état, nos peurs de jeunesse confrontées avec ce que nous devenons, tel M. Trân, qui aborde un mystérieux sourire pour apprivoiser des enfants de la rue. La nouvelle qui clôt le recueil nous a particulièrement touchée, Ta Babylone. Un homme qui se sent vieillir cherche à vendre sa librairie d'ouvrages usagés. Découragé par l'inertie de ses semblables, il décide de donner tous ses livres. Le point de vue est décrit par sa fille qui relate les souvenirs qu'elle a préservés de la librairie de son père. Histoire émouvante, on voudrait que les livres trouvent preneuse si généreuse. Ce serait un deuil en moins... On a omis de signaler que chaque nouvelle est sous-titrée d'une citation qui se rapporte à un texte en particulier. Sorte de préambule, profilant les acteurs, avant d'entrer sur leur scène personnelle, nous signifier que chaque instant apporte son lot de quiproquos. Le parcours à cheminer possède lui aussi son grain de fantaisie, grâce à l'œil aigu d'une écrivaine observatrice, magistralement douée pour synthétiser l'art de vivre avec ou sans les papillons virevoltant à ses côtés...
Les papillons boivent les larmes de la solitude, Anne Genest
Les Éditions de l'instant même, Longueuil, 2018, 100 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 25 mars 2019
lundi 18 mars 2019
Une adolescence aux confins des normes établies *** 1/2
Hier soir, on a été surprise de n'avoir parlé que de politique tout l'après-midi. Celle des pays occidentaux, qui sèment leur point de vue démocratique à tout vent. Que de naïveté, sachant que ce qui convient à une culture, ne convient pas toujours à une autre. Il en est de même dans nos petites entreprises. Pourquoi vouloir imiter ou imposer, le résultat n'étant pas probant ? On commente le roman de Laurette Laurin, Canot Western.
Quand nous venons d'ailleurs, il est agréable d'en apprendre davantage sur le pays d'accueil. Nous en savons peu, surtout quand l'apprentissage s'avère marginal. Notre curiosité a été comblée par l'histoire d'une petite fille québécoise, qui, au début des années mille neuf cent soixante-cinq, vit tranquillement avec ses parents, sa jeune sœur et son frère, entourée de la tendresse de ses grands-parents maternels et paternels. Son père, Marc Laurin, est boucher au Dominion Stores, sa mère, « reine du foyer ». À Repentigny-les-Bains. Cette fillette s'appelle Laurette, elle est terriblement intelligente, observatrice. Elle aime l'école, brillante élève, se pose beaucoup de questions sur la mort, se trouve différente de ses camarades. Cette atmosphère familiale et sociale convient parfaitement à Laurette, jusqu'au jour où son monde harmonieux va basculer dans un univers inattendu, pour le moins composite. Elle ne sera plus jamais une enfant, écrit-elle dans son Journal. « C'est arrivé tout d'un coup ! Abracadabra. » Soudainement, ses parents travaillent au bar de Grand-père Éloi, pas très éloigné de la maison. Le Bord de l'eau. Une affaire de famille. Sa mère est serveuse, elle est encore très jeune et très belle. Son père est barman. Les belles-sœurs y travaillent aussi. « Une salle immense qui peut accueillir plus de trois cents clients entassés autour de la scène où trône l'orchestre qui accompagne, entre les spectacles, les danseurs de cha-cha-cha, de rock and roll et de slow en fin de soirée. » Le ton est donné pour mesurer dans quelle ambiance évoluera Laurette qui, les soirs où sa mère travaille, s'occupe de ses sœurs et de son jeune frère, narre au lecteur comment s'est composée cette famille indestructible. Il serait trop long de mentionner ici, les alliances et mésalliances qui ont forgé cette unité familiale. La fillette grandit, ses premiers émois amoureux se portent sur un jeune homme « trop beau » qui lui a brisé le cœur. Pour lui, elle commettra un geste qui aurait pu être irréparable.
Si le bar prend de l'ampleur, un restaurant de patates frites que ses parents ont acheté s'ajoutera aux occupations de Laurette, qui y jouera le rôle de waitress tout en continuant à être la gardienne à la maison. La clientèle afflue de plus en plus nombreuse avec laquelle l'adolescente doit composer pour le mieux. Les gens de la construction, les éboueurs, les policiers. Les commis de l'épicerie. Au long de cette autofiction — c'en est une —, se découpent dans la jeune existence de Laurette des figures pathétiques qui lui apprendront une grande leçon de vie. Yolande, Noella, Linda, Venise, Coco, le P'tit Yvon, bien d'autres encore. Pendant ce temps hors norme, la fillette, qui a treize ans, poursuit ses études. Vient le jour où avec une profonde nostalgie émotive, elle évoque son dernier jour à la petite école. Elle va rentrer au collège où ses nouveaux amis ne manqueront pas de la juger, elle et sa famille, ce dont elle se moque. Le temps passant, elle verra peu ses parents, écrivant elle-même que ses sœurs et son frère sont devenus définitivement orphelins, leurs parents partant après le souper, ne rentrant que tard dans la nuit. Le bar et le restaurant prospèrent. Y sont invités à chanter des vedettes de l'heure ou, comme Céline Dion, à y faire leur apprentissage. Malgré le succès du Bord de l'eau, les frais ne sont pas toujours couverts. Une soirée mémorable de danseuses topless ne se renouvellera plus, parce que trop onéreuse. Son père ne peut embaucher de « grosses » vedettes qui coûtent trop cher, il se replie vers des artistes qui lui assurent une continuité artistique talentueuse. Les Maniboulas, l'hypnotiseur Van Horne, Saïb le fakir, Michel D. le chanteur de l'orchestre de la famille Dion.
L'adolescence de la narratrice se partage entre ses succès scolaires, ses premières amours avec des garçons du collège. La situation financière du bar et du restaurant s'est stabilisée. Après le tremblement de terre, comme Laurette désigne les aléas du commerce, une autre secousse sismique remettra tout en question, une fois de plus. Grand-père Éloi vient de mourir. Inévitablement, à la suite de son testament, les relations familiales vont s'envenimer jusqu'à la reprise des deux établissements, gérés avec succès par Marc Laurin, contraint de quitter son travail de boucher. C'est l'époque des grandes vedettes comme Nanette Worman. Boule noire, Michel Stax. Martin Stevens. Enthousiaste, le père se lancera dans une affaire véreuse de produits de beauté qui échouera. À nouveau, les marges de crédit ont plafonné. Il faut trouver autre chose. C'est une chanteuse western, Denise Rousselle, qui incitera Marc Laurin à transformer le bar. Qui deviendra le Canot Western. Une flopée d'artistes assure à nouveau le succès du bar. Laurette n'a d'autre choix que de suivre le mouvement, tant musical que personnel. Elle fera ses études de droit à l'université, se rangeant au désir de son père. Menant de front le théâtre scolaire et professionnel. Elle aura bientôt dix-huit ans. Que de maturité a acquis la jeune fille qui a commencé à travailler au bar à onze ans et trois quarts. Elle ne cessera de mettre en valeur ce que lui ont appris les femmes et les hommes qu'elle a côtoyés, édifiant en elle une réserve de générosité, son regard toujours acéré sur le comportement étrange de personnages insolites. Effleurant avant l'heure une pensée féministe. De beaux jours se multiplient au Canot Western, les parents de Laurette ont acheté un appartement en Floride. Deux jours par semaine, ils se réfugient dans un chalet loué dans les Laurentides. Mais les temps changent, le Canot Western crée des rivalités qu'il faut prendre à bras le corps. En politique, Jacques Parizeau et Camille Laurin impressionnent. Les chanteurs western, qui fréquentent fidèlement les lieux, les considèrent comme deux hommes importants. Mais les descentes policières du samedi soir devenant de plus en plus fréquentes, les habitués du bar se désistent, l'établissement étant jalousement lorgné par le propriétaire du bar en face. Marc Laurin vieillit. L'envie de se battre s'émousse. La musique elle-même a changé de registre. Après moult mésaventures et déceptions, ce leader extraordinaire de la vie en tous genres, vendra le bar et prendra sa retraite, auprès de sa femme aimante et dévouée. Tout d'abord dans leur bungalow de Repentigny puis au quinzième étage de leur trois et demie, dans un résidence pour personnes âgées autonomes.
On n'a pu que passer au travers de nombreuses péripéties, parfois dramatiques, survenues dans l'histoire relatée par Laurette Laurin. On s'est attardée sur son étonnante présence au bar et au restaurant, fascinée par la fillette lucide, intègre, qui a dû affronter bien des risques, depuis devenue avocate. Fiction qui témoigne d'une époque révolue mais qui prend tout son sens et son poids dans un certain Québec qu'on n'a pas connu. C'est avec un plaisir immense qu'on s'est attardée sur cette lecture qui nous a démontrée combien la détermination et le courage abattent des montagnes soi-disant infranchissables. On fait confiance à l'écrivaine qui a rédigé ce récit atypique avec un bonheur évident dans la plume, quand elle affirme que cette adolescence hors norme l'a façonnée, l'a construite. Elle, qui a placé haut bien des individus discutables avec qui elle a partagé des jours et des nuits effervescents, s'avère un exemple à suivre, ne s'entachant jamais de quelque promiscuité humaine. Des désillusions peut-être...
Canot Western, Laurette Laurin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2019, 321 pages
Quand nous venons d'ailleurs, il est agréable d'en apprendre davantage sur le pays d'accueil. Nous en savons peu, surtout quand l'apprentissage s'avère marginal. Notre curiosité a été comblée par l'histoire d'une petite fille québécoise, qui, au début des années mille neuf cent soixante-cinq, vit tranquillement avec ses parents, sa jeune sœur et son frère, entourée de la tendresse de ses grands-parents maternels et paternels. Son père, Marc Laurin, est boucher au Dominion Stores, sa mère, « reine du foyer ». À Repentigny-les-Bains. Cette fillette s'appelle Laurette, elle est terriblement intelligente, observatrice. Elle aime l'école, brillante élève, se pose beaucoup de questions sur la mort, se trouve différente de ses camarades. Cette atmosphère familiale et sociale convient parfaitement à Laurette, jusqu'au jour où son monde harmonieux va basculer dans un univers inattendu, pour le moins composite. Elle ne sera plus jamais une enfant, écrit-elle dans son Journal. « C'est arrivé tout d'un coup ! Abracadabra. » Soudainement, ses parents travaillent au bar de Grand-père Éloi, pas très éloigné de la maison. Le Bord de l'eau. Une affaire de famille. Sa mère est serveuse, elle est encore très jeune et très belle. Son père est barman. Les belles-sœurs y travaillent aussi. « Une salle immense qui peut accueillir plus de trois cents clients entassés autour de la scène où trône l'orchestre qui accompagne, entre les spectacles, les danseurs de cha-cha-cha, de rock and roll et de slow en fin de soirée. » Le ton est donné pour mesurer dans quelle ambiance évoluera Laurette qui, les soirs où sa mère travaille, s'occupe de ses sœurs et de son jeune frère, narre au lecteur comment s'est composée cette famille indestructible. Il serait trop long de mentionner ici, les alliances et mésalliances qui ont forgé cette unité familiale. La fillette grandit, ses premiers émois amoureux se portent sur un jeune homme « trop beau » qui lui a brisé le cœur. Pour lui, elle commettra un geste qui aurait pu être irréparable.
Si le bar prend de l'ampleur, un restaurant de patates frites que ses parents ont acheté s'ajoutera aux occupations de Laurette, qui y jouera le rôle de waitress tout en continuant à être la gardienne à la maison. La clientèle afflue de plus en plus nombreuse avec laquelle l'adolescente doit composer pour le mieux. Les gens de la construction, les éboueurs, les policiers. Les commis de l'épicerie. Au long de cette autofiction — c'en est une —, se découpent dans la jeune existence de Laurette des figures pathétiques qui lui apprendront une grande leçon de vie. Yolande, Noella, Linda, Venise, Coco, le P'tit Yvon, bien d'autres encore. Pendant ce temps hors norme, la fillette, qui a treize ans, poursuit ses études. Vient le jour où avec une profonde nostalgie émotive, elle évoque son dernier jour à la petite école. Elle va rentrer au collège où ses nouveaux amis ne manqueront pas de la juger, elle et sa famille, ce dont elle se moque. Le temps passant, elle verra peu ses parents, écrivant elle-même que ses sœurs et son frère sont devenus définitivement orphelins, leurs parents partant après le souper, ne rentrant que tard dans la nuit. Le bar et le restaurant prospèrent. Y sont invités à chanter des vedettes de l'heure ou, comme Céline Dion, à y faire leur apprentissage. Malgré le succès du Bord de l'eau, les frais ne sont pas toujours couverts. Une soirée mémorable de danseuses topless ne se renouvellera plus, parce que trop onéreuse. Son père ne peut embaucher de « grosses » vedettes qui coûtent trop cher, il se replie vers des artistes qui lui assurent une continuité artistique talentueuse. Les Maniboulas, l'hypnotiseur Van Horne, Saïb le fakir, Michel D. le chanteur de l'orchestre de la famille Dion.
L'adolescence de la narratrice se partage entre ses succès scolaires, ses premières amours avec des garçons du collège. La situation financière du bar et du restaurant s'est stabilisée. Après le tremblement de terre, comme Laurette désigne les aléas du commerce, une autre secousse sismique remettra tout en question, une fois de plus. Grand-père Éloi vient de mourir. Inévitablement, à la suite de son testament, les relations familiales vont s'envenimer jusqu'à la reprise des deux établissements, gérés avec succès par Marc Laurin, contraint de quitter son travail de boucher. C'est l'époque des grandes vedettes comme Nanette Worman. Boule noire, Michel Stax. Martin Stevens. Enthousiaste, le père se lancera dans une affaire véreuse de produits de beauté qui échouera. À nouveau, les marges de crédit ont plafonné. Il faut trouver autre chose. C'est une chanteuse western, Denise Rousselle, qui incitera Marc Laurin à transformer le bar. Qui deviendra le Canot Western. Une flopée d'artistes assure à nouveau le succès du bar. Laurette n'a d'autre choix que de suivre le mouvement, tant musical que personnel. Elle fera ses études de droit à l'université, se rangeant au désir de son père. Menant de front le théâtre scolaire et professionnel. Elle aura bientôt dix-huit ans. Que de maturité a acquis la jeune fille qui a commencé à travailler au bar à onze ans et trois quarts. Elle ne cessera de mettre en valeur ce que lui ont appris les femmes et les hommes qu'elle a côtoyés, édifiant en elle une réserve de générosité, son regard toujours acéré sur le comportement étrange de personnages insolites. Effleurant avant l'heure une pensée féministe. De beaux jours se multiplient au Canot Western, les parents de Laurette ont acheté un appartement en Floride. Deux jours par semaine, ils se réfugient dans un chalet loué dans les Laurentides. Mais les temps changent, le Canot Western crée des rivalités qu'il faut prendre à bras le corps. En politique, Jacques Parizeau et Camille Laurin impressionnent. Les chanteurs western, qui fréquentent fidèlement les lieux, les considèrent comme deux hommes importants. Mais les descentes policières du samedi soir devenant de plus en plus fréquentes, les habitués du bar se désistent, l'établissement étant jalousement lorgné par le propriétaire du bar en face. Marc Laurin vieillit. L'envie de se battre s'émousse. La musique elle-même a changé de registre. Après moult mésaventures et déceptions, ce leader extraordinaire de la vie en tous genres, vendra le bar et prendra sa retraite, auprès de sa femme aimante et dévouée. Tout d'abord dans leur bungalow de Repentigny puis au quinzième étage de leur trois et demie, dans un résidence pour personnes âgées autonomes.
On n'a pu que passer au travers de nombreuses péripéties, parfois dramatiques, survenues dans l'histoire relatée par Laurette Laurin. On s'est attardée sur son étonnante présence au bar et au restaurant, fascinée par la fillette lucide, intègre, qui a dû affronter bien des risques, depuis devenue avocate. Fiction qui témoigne d'une époque révolue mais qui prend tout son sens et son poids dans un certain Québec qu'on n'a pas connu. C'est avec un plaisir immense qu'on s'est attardée sur cette lecture qui nous a démontrée combien la détermination et le courage abattent des montagnes soi-disant infranchissables. On fait confiance à l'écrivaine qui a rédigé ce récit atypique avec un bonheur évident dans la plume, quand elle affirme que cette adolescence hors norme l'a façonnée, l'a construite. Elle, qui a placé haut bien des individus discutables avec qui elle a partagé des jours et des nuits effervescents, s'avère un exemple à suivre, ne s'entachant jamais de quelque promiscuité humaine. Des désillusions peut-être...
Canot Western, Laurette Laurin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2019, 321 pages
lundi 4 mars 2019
Se réconcilier avec ses deuils *** 1/2
La matinée s'est perdue à chercher dans Facebook des photos et sculptures qui se sont égarées on ne sait où. On leur invente une histoire d'hiver qui se termine, de printemps qui se devine parmi d'imperceptibles indices, ne serait-ce que le ruissellement de plaques de neige qui fondent. On se dit que la vie s'insinue dans des artefacts soudain fugueurs. On commente le roman de Josée Bilodeau, Au milieu des vivants.
Qui n'a pas traversé un deuil douloureux, qu'il soit d'ordre affectif ou occasionné par un décès ? Il y en a de différents qui se traitent selon les états noués du cœur, respectant toutefois nos aptitudes face à la vacuité qui régentera dorénavant notre existence. Cela ne dure pas, le temps agissant tel un baume cicatrisant la peau meurtrie. Ce qu'éprouvera la narratrice du récit de Josée Bilodeau quand elle rentrera d'un séjour au Mexique, essayant d'adoucir le chagrin qu'elle a éprouvé à la suite du décès brutal de son amant, un homme marié de qui elle était la maitresse depuis plusieurs années. Ceci est relaté au fur et à mesure que nous escortons la jeune femme au cours de son périple mexicain.
Pendant le voyage, l'effacement de l'homme qu'elle a patiemment aimé ne sera pas simple. D'autant que sa veuve a fait incinérer le corps après son exposition au salon funéraire. Il ne reste rien de lui, qu'évoquer les moments intenses, les nuits, qui les réunissaient. « Le mercredi était notre jour, le mercredi était un jour sacré. » Étreindre des cendres, c'est abandonner des restes humains au gré du vent, constater la précarité du corps alors que nous pensions l'avoir acquis pour une consternante éternité terrestre. L'éternité amoureuse étant la pire de toutes, elle se pare d'une idéalisation inévitable à laquelle la jeune femme doit faire face quand elle randonne dans les rues de villes mexicaines, accompagnée d'une chienne autant solitaire qu'elle. Bête qui a surgi de nulle part, elle repartira de la même manière, telle la narratrice, arrivée inopinément, quittera ce pays quand la mémoire, réconciliatrice, s'affermira, que Montréal se fera habitat neuf mais terriblement en suspens, phénomène mental invisible à ses amis et collègues. Si elle restée la même, comme le souhaitent les gens qui font partie de son entourage professionnel ou parental, ils se sont lassés de sa douleur, leur patience généreuse ayant fait œuvre compatissante quand il le fallait. Ainsi, la narratrice, lucide et clairvoyante, ne distribue d'elle que des apparences. Les traverser s'orne de la souvenance encore brulante, palpable, de son amant, évoquant inlassablement ce qu'il représente. Elle lui parle, elle se fie aux « odeurs, aux sensations reliées à lui. » Regrette, impuissante, leitmotiv incantatoire, que les restes de son compagnon n'existent pas quelque part dans le monde devant lesquels elle pourrait se prosterner. Pourtant, ce qui est inaccessible, imperméable à sa douleur, se fissure, ouvrant des portes vers des possibilités réconciliatrices. Elle imagine brièvement recevoir sa veuve chez elle, lui offrir un thé. Indices qui pansent la blessure lorsqu'elle se souvient, un an plus tard, de la partance définitive de cet homme, qui l'a terrassée de bien des façons. Plus que jamais elle énumère ce qu'elle aimait en lui, comme s'il fallait nommer, consolider dans la mémoire offensée, les mérites qui nous attachent à un être trop souvent inventé. Les contours des images charnelles rétrécissant, telle une peau de chagrin balzacienne.
Toutefois, si la stagnation du deuil suscite le vertige que nous éprouvons en tournant en rond autour du cœur atrophié, la narratrice a parfois pris notre main ou, inversement, nous a observée de loin, ne pouvant plus supporter nos indiscrétions. Malgré elle, on l'a suivie dans un Mexique un peu désincarné, à son image. Que du flou, des effleurements. Des fantasmes oniriques au détour des rues, dans des bars, sur des places ensoleillées. Pour mieux retenir le temps, ne pas effacer trop rapidement ses pas qui la dirigent partout où elle peut reconstituer les atomes dispersés du corps aimé de l'amant, lui rendre son aspect d'homme imparfait. Statue qui se meut et salue au passage la sombre affaire des « quarante-trois étudiants disparus dans la ville d'Iguala, État de Guerrero, pour avoir contesté la réforme nationale de l'éducation. » Elle se raccroche aux horreurs, comme pour étouffer sa peine, la mettant momentanément de côté, marchant dans la cité insondable des morts, cependant proche des vivants. Ne recherche-t-elle pas les os, le crâne de l'homme aimé ?
C'est un récit pathétique, jamais morbide, que nous a offert l'écrivaine Josée Bilodeau, sensible à la misère du monde miroitant son accablante détresse. Histoire d'une femme qui, relatant l'issue probable d'un deuil, en découvre cent autres, assoupis en son for intérieur, en son âme engourdie, fragilisés par une indifférence généralisée, actualisés par des atrocités auxquelles nous participons de loin. Au milieu des vivants, certes, nous agissons comme les proches de la narratrice qui observent son deuil comme une errance au centre d'un univers inaccessible. La douceur, la compréhension, elle trouvera ces ajustements réparateurs auprès des aubergistes chez qui elle loge, lui apprennent à fêter leurs morts avec sérénité. On n'espérait rien de moins de la part de l'écrivaine Josée Bilodeau que ce récit imbibé du tréfonds d'elle-même, imprégné d'un inaltérable altruisme. Questionnement sur la valeur des silences, intrinsèques à la nature humaine quand l'amoureuse disperse ses repères, ne les retrouve que dans l'étrangeté aléatoire de paysages confondus entre onirisme des vivants, mystères grandioses de ceux et celles qui, tels des spectres lumineux, ravivent en elle des « instants indéchiffrables [ ... ] Ils ne sont que vent et vertiges » qui ponctuent nos existences. Peut-on ajouter que ce roman se compose d'une authentique poésie, d'une intelligence charnelle, semblables à un ample sentiment indestructible, sans risquer de nous fourvoyer dans les intentions talentueuses de Josée Bilodeau, qui a su nous conduire sans faillir au-delà de la démarche passionnelle de sa protagoniste ?
Au milieu des vivants, Josée Bilodeau
Éditions Hamac, Québec, 2019, 150 pages
Qui n'a pas traversé un deuil douloureux, qu'il soit d'ordre affectif ou occasionné par un décès ? Il y en a de différents qui se traitent selon les états noués du cœur, respectant toutefois nos aptitudes face à la vacuité qui régentera dorénavant notre existence. Cela ne dure pas, le temps agissant tel un baume cicatrisant la peau meurtrie. Ce qu'éprouvera la narratrice du récit de Josée Bilodeau quand elle rentrera d'un séjour au Mexique, essayant d'adoucir le chagrin qu'elle a éprouvé à la suite du décès brutal de son amant, un homme marié de qui elle était la maitresse depuis plusieurs années. Ceci est relaté au fur et à mesure que nous escortons la jeune femme au cours de son périple mexicain.
Pendant le voyage, l'effacement de l'homme qu'elle a patiemment aimé ne sera pas simple. D'autant que sa veuve a fait incinérer le corps après son exposition au salon funéraire. Il ne reste rien de lui, qu'évoquer les moments intenses, les nuits, qui les réunissaient. « Le mercredi était notre jour, le mercredi était un jour sacré. » Étreindre des cendres, c'est abandonner des restes humains au gré du vent, constater la précarité du corps alors que nous pensions l'avoir acquis pour une consternante éternité terrestre. L'éternité amoureuse étant la pire de toutes, elle se pare d'une idéalisation inévitable à laquelle la jeune femme doit faire face quand elle randonne dans les rues de villes mexicaines, accompagnée d'une chienne autant solitaire qu'elle. Bête qui a surgi de nulle part, elle repartira de la même manière, telle la narratrice, arrivée inopinément, quittera ce pays quand la mémoire, réconciliatrice, s'affermira, que Montréal se fera habitat neuf mais terriblement en suspens, phénomène mental invisible à ses amis et collègues. Si elle restée la même, comme le souhaitent les gens qui font partie de son entourage professionnel ou parental, ils se sont lassés de sa douleur, leur patience généreuse ayant fait œuvre compatissante quand il le fallait. Ainsi, la narratrice, lucide et clairvoyante, ne distribue d'elle que des apparences. Les traverser s'orne de la souvenance encore brulante, palpable, de son amant, évoquant inlassablement ce qu'il représente. Elle lui parle, elle se fie aux « odeurs, aux sensations reliées à lui. » Regrette, impuissante, leitmotiv incantatoire, que les restes de son compagnon n'existent pas quelque part dans le monde devant lesquels elle pourrait se prosterner. Pourtant, ce qui est inaccessible, imperméable à sa douleur, se fissure, ouvrant des portes vers des possibilités réconciliatrices. Elle imagine brièvement recevoir sa veuve chez elle, lui offrir un thé. Indices qui pansent la blessure lorsqu'elle se souvient, un an plus tard, de la partance définitive de cet homme, qui l'a terrassée de bien des façons. Plus que jamais elle énumère ce qu'elle aimait en lui, comme s'il fallait nommer, consolider dans la mémoire offensée, les mérites qui nous attachent à un être trop souvent inventé. Les contours des images charnelles rétrécissant, telle une peau de chagrin balzacienne.
Toutefois, si la stagnation du deuil suscite le vertige que nous éprouvons en tournant en rond autour du cœur atrophié, la narratrice a parfois pris notre main ou, inversement, nous a observée de loin, ne pouvant plus supporter nos indiscrétions. Malgré elle, on l'a suivie dans un Mexique un peu désincarné, à son image. Que du flou, des effleurements. Des fantasmes oniriques au détour des rues, dans des bars, sur des places ensoleillées. Pour mieux retenir le temps, ne pas effacer trop rapidement ses pas qui la dirigent partout où elle peut reconstituer les atomes dispersés du corps aimé de l'amant, lui rendre son aspect d'homme imparfait. Statue qui se meut et salue au passage la sombre affaire des « quarante-trois étudiants disparus dans la ville d'Iguala, État de Guerrero, pour avoir contesté la réforme nationale de l'éducation. » Elle se raccroche aux horreurs, comme pour étouffer sa peine, la mettant momentanément de côté, marchant dans la cité insondable des morts, cependant proche des vivants. Ne recherche-t-elle pas les os, le crâne de l'homme aimé ?
C'est un récit pathétique, jamais morbide, que nous a offert l'écrivaine Josée Bilodeau, sensible à la misère du monde miroitant son accablante détresse. Histoire d'une femme qui, relatant l'issue probable d'un deuil, en découvre cent autres, assoupis en son for intérieur, en son âme engourdie, fragilisés par une indifférence généralisée, actualisés par des atrocités auxquelles nous participons de loin. Au milieu des vivants, certes, nous agissons comme les proches de la narratrice qui observent son deuil comme une errance au centre d'un univers inaccessible. La douceur, la compréhension, elle trouvera ces ajustements réparateurs auprès des aubergistes chez qui elle loge, lui apprennent à fêter leurs morts avec sérénité. On n'espérait rien de moins de la part de l'écrivaine Josée Bilodeau que ce récit imbibé du tréfonds d'elle-même, imprégné d'un inaltérable altruisme. Questionnement sur la valeur des silences, intrinsèques à la nature humaine quand l'amoureuse disperse ses repères, ne les retrouve que dans l'étrangeté aléatoire de paysages confondus entre onirisme des vivants, mystères grandioses de ceux et celles qui, tels des spectres lumineux, ravivent en elle des « instants indéchiffrables [ ... ] Ils ne sont que vent et vertiges » qui ponctuent nos existences. Peut-on ajouter que ce roman se compose d'une authentique poésie, d'une intelligence charnelle, semblables à un ample sentiment indestructible, sans risquer de nous fourvoyer dans les intentions talentueuses de Josée Bilodeau, qui a su nous conduire sans faillir au-delà de la démarche passionnelle de sa protagoniste ?
Au milieu des vivants, Josée Bilodeau
Éditions Hamac, Québec, 2019, 150 pages