On a ralenti sciemment le rythme de nos publications. Réalisant qu'on avançait en âge, on a fait place à des sources d'intérêt, négligées ces dernières années. On court les galeries, on arpente plaisamment la ville, on s'attarde là où les arbres nous tendent leurs branches de verdure. Par contre, on a délaissé plusieurs événements littéraires, nous disant que la littérature se porterait bien sans notre présence qui, souvent, chuchote son ennui à notre oreille. On commente le roman de Hélène Rioux, Le bout du monde existe ailleurs.
Récit parmi les plus complexes et les plus achevés de l'œuvre de cette écrivaine et traductrice, reconnue depuis de nombreuses années dans le milieu et hors milieu littéraire. L'histoire se déroule en quelques jours, sur un bateau de croisière nommé " Le bout du monde ". Qu'en est-il de cette appellation, déguisée parfois en une subtile métaphore ? Quelques pages à saveur théorique ouvrent les portes d'une scène théâtrale où plusieurs protagonistes sont venus soulager leur angoisse existentielle ou alléger quelque déception amoureuse. Ils sont partis, sachant qu'un retour aux sources est inévitable. De voyageurs passionnés lors d'époques nanties de fabuleuses découvertes, ils se sont réduits en de touristes ordinaires, telle Marjolaine, serveuse puis cuisinière dans un banal restaurant montréalais depuis une quinzaine d'années, socialement appelé " Le bout du monde ". Comment cette femme simple et naïve a-t-elle pu s'offrir pareil périple ? Un flash, surgi de sa mémoire blessée, la fera se remémorer cette soirée où son patron l'a informée de son renvoi, majoré d'une prime de départ alléchante à la clé. Comme cela arrive, une nouvelle flamme embrase l'existence de Jean-Charles Dupont. Louison a décidé de moderniser l'estaminet en un restaurant branché. Point de jonction du roman de Hélène Rioux. Marjolaine ne peut éviter les différents passagers se démenant avec le temps qui découle, ne résoud rien. Toutes et tous gravitent autour d'elle, trainant avec eux le poids de leurs travers passés et présents. Un couple désemparé, leur fille, Daphné, a été enlevée puis assassinée par un psychopathe, qui se manifestera au moment le plus inopportun. Un poète, à l'inspiration stérile, se prête aux corvées des cuisines pour payer sa croisière. Deux hommes jouent inlassablement aux échecs. Un professeur de littérature retraité, une libraire de livres d'occasion, ne se quittent pas, discutent de sujets livresques qu'ignore Marjolaine. Une célèbre écrivaine à l'inspiration tarie. D'autres qui fourmillent dans les parages de l'ancienne serveuse, accablés qu'ils sont, chacun drainant une histoire dissonante. Une semaine sur un bateau se dirigeant vers une île grecque se veut jouissive quand elle s'avère insouciante, ce qui ne s'accorde pas ici aux humeurs nostalgiques des croisiéristes. À terre sont restés des proches de Marjolaine, mari, enfants, famille et amis, qui ne comprennent pas la raison de sa retraite solitaire. Ils doivent composer avec son silence, Marjolaine ne sachant utiliser internet. Ce monde, prisonnier volontaire d'un océan agité, comme si le bateau symbolisait soudainement la dérive mentale dans laquelle cette mini-société hétéroclite se recoupe, devant la subir jusque pied à terre.
Il est inévitable que ces nomades improvisés se croisent lors de promenades sur le pont, aient souvenance de quelques calamité commune, fassent connaissance ou se terrent dans un silence imprégné de vérités avortées. Le présent pour Marjolaine, c'est le boui-boui " Le bout du monde " qui se transforme en un chic restaurant, qu'elle n'aura pas le courage d'affronter, croit-elle, une fois à terre. Il y a aussi le destin misérable de Raoul Potvin, chauffeur de taxi, qui boit trop, mène une existence indigne depuis la mort de sa femme. Rejeté de tous, il rejoindra son bout du monde dans de terrifiantes conditions. Le poète, lui non plus, n'échappera pas à la pesanteur de sa stérilité intellectuelle. Recoupements surprenants, ces êtres étant à la poursuite de leurs propres démons quand les fantômes surgissent et les hantent. Que de trahisons livreront une part de vérité, rien n'étant immuable. Cette vertu philosophique ne se base-t-elle pas sur ce que nous faisons d'elle ? Soit une illusion supplémentaire pour conforter nos erreurs, nous rassurer pour mieux vivre loin du remords.
L'intérêt captivant du roman — qu'à une époque révolue on aurait qualifié de mœurs — s'étaye à grand renfort de squelettes historiques, comme ceux de Christophe Colomb, découvreur supposé de l'Amérique du Nord, de Hernan Cortés, conquérant redoutable de l'empire aztèque. Les ossements de Rodolphe de Habsbourg, son suicide à Mayerling avec Marie Vetsera. Tant d'autres emplissent les pages, fils conducteurs controversés, leurs exploits évoqués avec ce que l'histoire officielle a bien voulu nous céder de ses douteux mystères. C'est là l'intelligence de l'écrivaine, Hélène Rioux, qui n'affirmant rien, amalgame vivants et morts, extirpe d'un univers ostentatoire des vérités erronées, soutirées de leur trompeuse et légendaire destinée. Le bout du monde n'est-il pas universel, l'éternité et ses turpitudes, un monde restreint, une « oubliette », perçue tel un rendez-vous avec des âmes délestées de leur poids charnel ? Mais jamais, la fiction, grandiose, savamment dosée d'un savoir acquis de longue date, d'un humour à la fois primesautier et caustique, ne s'éloigne de faits actuels, souvent filigranés.
Roman qui se lit à courtes lampées, chaque séquence — on préfère à chapitre —, nous confronte à des situations insolites. Houleuses. Tant terriennes qu'océaniques. Nous éloignant sans complaisance de la lecture linéaire à laquelle nous sommes habitués. On n'en attendait pas moins du talent poétique et lucide de Hélène Rioux qui, laissant peu de place aux sentiments mièvres et conventionnels, nous fait nous questionner sur la navigation de notre bateau de plaisance personnel. Notre retour réel ou fictif sur une terre où le premier pas, tangible, incertain, ne nous ramène-t-il pas aux origines de nos méfaits, nous obligeant à dénouer les causes qui ont engendré tant de malentendus avec nous-mêmes ? Toutes formes d'agonies résultant de nos refus ou de nos égarements. Tels Daphné et Raoul Potvin, l'une victime d'une trop confiante jeunesse, l'un abimé d'un deuil trop lourd à porter. On ne suggère que ces deux-là, le récit étant dense, la narration intense, il serait fâcheux d'en divulguer l'abondante fenaison humaine.
Le bout du monde existe ailleurs, Hélène Rioux
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 237 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 18 novembre 2019
lundi 11 novembre 2019
Qu'elle est belle la forêt ! *** 1/2
Les élections au mois d'octobre. Après bien des promesses de part et d'autre, soit beaucoup de mensonges proférés sans scrupules, l'histoire à nouveau va se répéter, comme elle le fait inlassablement depuis des siècles. Moult gouvernements dirigés par de vieux acteurs corrompus sont depuis peu à la merci d'une jeunesse noble qui n'accepte plus les compromissions. On les soutient s'ils doivent changer le monde. On commente le roman de Gabrielle Filteau-Chiba, Sauvagines.
On aime les livres qui nous dépaysent, nous apprennent autre chose que les déambulations oisives dans la cité où nous vivons, n'envisageant la forêt que pour s'y distraire, s'y reposer. Nous oublions que des femmes et des hommes l'entretiennent, risquant parfois de faire de sordides rencontres. C'est ce qui arrivera à la narratrice, Raphaëlle Robichaud, agente de protection de la faune, protagoniste intense de ce très poétique et passionné récit. Nous faisons la connaissance de cette quarantenaire quand elle acquiert une chienne husky, une bâtarde dont personne ne veut. Raphaëlle vit dans une roulotte au-delà de Rivière-du-Loup, « une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j'ai caché ma roulotte. » « Une tanière de tôle tapie dans l'ombre. » Elle définit son ascendance par sa ressemblance avec son aïeule mi' gmaq, Raphaëlle si différente de ses frères et sœurs, blonds aux yeux bleus. Elle supporte mal la société humaine, ne se plait qu'avec les coyotes, les ours et autres animaux de la forêt boréale. Les oiseaux et leurs chants. Les arbres qui la protègent et la secourent. Elle n'a qu'un seul ami, le vieux Lionel, garde-chasse à la retraite, « un écologiste enflammé ». Préservant sa solitude dans un chalet rustique à Saint-Bruno-de-Kamouraska. Son rôle d'agente de la faune implique qu'elle surveille les braconniers qui posent des pièges sans ne respecter aucun règlement. Un soir, Coyote, sa chienne, ne revient pas, Raphaëlle, inquiète, part à sa recherche, se doutant qu'un piège l'emprisonne dans ses crocs d'acier. Bouleversée, elle découvre un site de braconnage. Partout des collets et des carcasses, l'œuvre d'un braconnier « fêlé » qu'elle se jure de démasquer. En colère, sa chienne sauvée, elle se rendra en ville recueillir quelques renseignements discrets.
Ce que Raphaëlle apprendra d'une femme apeurée la laissera perplexe, cette femme lui remettra un carnet qu'elle pensait lui appartenir. Sans hésitation, Raphaëlle le lira, subjuguée par l'écriture intime d'une dénommée Anouk Baumstark, qui vit seule dans une cabane, proche du chalet de Lionel. Raphaëlle la recherchera pour lui remettre son carnet. Un matin, elle trouve des « empreintes de bottes à crampons », plus tard, sur sa fenêtre, « un câble de métal torsadé, croûté de poils et de sang séché. Un collet. » Bravade insolente commise pendant qu'elle dormait. Raphaëlle se souvient des paroles pleines de sous-entendus de la femme en ville. Elle doit débusquer le rôdeur, son nom s'insinue dans sa mémoire. Marco Grondin, qui a déjà des antécédents suspects. Plus tard, elle découvrira une caméra, l'homme a accumulé des photos d'elle quand, nue, elle prend une douche installée hors de sa roulotte. Une autre fois qu'elle s'est absentée, une peau de coyote, fraichement tué, recouvrira son lit. Sa porte a été forcée. Angoissée, elle se réfugiera chez Lionel à qui elle racontera les méfaits du chasseur. Une terrible vengeance sera mise sur pied pour piéger le trappeur qui provoque Raphaëlle de manière incontrôlée, tue les bêtes, traque les femmes...
Entretemps, Raphaëlle aura repéré l'inconnue à qui appartient le carnet. Celle-ci réside dans une cabane à moitié détruite, vit chichement de son salaire de traductrice à temps perdu. Un courant de tendresse se faufilera entre elles au point que Raphaëlle se laissera aller à une surprenante émotivité, lui fera des confidences désenchantées sur sa profession que depuis plusieurs mois, elle remet en question. Ce sont de riches pages sensuelles, on devine que l'agente de protection et la traductrice occasionnelle, attirées l'une vers l'autre, envisageront l'avenir ensemble. Anouk Baumstark, mise dans le secret à propos de la menace dangereuse qui plane sur Raphaëlle, la suivra jusque chez Lionel. Les trois élaboreront un plan pour détruire le braconnier nuisible à la forêt et à la tranquillité des habitants.
Là encore, ce sont des pages admirables, l'écrivaine, calquant ses connaissances forestières sur sa narratrice, nous fait part de son dévouement inlassable pour les animaux sauvages qui l'accompagnent là où elle demeure. Jamais, elle n'hésitera à les défendre contre la rage humaine à saccager et détruire leur habitat naturel, pas mieux qu'elle n'accepte la coupe à blanc des arbres. Son refuge avec sa compagne dans les branches de Gros Pin, arbre plus que centenaire, ravira le lecteur. Peu de gens se prélassent dans l'inconfort odorant d'un tel végétal. Bien sûr, l'identité du trappeur sadique sera dévoilé, ses crimes seront démantelés, les bêtes, ours et coyotes en tête, qu'il a fait atrocement souffrir, se réjouiront de sa faillite, échec tant physique que mental. C'est superbement narré ce point de vue de « maman ourse » qui attend patiemment son tour pour se venger...
Roman à saveur lyrique, écrit par une auteure qu'il serait facile d'identifier à la narratrice, la quatrième de couverture mentionnant qu'elle réside dans une maison solaire, bâtie au bord de la rivière Kamouraska, lieu où se situe son histoire. On ne peut que recommander ce très significatif récit, qui n'a rien d'une fiction mais propose un témoignage éloquent sur la survie de la forêt boréale, un message que formule l'écrivaine, l'air de ne pas y toucher. On laisse à ceux et celles qui savoureront ce magnifique opus le plaisir de découvrir tout ce dont on n'a pas nommé, ni commenté, ce qui eût été dommage, certainement moins évocateur que les sentiments et sensations révélés par Gabrielle Filteau-Chiba, écrivaine à suivre avec délectation...
Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions XYZ, Montréal, 2019, 320 pages
On aime les livres qui nous dépaysent, nous apprennent autre chose que les déambulations oisives dans la cité où nous vivons, n'envisageant la forêt que pour s'y distraire, s'y reposer. Nous oublions que des femmes et des hommes l'entretiennent, risquant parfois de faire de sordides rencontres. C'est ce qui arrivera à la narratrice, Raphaëlle Robichaud, agente de protection de la faune, protagoniste intense de ce très poétique et passionné récit. Nous faisons la connaissance de cette quarantenaire quand elle acquiert une chienne husky, une bâtarde dont personne ne veut. Raphaëlle vit dans une roulotte au-delà de Rivière-du-Loup, « une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j'ai caché ma roulotte. » « Une tanière de tôle tapie dans l'ombre. » Elle définit son ascendance par sa ressemblance avec son aïeule mi' gmaq, Raphaëlle si différente de ses frères et sœurs, blonds aux yeux bleus. Elle supporte mal la société humaine, ne se plait qu'avec les coyotes, les ours et autres animaux de la forêt boréale. Les oiseaux et leurs chants. Les arbres qui la protègent et la secourent. Elle n'a qu'un seul ami, le vieux Lionel, garde-chasse à la retraite, « un écologiste enflammé ». Préservant sa solitude dans un chalet rustique à Saint-Bruno-de-Kamouraska. Son rôle d'agente de la faune implique qu'elle surveille les braconniers qui posent des pièges sans ne respecter aucun règlement. Un soir, Coyote, sa chienne, ne revient pas, Raphaëlle, inquiète, part à sa recherche, se doutant qu'un piège l'emprisonne dans ses crocs d'acier. Bouleversée, elle découvre un site de braconnage. Partout des collets et des carcasses, l'œuvre d'un braconnier « fêlé » qu'elle se jure de démasquer. En colère, sa chienne sauvée, elle se rendra en ville recueillir quelques renseignements discrets.
Ce que Raphaëlle apprendra d'une femme apeurée la laissera perplexe, cette femme lui remettra un carnet qu'elle pensait lui appartenir. Sans hésitation, Raphaëlle le lira, subjuguée par l'écriture intime d'une dénommée Anouk Baumstark, qui vit seule dans une cabane, proche du chalet de Lionel. Raphaëlle la recherchera pour lui remettre son carnet. Un matin, elle trouve des « empreintes de bottes à crampons », plus tard, sur sa fenêtre, « un câble de métal torsadé, croûté de poils et de sang séché. Un collet. » Bravade insolente commise pendant qu'elle dormait. Raphaëlle se souvient des paroles pleines de sous-entendus de la femme en ville. Elle doit débusquer le rôdeur, son nom s'insinue dans sa mémoire. Marco Grondin, qui a déjà des antécédents suspects. Plus tard, elle découvrira une caméra, l'homme a accumulé des photos d'elle quand, nue, elle prend une douche installée hors de sa roulotte. Une autre fois qu'elle s'est absentée, une peau de coyote, fraichement tué, recouvrira son lit. Sa porte a été forcée. Angoissée, elle se réfugiera chez Lionel à qui elle racontera les méfaits du chasseur. Une terrible vengeance sera mise sur pied pour piéger le trappeur qui provoque Raphaëlle de manière incontrôlée, tue les bêtes, traque les femmes...
Entretemps, Raphaëlle aura repéré l'inconnue à qui appartient le carnet. Celle-ci réside dans une cabane à moitié détruite, vit chichement de son salaire de traductrice à temps perdu. Un courant de tendresse se faufilera entre elles au point que Raphaëlle se laissera aller à une surprenante émotivité, lui fera des confidences désenchantées sur sa profession que depuis plusieurs mois, elle remet en question. Ce sont de riches pages sensuelles, on devine que l'agente de protection et la traductrice occasionnelle, attirées l'une vers l'autre, envisageront l'avenir ensemble. Anouk Baumstark, mise dans le secret à propos de la menace dangereuse qui plane sur Raphaëlle, la suivra jusque chez Lionel. Les trois élaboreront un plan pour détruire le braconnier nuisible à la forêt et à la tranquillité des habitants.
Là encore, ce sont des pages admirables, l'écrivaine, calquant ses connaissances forestières sur sa narratrice, nous fait part de son dévouement inlassable pour les animaux sauvages qui l'accompagnent là où elle demeure. Jamais, elle n'hésitera à les défendre contre la rage humaine à saccager et détruire leur habitat naturel, pas mieux qu'elle n'accepte la coupe à blanc des arbres. Son refuge avec sa compagne dans les branches de Gros Pin, arbre plus que centenaire, ravira le lecteur. Peu de gens se prélassent dans l'inconfort odorant d'un tel végétal. Bien sûr, l'identité du trappeur sadique sera dévoilé, ses crimes seront démantelés, les bêtes, ours et coyotes en tête, qu'il a fait atrocement souffrir, se réjouiront de sa faillite, échec tant physique que mental. C'est superbement narré ce point de vue de « maman ourse » qui attend patiemment son tour pour se venger...
Roman à saveur lyrique, écrit par une auteure qu'il serait facile d'identifier à la narratrice, la quatrième de couverture mentionnant qu'elle réside dans une maison solaire, bâtie au bord de la rivière Kamouraska, lieu où se situe son histoire. On ne peut que recommander ce très significatif récit, qui n'a rien d'une fiction mais propose un témoignage éloquent sur la survie de la forêt boréale, un message que formule l'écrivaine, l'air de ne pas y toucher. On laisse à ceux et celles qui savoureront ce magnifique opus le plaisir de découvrir tout ce dont on n'a pas nommé, ni commenté, ce qui eût été dommage, certainement moins évocateur que les sentiments et sensations révélés par Gabrielle Filteau-Chiba, écrivaine à suivre avec délectation...
Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions XYZ, Montréal, 2019, 320 pages
lundi 4 novembre 2019
Pour l'amour de sa fille *** 1/2
Dans Facebook, on est submergée par des demandes d'amitié, par des groupes qui nous sollicitent, par des citations moralisatrices. Des encadrés publicitaires. Dans nos messages privés, des vidéos qu'on n'ouvre surtout pas. Tout ceci nous dérangeant, on se réfugie sur notre page où l'univers de la peinture attire vers soi des personnes qui nous sont fidèles, d'autres, occasionnelles mais non moins éprises de beauté picturale. On commente le roman de Biz, Les abysses.
Septième livre d'un auteur marginal, membre du groupe rap Loco Locass, toujours attaché à son univers dissident, on a quasiment dévoré ce récit, comme nous disons. Nous dévorons de tellement de façons qu'ici, ce verbe s'adapte parfaitement à la fable. Dévoration de l'amour d'un père pour sa fille. Dévoration symbolique d'un corps étranger, devenu plus gênant que celui d'une bête. Il y a aussi plusieurs raisons d'avoir apprécié ce récit, l'originalité de l'intrigue, sa charpente crescendo. L'écriture sobre, sans fioritures. Inutile de tergiverser, le faire ne changerait pas grand-chose à la fatalité qui, soudainement, s'est abattue sur Michel Métivier et sur sa fille, Catherine. Au moment de la catastrophe, elle a dix-sept ans, l'âge du noir et du blanc, mais aussi d'une tremblante fragilité.
Divisé en trois parties haletantes, nous faisons d'abord connaissance de Catherine qui vient de faire l'amour avec son amoureux. Malheureusement, ni le cœur ni le corps de celle-ci ne participent à cette intimité des sens. Catherine est dans un état d'angoisse indescriptible, elle doit visiter son père enfermé dans une cellule de la prison à sécurité maximale de Port-Cartier. D'un court chapitre à un autre, nous avons un aperçu de la vie carcérale en compagnie du prisonnier, qui espère être libéré dans une dizaine d'années. En marge de criminels irrécupérables, il fait du yoga, dessine d'étranges images sur les murs aveugles du cachot, lui rappelant que dans son ancienne vie, il empaillait ses trophées de chasse. Il attend la visite de sa fille, sujette à des crises de panique depuis l'événement qui a changé l'adolescente brillante et rieuse en une victime abimée par le jugement d'une société intolérante, ne s'étant jamais remise de l'acte insensé qu'a commis son père. Veuf et père aveuglément dévoué à son enfant, passionné de pêche et de chasse, personne n'a compris que cet homme discret se soit transformé subitement en un « boucher » impitoyable. C'est l'état présent de la situation que nous propose l'écrivain. Immanquablement, nous nous demandons quand nous sera révélée la cause du désespoir de Catherine, du fatalisme résigné de son père. C'est à la suite d'un règlement de comptes injustifié de la part de deux détenus que l'adolescente, ayant revu son père-ami, le corps brisé, à l'hôpital de Sept-Îles, prendra une décision irrévocable.
Autre présent dans la deuxième partie. Elle est composée des conseils de Michel Métivier envers Catherine. La vie continue comme avant, rien de grave ne s'est passé, exige-t-il. Il a tué un orignal duquel il a prélevé la tête pour l'empailler, l'exposer dans son tableau de chasse. Comme il se doit, il entretient des relations de bon voisinage, invite son locataire du sous-sol à déguster avec lui et sa fille un filet mignon prélevé sur la chair de l'animal... Pendant ce temps, l'adolescente essaie de suivre tant bien que mal, le comportement détaché de son père. En vain, elle ment à son entourage sauf à elle-même. « À force de vouloir agir normalement, Catherine en devient anormale. » Au cégep, elle fait semblant d'écouter ses profs, s'isole de ses camarades. Puis, un jour Le Nord-Côtier titre qu'un touriste américain, Nick Dean, est porté disparu dans la région. Catherine prend très mal la nouvelle, son père la rassure, lui affirmant une fois encore que tout ira bien, impossible de revenir en arrière. Climat d'une tension exacerbée tant pour les protagonistes que pour le lecteur, toujours dans l'attente d'une explication. C'est un détail insignifiant qui mettra la puce à l'oreille de l'enquêtrice Claudia Gauvin. Arrêté pour meurtre, Michel Métivier admettra avec une lucidité effarante qu'il a bien dépecé le corps du touriste américain. Ce qui est véridique mais pour quelle raison avoue-t-il être l'assassin présumé de Nick Dean ?
C'est la troisième partie, brève et lumineuse, qui dévoilera les causes d'un tel meurtre sanguinaire. En une seule ligne, le récit prend toute son ampleur, même si on se dit que Michel Métivier aurait pu trouver une porte de sortie moins dévastatrice. Obnubilé par le souvenir de sa femme, morte en couches, qu'il n'a jamais remplacée, obsédé par la jeune vie de sa fille, il s'est créé une bulle que toutes les deux occupaient, desquelles il était le spectateur ébloui jusqu'à s'oublier soi-même. Il a suffi d'une infime erreur de sa part pour que la bulle éclate, Michel Métivier se noyant dans l'opacité boueuse d'un échec qu'il n'a jamais voulu reconnaitre, payant de sa vie un sentiment forcené qui l'a mené droit à la catastrophe, exhortant sa fille de « continuer à vivre, ce qu'elle doit à sa mère ». Un goût permanent d'amer sacrifice se dessine dans les intentions consternantes de cet homme anéanti, mais logique, se transcendant au-delà des limites qu'autorise l'approche trop étouffante vers nos semblables.
Récit qui brûle sans égard aucun nos convictions les plus profondes. Croire en la bonté innée de l'être humain s'avère la plus naïve des certitudes, nous permettant de survivre. L'écrivain n'a jamais enrubanné ses romans d'inutiles accessoires qui creuseraient un interstice sentimental, permettant des effusions immodérées. La tendresse silencieuse, la pudeur retenue, sont les seuls apparats de cette fiction qui, peut-être, prend sa source dans une anecdote véridique. L'un des sept récits de Biz qui nous a profondément touchée parce qu'on aime la sobriété de tout amour et non son stérile épandage...
Les abysses, Biz
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 144 pages
Septième livre d'un auteur marginal, membre du groupe rap Loco Locass, toujours attaché à son univers dissident, on a quasiment dévoré ce récit, comme nous disons. Nous dévorons de tellement de façons qu'ici, ce verbe s'adapte parfaitement à la fable. Dévoration de l'amour d'un père pour sa fille. Dévoration symbolique d'un corps étranger, devenu plus gênant que celui d'une bête. Il y a aussi plusieurs raisons d'avoir apprécié ce récit, l'originalité de l'intrigue, sa charpente crescendo. L'écriture sobre, sans fioritures. Inutile de tergiverser, le faire ne changerait pas grand-chose à la fatalité qui, soudainement, s'est abattue sur Michel Métivier et sur sa fille, Catherine. Au moment de la catastrophe, elle a dix-sept ans, l'âge du noir et du blanc, mais aussi d'une tremblante fragilité.
Divisé en trois parties haletantes, nous faisons d'abord connaissance de Catherine qui vient de faire l'amour avec son amoureux. Malheureusement, ni le cœur ni le corps de celle-ci ne participent à cette intimité des sens. Catherine est dans un état d'angoisse indescriptible, elle doit visiter son père enfermé dans une cellule de la prison à sécurité maximale de Port-Cartier. D'un court chapitre à un autre, nous avons un aperçu de la vie carcérale en compagnie du prisonnier, qui espère être libéré dans une dizaine d'années. En marge de criminels irrécupérables, il fait du yoga, dessine d'étranges images sur les murs aveugles du cachot, lui rappelant que dans son ancienne vie, il empaillait ses trophées de chasse. Il attend la visite de sa fille, sujette à des crises de panique depuis l'événement qui a changé l'adolescente brillante et rieuse en une victime abimée par le jugement d'une société intolérante, ne s'étant jamais remise de l'acte insensé qu'a commis son père. Veuf et père aveuglément dévoué à son enfant, passionné de pêche et de chasse, personne n'a compris que cet homme discret se soit transformé subitement en un « boucher » impitoyable. C'est l'état présent de la situation que nous propose l'écrivain. Immanquablement, nous nous demandons quand nous sera révélée la cause du désespoir de Catherine, du fatalisme résigné de son père. C'est à la suite d'un règlement de comptes injustifié de la part de deux détenus que l'adolescente, ayant revu son père-ami, le corps brisé, à l'hôpital de Sept-Îles, prendra une décision irrévocable.
Autre présent dans la deuxième partie. Elle est composée des conseils de Michel Métivier envers Catherine. La vie continue comme avant, rien de grave ne s'est passé, exige-t-il. Il a tué un orignal duquel il a prélevé la tête pour l'empailler, l'exposer dans son tableau de chasse. Comme il se doit, il entretient des relations de bon voisinage, invite son locataire du sous-sol à déguster avec lui et sa fille un filet mignon prélevé sur la chair de l'animal... Pendant ce temps, l'adolescente essaie de suivre tant bien que mal, le comportement détaché de son père. En vain, elle ment à son entourage sauf à elle-même. « À force de vouloir agir normalement, Catherine en devient anormale. » Au cégep, elle fait semblant d'écouter ses profs, s'isole de ses camarades. Puis, un jour Le Nord-Côtier titre qu'un touriste américain, Nick Dean, est porté disparu dans la région. Catherine prend très mal la nouvelle, son père la rassure, lui affirmant une fois encore que tout ira bien, impossible de revenir en arrière. Climat d'une tension exacerbée tant pour les protagonistes que pour le lecteur, toujours dans l'attente d'une explication. C'est un détail insignifiant qui mettra la puce à l'oreille de l'enquêtrice Claudia Gauvin. Arrêté pour meurtre, Michel Métivier admettra avec une lucidité effarante qu'il a bien dépecé le corps du touriste américain. Ce qui est véridique mais pour quelle raison avoue-t-il être l'assassin présumé de Nick Dean ?
C'est la troisième partie, brève et lumineuse, qui dévoilera les causes d'un tel meurtre sanguinaire. En une seule ligne, le récit prend toute son ampleur, même si on se dit que Michel Métivier aurait pu trouver une porte de sortie moins dévastatrice. Obnubilé par le souvenir de sa femme, morte en couches, qu'il n'a jamais remplacée, obsédé par la jeune vie de sa fille, il s'est créé une bulle que toutes les deux occupaient, desquelles il était le spectateur ébloui jusqu'à s'oublier soi-même. Il a suffi d'une infime erreur de sa part pour que la bulle éclate, Michel Métivier se noyant dans l'opacité boueuse d'un échec qu'il n'a jamais voulu reconnaitre, payant de sa vie un sentiment forcené qui l'a mené droit à la catastrophe, exhortant sa fille de « continuer à vivre, ce qu'elle doit à sa mère ». Un goût permanent d'amer sacrifice se dessine dans les intentions consternantes de cet homme anéanti, mais logique, se transcendant au-delà des limites qu'autorise l'approche trop étouffante vers nos semblables.
Récit qui brûle sans égard aucun nos convictions les plus profondes. Croire en la bonté innée de l'être humain s'avère la plus naïve des certitudes, nous permettant de survivre. L'écrivain n'a jamais enrubanné ses romans d'inutiles accessoires qui creuseraient un interstice sentimental, permettant des effusions immodérées. La tendresse silencieuse, la pudeur retenue, sont les seuls apparats de cette fiction qui, peut-être, prend sa source dans une anecdote véridique. L'un des sept récits de Biz qui nous a profondément touchée parce qu'on aime la sobriété de tout amour et non son stérile épandage...
Les abysses, Biz
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 144 pages