Il serait rassurant de se dire que les années derrière soi ne sont pas un échec mais la source essentielle de ce qu'on est devenue. Il est faux de penser que, aidée de nos expériences, la vie serait autrement s'il fallait la recommencer à ses origines. Quelque part se tisse un destin, tels le jour et la date de notre disparition s'inscrivent dans le livre ultime de l'univers. Parlons du roman de Daniel Grenier, Françoise en dernier.
Histoire singulière, troublante, que celle de Françoise, adolescente de dix-sept ans, quand elle commence son périple sous la plume d'un écrivain qui a su faire d'elle une jeune fille moderne, intelligente, rebelle, enfant d'un couple qui ne sait trop comment l'aborder. Le petit frère s'adapte plus facilement à l'éducation bourgeoise que Françoise, inapte à la discipline, observe de loin. Elle est kleptomane, fugueuse, sous les yeux indulgents de ses parents, qui ne la prennent pas très au sérieux. Tout va changer quand elle lira dans la revue Life, datée de 1963, comment Helen Klaben et Ralph Flores ont survécu pendant quarante-neuf jours dans les forêts du Yukon. Obscurément dans sa tête, se trame l'histoire de cet homme et de cette femme, survivants de l'accident d'avion de tourisme de Ralph Flores. Si elle en connait par cœur le reportage, elle a même acheté le livre que plus tard Helen Klaben écrira sur leur sauvetage inespéré. Françoise est une sensitive qui squatte les maisons vides, s'isole dans les gares de triage, tague sur les wagons. Un jour, elle lira sur l'un des wagons, rentré de sa mission, où elle a fait un graffiti, un message d'une fille nommée Mary. L'histoire de Helen Klaben et le message de Mary seront des indices suffisants à partir vers l'Ouest américain. Mary laisse entendre qu'elle habite Chattanooga, Tennessee. Sans avertir ses parents, Françoise part à la recherche de ces deux femmes. Helen et Mary. Sac au dos, son périple, en autostop, en train, à pied, lui fera rencontrer des êtres marginaux, comme il se doit quand nous cheminons hors des sentiers battus.
À Chicago, parmi moult avatars que l'écrivain dépeint d'une manière éloquente, Françoise sympathisera avec deux filles qui finiront par lui voler un t-shirt, sous la menace d'un canif sur sa joue. À Oakland, elle chapardera le portefeuille d'un homme qui a acheté, croit-elle, l'appartement de Helen Klaben. L'aventure a failli mal tourner, Françoise n'aura que le temps de sauter par la fenêtre du minable motel où elle gite. Le lecteur la retrouve à Chattanooga, songeant aux filles de son âge, qu'elles soient de Chicago ou d'Oakland. Là, elle rencontrera Samantha —Sam —, fille de parents riches, lui raconte-t-elle. Elle a une voiture, elle propose à Françoise de partir dans une ville de son choix, cette dernière lui narrant inlassablement l'histoire hypothétique de Helen Klaben. L'histoire conçue merveilleusement par Daniel Grenier conduira les deux ados au Yukon, à Whitehorse. Pendant dix-sept jours qu'aura duré leur voyage, se seront produits plusieurs incidents concernant Sam, qui n'affecteront pas plus qu'il faut Françoise. Elle se sent à l'aise dans cette ville où Helen intervient à tout moment propice. Puis un jour inévitable, Sam annonce à son amie qu'elle repart, c'est inscrit dans le désordre des choses. La veille, Françoise a téléphoné à ses parents, rassurés, ils lui paieront un billet d'avion pour Montréal. À l'aéroport, elle posera aux employés d'étranges questions concernant l'accident de Helen Klaben. Questions qui iront jusqu'aux oreilles sourdes d'un homme de trente ans, Victor. Il ira au-devant de Françoise, l'informant que c'est son oncle, Chuck Hamilton, qui a retrouvé les deux survivants. Lui, Victor, sait où s'est écrasé l'avion.
À partir de cet aveu fracassant, le roman devient d'une entièreté étonnante entre Françoise et Victor. Les deux apprennent beaucoup l'un de l'autre et aussi sur Samantha. Jamais, Françoise ne semble surprise, elle s'absente de sa réalité pour pénétrer dans la réalité de Helen et de son compagnon. Ce sont des pages intériorisées, admirables. Le lecteur pénètre dans un monde introverti, à peine palpable, bien que la forêt le soit davantage que n'importe quel lieu civilisé. L'histoire de Helen Klaben prend forme vide et dépouillée de sa magie imaginative quand la jeune fille pénètre dans la carcasse de l'avion. Ne reste que des guenilles et des débris de métal. Dans quelques décennies, la nature aura dévoré l'appareil comme elle camoufle toute chose revenue vers elle. Des symboles ne cessent d'enrichir le texte jusqu'à sa finale sublime. Françoise devient petite sœur de Frankie Adams, roman magistral signé Carson McCullers. Elle effleure la cause réelle des événements sans qu'elle en soit blessée. Comme si cette catastrophe lui appartenait. Un brin mythomane, préférant la fabulation, persuadée que les êtres et les choses ne nous appartiennent jamais. Les graffitis sur les wagons, ses nuits à dormir dans les gares de triage, le silence qu'elle nourrit avec une gravité touchante lorsque sont relatés des vérités qui ne sont que mensonges, Samantha en est le témoin coupable, la classe parmi les éclairés de ce monde. Elle aura bientôt dix-huit ans, la sexualité ne semble pas la préoccuper, elle entre au cégep à l'automne. Ce qui est moins certain, son retour à Montréal se diluant dans la personnalisation qu'elle fait des arbres quand elle doit rejoindre Victor qui l'attend pour repartir vers la civilisation, et elle pour Montréal.
Roman splendide, bouleversant, qui défie les modes actuelles saturées de bavardages excessifs, de gestes moulinés où le vent de l'existence ne pagaie que des incidents se rapportant à soi. Sans grande envergure, sans profonde réflexion sur notre recherche des autres et de soi. En allant de l'avant, toujours sous l'impression de regarder, de voir, de ressentir, Françoise invite le lecteur à pénétrer dans la différence marginale de certains êtres qui, nous le savons, ne se vêtiront jamais des habits rétrécis du conformisme. Récit audacieux mettant en scène une jeune fille vagabondant dans une Amérique chère à Daniel Grenier. Nous y retrouvons les paysages grandioses de son précédent roman, comme déjà tracés pour que Françoise ne s'y perde pas, avant d'aboutir à l'intérieur d'une carcasse d'avion qui, sous peu, retournera à la terre, et elle, Françoise, à une conventionnelle famille, à des camarades ricaneurs. On invente l'avenir de Françoise mais on doute de l'authenticité de ce qu'on avance, Françoise bouleversant les valeurs désuètes des voies à emprunter. Suivons cette jeune fille, sans trop nous poser de questions, l'écriture effrénée de Daniel Grenier la rangeant dans la beauté des êtres innocents, la préservant de toute approche toxique. Françoise est ainsi, tentée et curieuse parce qu'humaine, rarement atteinte par les limites restrictives de l'interprétation. Qui, à un moment précis de son existence, n'a-t-il pas déambulé sur son chemin de Compostelle ? Françoise, on le craint, a choisi le sien, sans grand désir de le quitter.
Françoise en dernier, Daniel Grenier
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2018, 220 pages