Le silence dans lequel se réfugient certaines personnes, nous impressionne. On les regarde vivre, se disant qu'elles emporteront moult secrets avec elles. L'être humain est d'une fragilité déconcertante quand il s'agit de mettre cartes sur table, comme nous ne le faisons plus depuis que le troupeau se range du côté du plus fort, le plus faible n'étant pas toujours celui ou celle à qui nous pensons. On commente le recueil de nouvelles de Lyne Richard, Les cordes à linge de la Basse-Ville.
Il est vrai que toute lecture s'avère subjective, donc émotive. Nous nous laissons emporter par des personnages qui, comme nous tous et toutes, ont subi moult déboires. Un livre est le miroir de nos conquêtes, surtout de nos défaites. Il suffit que nos failles soient malmenées par un semblant d'échec pour que nous nous mesurions à quelque situation insolite. Même la nostalgie est de papier. C'est ce qu'on a ressenti en lisant le troisième recueil de nouvelles de cette écrivaine qui, en quelques pages et quelques mots essentiels, a brossé des portraits d'hommes, de femmes et d'enfants, aux prises avec un moment de leur vie souvent douloureux. Chacune de ces nouvelles atteint une fibre blessée en nous, mal colmatée pour passer au travers sans un pincement au cœur.
D'emblée, Lyne Richard ouvre un éventail de péripéties, préparant le lecteur à éprouver quelque sensation chagrine. Elle présente l'écrivaine qui s'éveille en elle, comme pour nous avertir qu'elle n'est responsable de l'état de qui que soit. Seul son regard effleure les cordes à linge pleines du quotidien des protagonistes, se dépêtrant d'incidents propres à chaque vie humaine. Des surprises il y en a, des déceptions aussi. Un enfant qui enferme les mouchoirs de papier mouillés des larmes de sa mère qui ne se remet pas de l'abandon du père, enseignant, parti avec une étudiante. C'est banal en soi, mais c'est la manière de dire qui compte, et cette manière la nouvelliste la possède au bout de sa plume. Plus loin dans le livre, une adolescente doit quitter la chambre de son enfance pour continuer à grandir ailleurs. Sont dépeints tous les trésors enfouis, silencieux, entre les quatre murs de cette pièce enchantée. Nous avons envie de consoler la jeune fille, mais c'est son père qui se chargera de le faire. La nouvelle éponyme nous entraine avec un jeune homme qui, chaque lundi, étant en congé, fait sa tournée des cordes à linge. Il a fallu que l'auteure de cette magnifique fiction en fasse autant pour que les détails qu'elle décrit avec une précision déconcertante, nous emportent avec elle dans chaque rue de la ville — Québec —, nous fasse lever le nez vers ces témoins si humbles du corps souvent féminin. Il y a l'usure, tel un symbole, qui revient sans cesse. Les souvenirs du jeune homme, qui relate les récits de son père qui travaillait au cimetière. Du plus quelconque au plus affriolant, le linge se laisse porter non sur un corps mais dans les yeux attendris du narrateur. Les cordes à linge sont un prétexte enfantin pour se remémorer sa mère qui étendait le linge, sa grand-mère aussi. Les cordes à linge, conclut le jeune homme, « ce sont des générations de gestes d'amour ». Tout ceci murmuré, ébauché, jamais de fracas, ni de cris, comme dans le récit Les lames. Une femme, bien que déçue par les hommes, pense avoir trouvé un amoureux enfin compréhensif. Il passera une nuit chez elle, prépare le repas du soir quand elle est partie travailler. Tant de sollicitude lui fait perdre de vue cet homme différent de ceux qui ont piétiné sa vie, flétri les fleurs de son jardin secret. Quand, au bout d'une heure, elle ressort de la salle de bains, elle n'entend aucun bruit, dans le salon il n'y a personne. Subite méfiance relatée dans la question que pose la narratrice au milieu du salon désert. C'est un cri désespéré, un des rares cris du livre, qui sera pire que la déception de la femme ressentie avec ses anciens partenaires. Bouleversant texte rédigé en seulement quelques pages. L'essentiel est contenu dans les intentions de l'écrivaine, dans la suspicion apaisée de la narratrice. Jamais un mot trébuchant qui dénouerait une situation équivoque, comme celle de cette femme retraitée, qui se promène innocemment au parc de son quartier pendant que son mari travaille. Une rencontre inusitée lui fait ressentir une « poussée du désir jusque dans [ ses ] doigts, une marée de folie et de mystère qui [ lui ] couvre la langue ».
C'est dans cette veine de sensibilité au bout des yeux et des doigts que Lyne Richard élabore vingt-huit textes qui enchantent le lecteur par leur sobriété poétique, leur souffle tremblotant, tel un givre recouvre une vitre, en atténue les formes. Elle croise des regards éperdus qui lui demandent de prendre en considération les étrangetés d'hommes et de femmes, ne sachant trop où ils en sont, où se réfugier sinon dans des parcs, où mourir sinon dans un atelier d'artiste peintre. Ces êtres n'ont pas vraiment d'âge, ils ont vécu ce qui devait l'être, se confient dans le bien-être réconfortant des silences. Ils se meuvent dans l'enfance, comme nous le faisons lorsque l'innommable se produit sans aucune autre ressource que d'évoquer les années roses ou bleues, c'est selon. Années vertes pour d'autres. Il arrive que ces promeneurs s'agitant dans le temps et dans les lieux, se recoupent, rarement, mais comment résister à une femme dont le visage respire le bonheur, une femme amoureuse, se questionne l'homme de la nouvelle L'amoureuse. Un sans-abri, observant l'enfant avec sa boite contenant les larmes de sa mère, qu'il met « sur le tas de sacs verts » avant d'embarquer dans la voiture de son père. Émouvantes réminiscences qui n'ont d'autres ressources que de nous obliger à fuir ce qui a été si précieux. La fin du recueil sera partagée avec des renaissances, des ruptures, des tremblements. Avec Sara qui danse nue sur une autoroute au rythme d'une chanson de Leonard Cohen, sous les yeux ahuris des conducteurs et de son mari. Puis, l'écrivaine, avant de fermer son ouvrage, se met une dernière fois en scène, confiant au lecteur combien il est difficile de quitter un livre. Les exigences des protagonistes devant lesquels elle demeure impuissante. « Ils sont aussi vivants qu'une cicatrice sur un poignet. » Le lecteur, lui, se sent terriblement vivant, exalté, charmé par le talent d'une nouvelliste qui s'abrite derrière des mots qui n'ont de sens que pour l'éphémère d'instants vécus, rarement identiques quand ils se renouvellent.
Lyne Richard, étant une écrivaine discrète, on ne peut que plaider en faveur de ses histoires qui occupent, avec joie et sérénité, une partie de notre temps accordé à la lecture, celle-ci ralentissant volontairement son rythme pour se fixer longuement dans notre mémoire, sensible à la sobriété des mots qui nous apprennent l'indispensable de l'être humain.
Les cordes à linge de la Basse-Ville, Lyne Richard
Lévesque éditeur, Montréal 2018, 130 pages