Il arrive que notre tête se vide, qu'elle ne sache plus faire le tri dans la pile de livres qui se moque derrière notre dos. Tous ces ouvrages portent en eux une urgence, représentée par d'aimables relationnistes qui nous demandent de les lire et d'en parler. Un monde répliqué du nôtre dans ces univers de papier, on les classe par ordre de curiosité puis par la qualité de leur contenu. On a lu le premier roman de Marie-Ève Muller, La résilience des corps.
Voici un aspect différent de l'être humain que nous propose le regard tremblotant d'une jeune femme, Clara, en couple depuis cinq ans avec Romain. Elle est terriblement fragile, fonctionne grâce aux médicaments. Un homme et une femme qui avaient tout pour être heureux, comme nous lisions autrefois à la fin des contes de fées. Malheureusement, le monde tremble lui aussi, il change, pas toujours pour le meilleur, certains de ses occupants ont bien du mal à suivre son évolution. Clara est une peintre, par définition une artiste, déchirée entre l'amour qu'elle porte à son conjoint, et la certitude que ce sentiment n'est pas éternel. À la fin de l'automne, elle propose à son amoureux de se retirer une semaine dans un chalet aux Éboulements. Ils étaient bien ensemble, confirme le narrateur au sergent-détective Ouellet, qui n'est autre que Romain, mais une troisième fois, Clara a fui. A-t-elle fui délibérément ou bien est-elle encore victime d'une crise du trouble de dissociation ? Par les voix entrecoupées du passé et du présent de Clara et de Romain, nous apprendrons qu'elle est partie à Québec pendant plusieurs jours. Elle se réfugiera dans un hôtel où le patron fera preuve d'empathie en lui fournissant une chambre. Troublant comportement schizophrène de la jeune femme qui essaiera de séduire l'hôtelier, celui-ci, la prenant sous son aile, n'a aucune intention séductrice envers son étrange cliente. Il essaie de l'aider, Clara se définissant sous le prénom de Cindy. Elle se souvient vaguement qu'elle a une autre existence, laissant entendre qu'avant de faire la connaissance de Romain, elle se prostituait. À la suite d'une réflexion maladroite de sa mère, qu'un esprit sain n'aurait pas dramatisé, elle a quitté ses parents pour se rendre à Montréal.
Pendant que Clara et Romain narrent leur périple douloureux, celui-ci nous informe que sa conjointe a été retrouvée. À l'hôpital où elle est soignée, des examens révèlent que la jeune femme est enceinte. Diagnostic qu'elle réfute farouchement, elle ne désire pas d'enfant. Refuse catégoriquement la maternité. Décide de quitter Romain même si elle en est très amoureuse. Au début du récit, nous apprenons que le jeune homme souffre d'un profond manque affectif. D'atroces migraines le minent, qui auront des conséquences désastreuses sur son comportement envers Clara. À douze ans, il a vu mourir son frère cadet de leucémie. Ses parents, Français, n'ayant plus la force de supporter la perte de ce fils, envisagent de s'exiler au Québec. À Montréal, la vie a repris un cours presque normal, quand sa mère et son père se tuent dans un accident de voiture. Depuis, il a vécu sur « pilote automatique », il ne revit que depuis sa rencontre avec Clara, ce que ne comprennent pas très bien ses proches, comme son ami Gilles qui, croyant aux capacités intellectuelles de Romain, l'a nommé directeur adjoint de la compagnie qu'il dirige. Romain est un homme intègre qui ne souhaite qu'un bonheur simple : partager son existence avec Clara et leurs enfants. Sincère et loyal, il essaie de persuader la jeune femme de cette idéalisation compréhensible. Clara enceinte fait de lui le plus heureux des hommes, et bien qu'elle se laisse parfois fléchir, elle refuse les arguments passionnés de son compagnon, celui-ci prônant le bonheur de l'enfantement. Ce sont des allers-retours incessants de Clara entre leur appartement et l'hôpital. Confiée aux mains de spécialistes de tout poil, psychiatres y compris, l'écrivaine dresse un tableau sombre de l'attention des médecins envers leur patiente. C'est à travers ces descriptions équivoques que l'intérêt du livre se manifeste. Humour et lucidité de Clara n'arrangent pas son cas face à de rébarbatifs spécimens officiels de la médecine, qui, hors de la normalité de l'être humain, ne savent arpenter les chemins tortueux du cerveau. Autre intérêt à l'ordre du jour et critiqué par l'ensemble de la société bien-pensante, le refus de la jeune femme d'assumer une maternité qui, bourgeoisement perçue, devrait la rendre heureuse. Ses parents, les amis, le corps médical, ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, que toutes les femmes ne sont pas sujettes au désir soi-disant légitime de concevoir un enfant. Dans certains pays qu'on ne nommera pas, refuser d'enfanter s'avère une opprobre familiale et sociétale, hâtant la répudiation de l'épouse.
Premier roman attachant que l'écriture rehausse de son dynamisme. Le corps, en effet, est résilient quand il doit se soumettre à un mal dégénérant en folie. Même la sexualité débridée de Clara n'y peut grand-chose. L'amour dévoué de Romain pour sa compagne s'abîmera dans une déception hors de proportion quand elle prendra la décision de se faire avorter. La fragilité de soi demeure une force plus envahissante que l'amour de deux êtres faits l'un pour l'autre. Toutefois, l'intensité du récit est telle que la narration menée à tour de rôle par Romain et Clara, parfois nous échappe, nous demandant qui des deux essaie de dénouer le drame qui risque de pervertir leurs sentiments. Peut-être est-ce dû à un niveau d'écriture trop uniforme, nous le savons, un homme et une femme ne s'expriment pas d'une manière identique. Il est clair que les handicaps mentaux de Romain, passant d'abord inaperçus, le conduiront vers la méfiance de chacun et chacune, avant d'atteindre leur paroxysme, laissant libre cours au délire contre lequel il ne saura se débattre.
La résilience des corps, Marie-Ève Muller
Les éditions de l'Instant même, Québec, 2019, 208 pages