lundi 4 novembre 2019

Pour l'amour de sa fille *** 1/2

Dans Facebook, on est submergée par des demandes d'amitié, par des groupes qui nous sollicitent, par des citations moralisatrices. Des encadrés publicitaires. Dans nos messages privés, des vidéos qu'on n'ouvre surtout pas. Tout ceci nous dérangeant, on se réfugie sur notre page où l'univers de la peinture attire vers soi des personnes qui nous sont fidèles, d'autres, occasionnelles mais non moins éprises de beauté picturale. On commente le roman de Biz, Les abysses.

Septième livre d'un auteur marginal, membre du groupe rap Loco Locass, toujours attaché à son univers dissident, on a quasiment dévoré ce récit, comme nous disons. Nous dévorons de tellement de façons qu'ici, ce verbe s'adapte parfaitement à la fable. Dévoration de l'amour d'un père pour sa fille. Dévoration symbolique d'un corps étranger, devenu plus gênant que celui d'une bête. Il y a aussi plusieurs raisons d'avoir apprécié ce récit, l'originalité de l'intrigue, sa charpente crescendo. L'écriture sobre, sans fioritures. Inutile de tergiverser, le faire ne changerait pas grand-chose à la fatalité qui, soudainement, s'est abattue sur Michel Métivier et sur sa fille, Catherine. Au moment de la catastrophe, elle a dix-sept ans, l'âge du noir et du blanc, mais aussi d'une tremblante fragilité.

Divisé en trois parties haletantes, nous faisons d'abord connaissance de Catherine qui vient de faire l'amour avec son amoureux. Malheureusement, ni le cœur ni le corps de celle-ci ne participent à cette intimité des sens. Catherine est dans un état d'angoisse indescriptible, elle doit visiter son père enfermé dans une cellule de la prison à sécurité maximale de Port-Cartier. D'un court chapitre à un autre, nous avons un aperçu de la vie carcérale en compagnie du prisonnier, qui espère être libéré dans une dizaine d'années. En marge de criminels irrécupérables, il fait du yoga, dessine d'étranges images sur les murs aveugles du cachot, lui rappelant que dans son ancienne vie, il empaillait ses trophées de chasse. Il attend la visite de sa fille, sujette à des crises de panique depuis l'événement qui a changé l'adolescente brillante et rieuse en une victime abimée par le jugement d'une société intolérante, ne s'étant jamais remise de l'acte insensé qu'a commis son père. Veuf et père aveuglément dévoué à son enfant, passionné de pêche et de chasse, personne n'a compris que cet homme discret se soit transformé subitement en un « boucher » impitoyable. C'est l'état présent de la situation que nous propose l'écrivain. Immanquablement, nous nous demandons quand nous sera révélée la cause du désespoir de Catherine, du fatalisme résigné de son père. C'est à la suite d'un règlement de comptes injustifié de la part de deux détenus que l'adolescente, ayant revu son père-ami, le corps brisé,  à l'hôpital de Sept-Îles, prendra une décision irrévocable.

Autre présent dans la deuxième partie. Elle est composée des conseils de Michel Métivier envers Catherine. La vie continue comme avant, rien de grave ne s'est passé, exige-t-il. Il a tué un orignal duquel il a prélevé la tête pour l'empailler, l'exposer dans son tableau de chasse. Comme il se doit, il entretient des relations de bon voisinage, invite son locataire du sous-sol à déguster avec lui et sa fille un filet mignon prélevé sur la chair de l'animal... Pendant ce temps, l'adolescente essaie de suivre tant bien que mal, le comportement détaché de son père. En vain, elle ment à son entourage sauf à elle-même. « À force de vouloir agir normalement, Catherine en devient anormale. » Au cégep, elle fait semblant d'écouter ses profs, s'isole de ses camarades. Puis, un jour Le Nord-Côtier titre qu'un touriste américain, Nick Dean, est porté disparu dans la région. Catherine prend très mal la nouvelle, son père la rassure, lui affirmant une fois encore que tout ira bien, impossible de revenir en arrière. Climat d'une tension exacerbée tant pour les protagonistes que pour le lecteur, toujours dans l'attente d'une explication. C'est un détail insignifiant qui mettra la puce à l'oreille de l'enquêtrice Claudia Gauvin. Arrêté pour meurtre, Michel Métivier admettra avec une lucidité effarante qu'il a bien dépecé le corps du touriste américain. Ce qui est véridique mais pour quelle raison avoue-t-il être l'assassin présumé de Nick Dean ?

C'est la troisième partie, brève et lumineuse, qui dévoilera les causes d'un tel meurtre sanguinaire. En une seule ligne, le récit prend toute son ampleur, même si on se dit que Michel Métivier aurait pu trouver une porte de sortie moins dévastatrice. Obnubilé par le souvenir de sa femme, morte en couches, qu'il n'a jamais remplacée, obsédé par la jeune vie de sa fille, il s'est créé une bulle que toutes les deux occupaient, desquelles il était le spectateur ébloui jusqu'à s'oublier soi-même. Il a suffi d'une infime erreur de sa part pour que la bulle éclate, Michel Métivier se noyant dans l'opacité boueuse d'un échec qu'il n'a jamais voulu reconnaitre, payant de sa vie un sentiment forcené qui l'a mené droit à la catastrophe, exhortant sa fille de « continuer à vivre, ce qu'elle doit à sa mère ». Un goût permanent d'amer sacrifice se dessine dans les intentions consternantes de cet homme anéanti, mais logique, se transcendant au-delà des limites qu'autorise l'approche trop étouffante vers nos semblables.

Récit qui brûle sans égard aucun nos convictions les plus profondes. Croire en la bonté innée de l'être humain s'avère la plus naïve des certitudes, nous permettant de survivre. L'écrivain n'a jamais enrubanné ses romans d'inutiles accessoires qui creuseraient un interstice sentimental, permettant des effusions immodérées. La tendresse silencieuse, la pudeur retenue, sont les seuls apparats de cette fiction qui, peut-être, prend sa source dans une anecdote véridique. L'un des sept récits de Biz qui nous a profondément touchée parce qu'on aime la sobriété de tout amour et non son stérile épandage...


Les abysses, Biz
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 144 pages