Depuis un certain temps, on publie des tableaux, des photos, qui font du bien à l'œil nu. Lui offrant un monde différent de celui qu'il capte, ne pouvant pas toujours le contempler, les clichés étant parfois insupportables à disséquer. Cet œil a un corps porteur qui se penche vers la sérénité des images, on ne nommera pas la beauté, celle-ci étant devenue anonyme. On a lu Le monde est fou, récit signé Robert Giroux.
Il est simple de commenter une fiction qui se prête à moult interprétations. Il n'en est pas de même pour soutenir une autobiographie, thèse de nos expériences vitales. Si nous abordons le genre avec émotion, sachant que nous pénétrons dans un lieu intime, il est difficile d'en discerner les non-dits significatifs entre les lignes. Dans cet opus qu'on a lu avec une légitime curiosité, un avant-propos nous interpelle, placé là pour informer lectrices et lecteurs que, malgré les incidents existentiels, un fil nous guidera au long de ce périple d'une vie bien remplie. La santé mentale, la folie, qu'étudiant, l'écrivain a cerné à l'Hôpital Notre-Dame en psychiatrie. Avant d'en arriver à cette salutaire expérience, le narrateur, Robert Giroux, nous renseigne sur ses antécédents familiaux et sociaux. Ses parents, gens modestes et généreux, se sont « mariés durant l'entre-deux-guerres, juste avant la Crise économique ». Huit enfants naitront de leur union, Robert étant le dernier. Avec un regard affectueux, il dépeint la jeunesse de ses frères et sœurs, regard spectateur qui, se ralliant à la complicité sororale et fraternelle, nous instruit des mœurs discutables de l'époque. Enfant de chœur pendant plusieurs années, il se souvient de l'organiste, non voyant. Dans ce réceptacle aux odeurs d'encens, il apprendra les harmoniques du chant, plus tard, il montera et dirigera une chorale. Il évoque l'écrivain Claude Jasmin qui, témoin oratoire de son temps, à dépeint, lui aussi, son enfance, son adolescence. Temps pieux qui s'exerçait machinalement, inscrivant ses rituels à un âge où les amitiés se nouent sans entraves, où les jeunes grandissent, insouciants, où les parents se nourrissent de la télévision. C'était au début des années cinquante. Robert sera le seul des huit enfants à fréquenter le collège, puis il partira étudier à Paris, découvrant la vieille l'Europe. La soif de la lecture ne s'altérera jamais, les yeux rivés sur les livres dont se nourrissaient ses frères et sœurs.
Déménagement à Rosemont, accueil viril des ados du quartier. Regrets de Villeray. Succès scolaires. Découverte de la musique classique en même temps que la musique populaire dont l'adolescent, très éclectique, s'imprégnera. Rédigeant ce récit, l'écrivain avoue aimer ce qui est mélodique. La musique le bouleverse. Il se souvient de bons professeurs. Un religieux qu'il salue chaleureusement à qui il devra son intérêt pour l'écriture. Jeunesse heureuse et besogneuse. Ses étés occupés par des travaux temporaires, comme beaucoup d'étudiants aujourd'hui. Ses activités scolaires représenteront peu, comparées à son expérience en milieu psychiatrique. Pendant deux saisons estivales, inexpérimenté, il sera promu infirmier, fera connaissance avec les déchirures humaines. Celles qui affaiblissent mentalement un individu mais renforcent l'énergie essentielle pour côtoyer ces malades, essayer de les comprendre. Aider les infirmières dans leurs tâches parfois ingrates. Tant d'autres corvées exigeantes.
Il serait captieux de décrire les effets bénéfiques qu'en ressentira Robert Giroux, assurant le lecteur d'une vive maturité de la part d'un néophyte, parfois un peu naïf. Il a tout juste vingt ans, encore collégien mais terriblement « à l'écoute de ce qui se jouait quotidiennement. » Il réalisera que la maladie mentale est sournoise, silencieuse ou bruyante. Des entêtements, des cris, des gestes brutaux, des rebuffades désespérées. Sans cesse, la complexité de l'être humain oscillant entre normalité et marginalité. Les drogues, les électrochocs pour assommer la moindre rébellion, attisent la colère du jeune Robert. Ses études supérieures terminées, il ne sera pas psychologue comme il l'avait envisagé, mais enseignant, en même temps qu'éditeur. Différente forme de psychologie, il faut savoir écouter la parole incertaine de plus vulnérable que soi. Vérité et fiction se mêlent. Robert traversera deux épreuves amoureuses qui l'égareront de la vie réelle. Il devra à son épouse, qu'il honore tendrement dans ses confessions, de l'avoir secouru. Poésie et chansons seront les pierres de touche qui apporteront un sens à sa méconnaissance de certains aspects de l'être humain. À un premier mariage, à la naissance de sa fille. À une inévitable séparation, comme il le mentionne, entamant ses trente ans en compagnie de sa bambine avec qui il se réfugie en province. Si ses turbulences sentimentales affecteront son équilibre mental, la poésie, les chansons, dont le récit s'entrecoupe, lui insuffleront un brin de sérénité qui lui était essentiel. La chorale aussi, ses chants où lui-même participe. La détresse n'aura jamais raison de lui, il connait ses capacités faillibles, ses limites douloureuses, telles qu'il les avait perçues pendant ses " stages " à l'hôpital Notre-Dame. L'abandon de soi que redoute chacune et chacun durant les moments tragiques de l'existence. Les deuils que le narrateur, Robert Giroux, traverse, s'avèrent représentatifs des sentiments ambivalents qu'il ressent, les taisant ou les transcendant sur un air de chanson ou de poème. Dérive des mots, vieillesse inévitable du corps. Regard lucide et critique sur les permissivités de notre époque pour soulager certains maux, pour les enterrer au plus profond de l'âme, sans toutefois les guérir. Autre folie irrécupérable, le laxisme d'hommes qui effleurent, refusent de creuser. Le drame de celles et ceux qui meurent de ces négligences, les modes aléatoires, ne servant qu'à éblouir puis s'éteignent...
Tout est ainsi dans le récit de l'écrivain Robert Giroux, justifié et renâclé. Livre des interrogations, où chercher les réponses sinon en soi-même, chez les êtres qui nous aiment. « Rien de ce que j'ai vécu intensément depuis un demi-siècle ne m'a éloigné de mes souvenirs d'hôpital psychiatrique. » Pas un instant, on en a douté, la vie garantissant ses bousculades frondeuses pour se mesurer au plus retors de nos agissements malhabiles. La vie est un milieu semblable à l'université, que le narrateur a quittée après vingt-cinq ans d'enseignement. Blessures garanties certes, sensibilité à fleur de mémoire, refoulements nécessaires pour en extraire l'ambroisie, la faisant savourer à des individus qui, assoiffés de vérité, devront affronter d'immenses sujets humains soulevés par Robert Giroux, telle l'errance des réfugiés, des sans-abris, inadmissible exil. Décadence, déchéance, de multiples civilisations ont subi ces avatars, nous n'y échapperons pas, ajustant nos pas à ceux d'un écrivain qui a eu l'honnêteté de nous mettre en garde contre nous-mêmes. Et la folie du monde. La sienne, parfois. On l'en remercie.
Le monde est fou, Robert Giroux
Éditions Triptyque, Montréal, 2019, 143 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 27 janvier 2020
lundi 20 janvier 2020
Les gens heureux ont aussi leur mot à dire *** 1/2
Il y a des journées, des soirées, où la lecture n'a plus aucun intérêt. On ne s'inquiète pas avec ce déboire. On ne se pose pas de questions d'ordre existentiel, qui n'aboutiraient qu'à tourner autour de soi. Perte de temps, brin de fatigue, qu'on ne se pardonnerait pas le lendemain. On écoute de la musique, la plus grande. On se réconcilie avec les mots, soudainement transformés en figures de notes. On commente les nouvelles de Caroline Guindon, La mémoire des cathédrales.
On aime les nouvelles, le genre, quand son approche est respectée, s'avère passionnant à lire. De courtes histoires ont notre préférence, les plus élaborées s'apparentant davantage à la novella ou au récit. Durant cette année défunte, plusieurs écrivaines ont satisfait notre goût pour la littérature brève, décrivant des situations où le drame et l'humour vont de pair. On terminera cette décennie avec le recueil d'une écrivaine qui a dirigé de main expérimentée des personnages qui ont reproduit leurs empreintes sur une parcelle de la terre qui leur était attribuée, comme nous toutes et tous quand nos agissements se concrétisent en de banales aventures.
Dix-neuf nouvelles atypiques où l'écrivaine met en scène des êtres humains qui vont et viennent, arborant un point commun qui est celui du bonheur, fait plutôt rare dans la littérature actuelle. Ils habitent Chicago, mais nous avons l'impression que le lieu a peu d'importance, tous se définissent par une attitude soudainement contraire à leur habituel comportement. Ils n'ont qu'un désir, peut-être inconscient, laisser une trace d'eux-mêmes. Tel un professeur universitaire, soudainement perdu, quand Tasha, sa fidèle collaboratrice qui transcrit intensément ses cours, s'absente une journée. Plus loin, Sam, ancien lieutenant dans les Marines, organise chaque mardi matin son rendez-vous avec les éboueurs. Déjà, le lundi soir est balisé par sa préparation de fèves au lard. L'enchainement des « jours, des saisons, des années » satisfait sa retraite. Le passage du « camion poubelle bleu azur du programme de recyclage » fait partie de ses petits bonheurs. Ravissante autre nouvelle quand Paul et Annie, deux adolescents, deux étudiants qui, depuis la rentrée, vivent un amour tout neuf. Ils se promènent au bord d'un lac, nourrissent les mouettes. Des habitudes, elles aussi toutes neuves. Nous sont décrites les occupations d'Annie : elle est premier trombone dans l'orchestre de l'école, trésorière de l'association étudiante. Ludique, elle joue de son instrument pendant que Paul contemple le moindre de ses gestes avec une lucidité joyeuse, se séparant d'elle à l'arrêt de l'autobus, pour rejoindre sa famille et faire ses devoirs. La " chute " est particulièrement surprenante. Plus loin, un médecin de famille fait l'éloge de l'une de ses patientes qui n'a jamais ri de sa vie. J. Cette femme est tout à fait normale, aime cuisiner, bavarder. Célibataire, elle vit seule, entretient d'amicales relations avec quelques amies de longue date. Avec sa famille. En résumé, J. mène une vie heureuse. Ne comprenant pas très bien le rire des autres, qu'elle trouve grotesque. Jusqu'au jour, arrive un jour qui nous bouscule, le médecin et J. se rencontrent dans un enterrement. Il relate à sa patiente un horrible accident de train survenu des années auparavant, en Indiana. Il était occupé par les membres d'un cirque, qui furent tous calcinés. La fin est suggérée, c'est suffisant qu'elle le soit... Une concise fiction traitant d'une vache et de son veau s'amalgamant à une mère qui partage les jeux de son jeune fils, nous a coupé le souffle tant par son contenu incisif que par la fatalité sans réplique émanant du sujet.
Tout le recueil est ainsi, criblé d'incidents qui accentuent le bonheur de chacune et chacun, comme le texte Le genou de César. Ce dernier rentre de l'hôpital après avoir subi une chirurgie au genou droit. Il attend de sa femme et de ses filles un excellent repas alors qu'elles lui ont préparé une soirée musicale. César est partagé entre la faim et le plaisir de retrouver les siens. Scène familiale où jamais le bonheur ne se dément malgré les infimes déceptions de César. Hier, dépeint la relation nocturne de la narratrice avec un réalisateur, à qui elle a confié son scénario. Rendez-vous pris dans un « resto sombre », ils boivent trop. La suite est inévitable mais déjà échappée des intentions de la jeune femme. Elle est passée à autre chose. Libres, deux sœurs attendent la fin du monde. Une pandémie s'est répandue, anesthésiant les êtres humains et les animaux. Comme si était là l'occasion de livrer ses derniers avatars. Magistral confessionnal que devient soudainement la planète Terre, représenté par un pénitencier où est emprisonnée l'une des sœurs. C'est certainement la nouvelle la plus tragique, où l'issue s'avère sans une porte ouverte sur quelque sortie conciliatrice. Sinon celle de l'oubli céleste. La sérénité éprouvée par Maribel et Pilar s'avère un masque mortuaire. La naissance des reliques est un divertissement qui réunit au bord d'une pièce d'eau un inconnu étrange à un groupe d'enfants. On redoute le comportement de l'individu mais les enfants, admiratifs et curieux, remettent les pendules à l'heure en poursuivant le jeu inventé par l'homme qui s'éloigne d'eux. Retourne à la rue.
Recueil rassemblant divers textes où des instants, plus que des moments, s'apparentent au quotidien, dressant une surprenante métaphore. Celle des pierres immuables des cathédrales. Depuis des siècles, elles racontent le bonheur d'être les complices de celles et ceux qui, s'attardant sur leur parvis, ou séjournant dans leur ombre et lumière, leur confient quelques souvenirs épars, ressurgis de la mémoire traitresse. On a imaginé ces fictions, si bellement traitées par Caroline Guindon, telles des errances auxquelles la nouvelliste aurait accordé l'importance qu'elles méritent, soit modifier le cours placide d'existences propices à la monotonie du quotidien, émaillé d'un relent de vanité. Ces dérangements se transformant en une raison d'exister, acte de présence justifié par le petit quelque chose innommé, ancré dans la mémoire des cathédrales humaines, soulageant ainsi la crainte redoutable du départ ultime. Message indispensable souligné par l'écrivaine, révélant une originalité fantaisiste qui ne peut que séduire lectrices et lecteurs.
La mémoire des cathédrales, Caroline Guindon
Lévesque Éditeur, Montréal, 2019, 155 pages
On aime les nouvelles, le genre, quand son approche est respectée, s'avère passionnant à lire. De courtes histoires ont notre préférence, les plus élaborées s'apparentant davantage à la novella ou au récit. Durant cette année défunte, plusieurs écrivaines ont satisfait notre goût pour la littérature brève, décrivant des situations où le drame et l'humour vont de pair. On terminera cette décennie avec le recueil d'une écrivaine qui a dirigé de main expérimentée des personnages qui ont reproduit leurs empreintes sur une parcelle de la terre qui leur était attribuée, comme nous toutes et tous quand nos agissements se concrétisent en de banales aventures.
Dix-neuf nouvelles atypiques où l'écrivaine met en scène des êtres humains qui vont et viennent, arborant un point commun qui est celui du bonheur, fait plutôt rare dans la littérature actuelle. Ils habitent Chicago, mais nous avons l'impression que le lieu a peu d'importance, tous se définissent par une attitude soudainement contraire à leur habituel comportement. Ils n'ont qu'un désir, peut-être inconscient, laisser une trace d'eux-mêmes. Tel un professeur universitaire, soudainement perdu, quand Tasha, sa fidèle collaboratrice qui transcrit intensément ses cours, s'absente une journée. Plus loin, Sam, ancien lieutenant dans les Marines, organise chaque mardi matin son rendez-vous avec les éboueurs. Déjà, le lundi soir est balisé par sa préparation de fèves au lard. L'enchainement des « jours, des saisons, des années » satisfait sa retraite. Le passage du « camion poubelle bleu azur du programme de recyclage » fait partie de ses petits bonheurs. Ravissante autre nouvelle quand Paul et Annie, deux adolescents, deux étudiants qui, depuis la rentrée, vivent un amour tout neuf. Ils se promènent au bord d'un lac, nourrissent les mouettes. Des habitudes, elles aussi toutes neuves. Nous sont décrites les occupations d'Annie : elle est premier trombone dans l'orchestre de l'école, trésorière de l'association étudiante. Ludique, elle joue de son instrument pendant que Paul contemple le moindre de ses gestes avec une lucidité joyeuse, se séparant d'elle à l'arrêt de l'autobus, pour rejoindre sa famille et faire ses devoirs. La " chute " est particulièrement surprenante. Plus loin, un médecin de famille fait l'éloge de l'une de ses patientes qui n'a jamais ri de sa vie. J. Cette femme est tout à fait normale, aime cuisiner, bavarder. Célibataire, elle vit seule, entretient d'amicales relations avec quelques amies de longue date. Avec sa famille. En résumé, J. mène une vie heureuse. Ne comprenant pas très bien le rire des autres, qu'elle trouve grotesque. Jusqu'au jour, arrive un jour qui nous bouscule, le médecin et J. se rencontrent dans un enterrement. Il relate à sa patiente un horrible accident de train survenu des années auparavant, en Indiana. Il était occupé par les membres d'un cirque, qui furent tous calcinés. La fin est suggérée, c'est suffisant qu'elle le soit... Une concise fiction traitant d'une vache et de son veau s'amalgamant à une mère qui partage les jeux de son jeune fils, nous a coupé le souffle tant par son contenu incisif que par la fatalité sans réplique émanant du sujet.
Tout le recueil est ainsi, criblé d'incidents qui accentuent le bonheur de chacune et chacun, comme le texte Le genou de César. Ce dernier rentre de l'hôpital après avoir subi une chirurgie au genou droit. Il attend de sa femme et de ses filles un excellent repas alors qu'elles lui ont préparé une soirée musicale. César est partagé entre la faim et le plaisir de retrouver les siens. Scène familiale où jamais le bonheur ne se dément malgré les infimes déceptions de César. Hier, dépeint la relation nocturne de la narratrice avec un réalisateur, à qui elle a confié son scénario. Rendez-vous pris dans un « resto sombre », ils boivent trop. La suite est inévitable mais déjà échappée des intentions de la jeune femme. Elle est passée à autre chose. Libres, deux sœurs attendent la fin du monde. Une pandémie s'est répandue, anesthésiant les êtres humains et les animaux. Comme si était là l'occasion de livrer ses derniers avatars. Magistral confessionnal que devient soudainement la planète Terre, représenté par un pénitencier où est emprisonnée l'une des sœurs. C'est certainement la nouvelle la plus tragique, où l'issue s'avère sans une porte ouverte sur quelque sortie conciliatrice. Sinon celle de l'oubli céleste. La sérénité éprouvée par Maribel et Pilar s'avère un masque mortuaire. La naissance des reliques est un divertissement qui réunit au bord d'une pièce d'eau un inconnu étrange à un groupe d'enfants. On redoute le comportement de l'individu mais les enfants, admiratifs et curieux, remettent les pendules à l'heure en poursuivant le jeu inventé par l'homme qui s'éloigne d'eux. Retourne à la rue.
Recueil rassemblant divers textes où des instants, plus que des moments, s'apparentent au quotidien, dressant une surprenante métaphore. Celle des pierres immuables des cathédrales. Depuis des siècles, elles racontent le bonheur d'être les complices de celles et ceux qui, s'attardant sur leur parvis, ou séjournant dans leur ombre et lumière, leur confient quelques souvenirs épars, ressurgis de la mémoire traitresse. On a imaginé ces fictions, si bellement traitées par Caroline Guindon, telles des errances auxquelles la nouvelliste aurait accordé l'importance qu'elles méritent, soit modifier le cours placide d'existences propices à la monotonie du quotidien, émaillé d'un relent de vanité. Ces dérangements se transformant en une raison d'exister, acte de présence justifié par le petit quelque chose innommé, ancré dans la mémoire des cathédrales humaines, soulageant ainsi la crainte redoutable du départ ultime. Message indispensable souligné par l'écrivaine, révélant une originalité fantaisiste qui ne peut que séduire lectrices et lecteurs.
La mémoire des cathédrales, Caroline Guindon
Lévesque Éditeur, Montréal, 2019, 155 pages
lundi 13 janvier 2020
Un coureur désopilant qui nous leurre *** 1/2
L'hiver s'installe, il nous fait reculer de plusieurs pas. Manque de courage pour traverser la saison blanche. On a l'envie irrépressible de faire nos valises vers des ciels plus cléments que les rayons solaires illuminent de leur magistrale lumière. Ou bien on rêve. On arpente les boulevards parisiens, les avenues, les parcs. On entre dans des musées, partout où la culture bat son plein d'universalité. Où est passé l'hiver québécois ? On commente le roman de Mario Cholette, Le coureur de Lune.
Alléchante diversité littéraire cet automne dont on a profité pleinement. On a beaucoup voyagé, sans aller très loin, des forêts ont entendu nos pas crisser sur les feuilles mortes. La saison hivernale se précisant, on savoure la précédente avec le roman d'un écrivain qu'on ne connaissait que par ses allées et venues dans les réseaux sociaux. Étrange histoire qui nous emporte vers un gamin de cinq ans qui se souvient qu'il a toujours couru. Il se sert d'un pouvoir peu usité pour gambader dans divers paysages, surtout des plages. Mettant à contribution sa curiosité d'abord enfantine sur des cartes postales, il se déporte à volonté pour échapper à un monde trop ancré dans ses habitudes. L'histoire s'ouvre sur le narrateur, Jacques Fréchette, qui s'interroge sur ses nécessités de courir. Ce qui lui permet de revisiter sa vie, passée et présente. Déjà, il n'est pas un garçon comme les autres : dès qu'il raisonne il se prend au jeu du chapardage, vers l'insolite de sa jeune existence. Mère et père affectueux, frères et sœurs conciliants. Ceux-là sans aucun don particulier. Très jeune, la beauté des filles que Jacques côtoie le fascine, plus tard, il s'éprendra de femmes qui le guideront dans ses débâcles existentielles. Il sera souvent la proie et le témoin d'événements n'ayant rien à voir avec la banalité d'une existence tracée d'avance, la plupart des êtres humains ne recherchant que la conformité rassurante des agissements. Le jeune Jacques doit beaucoup à sa mère qui, autodidacte, a développé l'imagination délirante de son fils. Ce qu'il narre avec une poésie intense contient une immense passion de l'art de vivre, prenant pour modèle Arthur Rimbaud et ses échappatoires discutables loin de ses aspirations poétiques. Plus concrètement, deux ou trois hommes bienveillants assureront le fil de ses démarches entre rêve et réalité, ne sachant pas toujours concilier les choses qui se font et d'autres pas.
Le parcours insolite de Jacques Fréchette se situe au Québec, à la fin des années mille neuf cent soixante, début des années soixante dix. Banlieue montréalaise où ses parents résident, intègres et travailleurs. Chaque fois qu'il commettra un larcin, un vieux réparateur de bicyclettes, un brin philosophe, le rappellera à l'ordre avec douceur, l'enfant, intelligent et rebelle, ne se soumettant pas à la colère justifiée de son père. Se plonger dans ses souvenirs le met en transe, lui donne le vertige. On le comprend, il doit remonter le temps et l'espace qu'il occupe au fur et à mesure qu'il grandit. Il raconte que sous son lit, il y avait un trou dans lequel il plongeait, comme Alice dans son terrier. Ce trou existait-il réellement, ou bien l'a-t-il fabriqué, imaginé ? Peu importe, ce trou est un fil " minotaurien " qui nous vaut les tours de magie de Jacques, donnant la parole à un écrivain qui nous a charmée durant plusieurs jours. Sa première loufoquerie se présentera la nuit du 20 juillet 1969 quand les astronautes américains se poseront sur la Lune. Jacques prétendant qu'il a foulé le sol lunaire, près de Neil Amstrong. Bien sûr, le Trou l'a aidé à réaliser son exploit démentiel, cependant peu probable. Excessif, jouissif à outrance, l'adolescent qu'il est devenu va goûter et s'affranchir à tous les stupéfiants avant de se compromettre dans un fâcheux avenir, d'où il sortira sain et sauf, ce qui nous a étonnée. Se démet-on aussi facilement du cartel de la drogue sans y laisser sa peau, malgré quelques avertissements tranchants ?
Il nous serait impossible d'inventorier les nombreuses situations de cette fiction surréaliste, colonne vertébrale de ce magnifique récit. Notre incursion dans ce foisonnement à la fois réel et imaginaire s'avère un survol sommaire, nous dérobant aux ressources fantaisistes du narrateur pour nous disculper de notre impuissance à relater les moindres péripéties. Les amours vivantes et mortes du jeune homme sont mises de côté. Ses trois voyages en Colombie, sa présence coutumière dans des lieux interlopes, sa passion et son savoir de la peinture. L'observant, puis l'écoutant, on imagine un tableau du peintre abstrait Willem de Kooning, qu'il cite lui-même. Décomposé, recomposé son propre univers d'agitation extrême, les recueils de poésie qu'il écrit, toujours sous la gouverne magistrale de Rimbaud. Il vit dans l'enchantement des semaines et des mois qu'il invente pour mieux se soustraire à la solitude qu'éprouvent les coureurs de fond. Si de temps à autre, il croise un amour égaré, jamais perdu, il s'en lasse, son enthousiasme laisse à désirer. Conversion subite : il veut ne semer que le bien autour de lui. Comment faire pour atteindre une telle chimère ? Un projet farfelu qu'il réalisera se révélera un échec, faisant s'éloigner des femmes qu'il a aimées. Leurré de ses intentions peut-être inconscientes, l'écrivain Mario Cholette atteint l'ultime solution, aboutissant à une fin ouverte, mêlant ses connaissances scientifiques à une logique irréaliste, combien proche de l'aviateur Saint-Exupéry plus que de l'écrivain.
Quels vocables suffisamment intelligents conviendront à ce livre loufoque, heureux, il faut le dire, bâtissant ses anecdotes sur moult métaphores et symboles ? On veut signifier que l'histoire de cet enfant puis jeune homme nous a permis de respirer plus profondément chaque fois qu'on tournait les pages, savourant l'utopie comme une madeleine proustienne. C'est écrit dans un langage moderne, dynamique, vivant, fourmillant d'humour rose et noir, sans jamais s'essouffler malgré la distance qui sépare le lecteur du coureur. Et inversement. Par contre, pour ne rien échapper de magistralement descriptif, on doit lire ce récit à doses prudentes, risquant de ne plus suivre le narrateur Jacques Fréchette dans son Trou libérateur. De rebondir on ne sait trop où. C'est un prix très cher que tout être marginal doit payer pour survivre parmi la meute conventionnelle. Faire bande à part. On peut avancer que Mario Cholette mérite de monter à bord de son engin extra-planétaire pour savourer sa prochaine virée interstellaire, peut-être nous en faire part. On s'en réjouit, attendant fébrilement la suite. L'autre extrémité de la Voie lactée ayant enregistré des échos du Trou noir de Jacques Fréchette, loquace, l'écrivain à l'imaginaire débridé, invitera ses lecteurs et lectrices sur ses rives très certainement respirables...
Le coureur de Lune, Mario Cholette
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 339 pages
Alléchante diversité littéraire cet automne dont on a profité pleinement. On a beaucoup voyagé, sans aller très loin, des forêts ont entendu nos pas crisser sur les feuilles mortes. La saison hivernale se précisant, on savoure la précédente avec le roman d'un écrivain qu'on ne connaissait que par ses allées et venues dans les réseaux sociaux. Étrange histoire qui nous emporte vers un gamin de cinq ans qui se souvient qu'il a toujours couru. Il se sert d'un pouvoir peu usité pour gambader dans divers paysages, surtout des plages. Mettant à contribution sa curiosité d'abord enfantine sur des cartes postales, il se déporte à volonté pour échapper à un monde trop ancré dans ses habitudes. L'histoire s'ouvre sur le narrateur, Jacques Fréchette, qui s'interroge sur ses nécessités de courir. Ce qui lui permet de revisiter sa vie, passée et présente. Déjà, il n'est pas un garçon comme les autres : dès qu'il raisonne il se prend au jeu du chapardage, vers l'insolite de sa jeune existence. Mère et père affectueux, frères et sœurs conciliants. Ceux-là sans aucun don particulier. Très jeune, la beauté des filles que Jacques côtoie le fascine, plus tard, il s'éprendra de femmes qui le guideront dans ses débâcles existentielles. Il sera souvent la proie et le témoin d'événements n'ayant rien à voir avec la banalité d'une existence tracée d'avance, la plupart des êtres humains ne recherchant que la conformité rassurante des agissements. Le jeune Jacques doit beaucoup à sa mère qui, autodidacte, a développé l'imagination délirante de son fils. Ce qu'il narre avec une poésie intense contient une immense passion de l'art de vivre, prenant pour modèle Arthur Rimbaud et ses échappatoires discutables loin de ses aspirations poétiques. Plus concrètement, deux ou trois hommes bienveillants assureront le fil de ses démarches entre rêve et réalité, ne sachant pas toujours concilier les choses qui se font et d'autres pas.
Le parcours insolite de Jacques Fréchette se situe au Québec, à la fin des années mille neuf cent soixante, début des années soixante dix. Banlieue montréalaise où ses parents résident, intègres et travailleurs. Chaque fois qu'il commettra un larcin, un vieux réparateur de bicyclettes, un brin philosophe, le rappellera à l'ordre avec douceur, l'enfant, intelligent et rebelle, ne se soumettant pas à la colère justifiée de son père. Se plonger dans ses souvenirs le met en transe, lui donne le vertige. On le comprend, il doit remonter le temps et l'espace qu'il occupe au fur et à mesure qu'il grandit. Il raconte que sous son lit, il y avait un trou dans lequel il plongeait, comme Alice dans son terrier. Ce trou existait-il réellement, ou bien l'a-t-il fabriqué, imaginé ? Peu importe, ce trou est un fil " minotaurien " qui nous vaut les tours de magie de Jacques, donnant la parole à un écrivain qui nous a charmée durant plusieurs jours. Sa première loufoquerie se présentera la nuit du 20 juillet 1969 quand les astronautes américains se poseront sur la Lune. Jacques prétendant qu'il a foulé le sol lunaire, près de Neil Amstrong. Bien sûr, le Trou l'a aidé à réaliser son exploit démentiel, cependant peu probable. Excessif, jouissif à outrance, l'adolescent qu'il est devenu va goûter et s'affranchir à tous les stupéfiants avant de se compromettre dans un fâcheux avenir, d'où il sortira sain et sauf, ce qui nous a étonnée. Se démet-on aussi facilement du cartel de la drogue sans y laisser sa peau, malgré quelques avertissements tranchants ?
Il nous serait impossible d'inventorier les nombreuses situations de cette fiction surréaliste, colonne vertébrale de ce magnifique récit. Notre incursion dans ce foisonnement à la fois réel et imaginaire s'avère un survol sommaire, nous dérobant aux ressources fantaisistes du narrateur pour nous disculper de notre impuissance à relater les moindres péripéties. Les amours vivantes et mortes du jeune homme sont mises de côté. Ses trois voyages en Colombie, sa présence coutumière dans des lieux interlopes, sa passion et son savoir de la peinture. L'observant, puis l'écoutant, on imagine un tableau du peintre abstrait Willem de Kooning, qu'il cite lui-même. Décomposé, recomposé son propre univers d'agitation extrême, les recueils de poésie qu'il écrit, toujours sous la gouverne magistrale de Rimbaud. Il vit dans l'enchantement des semaines et des mois qu'il invente pour mieux se soustraire à la solitude qu'éprouvent les coureurs de fond. Si de temps à autre, il croise un amour égaré, jamais perdu, il s'en lasse, son enthousiasme laisse à désirer. Conversion subite : il veut ne semer que le bien autour de lui. Comment faire pour atteindre une telle chimère ? Un projet farfelu qu'il réalisera se révélera un échec, faisant s'éloigner des femmes qu'il a aimées. Leurré de ses intentions peut-être inconscientes, l'écrivain Mario Cholette atteint l'ultime solution, aboutissant à une fin ouverte, mêlant ses connaissances scientifiques à une logique irréaliste, combien proche de l'aviateur Saint-Exupéry plus que de l'écrivain.
Quels vocables suffisamment intelligents conviendront à ce livre loufoque, heureux, il faut le dire, bâtissant ses anecdotes sur moult métaphores et symboles ? On veut signifier que l'histoire de cet enfant puis jeune homme nous a permis de respirer plus profondément chaque fois qu'on tournait les pages, savourant l'utopie comme une madeleine proustienne. C'est écrit dans un langage moderne, dynamique, vivant, fourmillant d'humour rose et noir, sans jamais s'essouffler malgré la distance qui sépare le lecteur du coureur. Et inversement. Par contre, pour ne rien échapper de magistralement descriptif, on doit lire ce récit à doses prudentes, risquant de ne plus suivre le narrateur Jacques Fréchette dans son Trou libérateur. De rebondir on ne sait trop où. C'est un prix très cher que tout être marginal doit payer pour survivre parmi la meute conventionnelle. Faire bande à part. On peut avancer que Mario Cholette mérite de monter à bord de son engin extra-planétaire pour savourer sa prochaine virée interstellaire, peut-être nous en faire part. On s'en réjouit, attendant fébrilement la suite. L'autre extrémité de la Voie lactée ayant enregistré des échos du Trou noir de Jacques Fréchette, loquace, l'écrivain à l'imaginaire débridé, invitera ses lecteurs et lectrices sur ses rives très certainement respirables...
Le coureur de Lune, Mario Cholette
Leméac Éditeur, Montréal, 2019, 339 pages
lundi 6 janvier 2020
La mort d'un chien et ses conséquences *** 1/2
On ne peut pas dire que la première neige soit la bienvenue. On a des réminiscences de paysages lointains, fleuris tout azimut, marqués en décembre et janvier par des pluies recrudescentes. On se souvient du jardin qui fleurait bon l'entêtant parfum du lilas. On s'en mettait plein les narines, comme effleurée d'un sombre pressentiment. On a lu le roman de Gabrielle Lisa Collard, La mort de Roi.
Si on n'aime pas les histoires débilitantes, l'auteure nous gâte avec un premier récit grinçant, dérangeant, hors des normes propres à la littérature romanesque. Tout d'abord, on a reculé devant cette lecture déroutante, pour ne pas dire agressive. On y est revenue, décidée à élucider cette aventure de peine incommensurable après que le chien de Max soit mort. Élucider s'avère prétentieux mais essayer de saisir les intentions mortifères de Max, la narratrice, qui la poussent à commettre des crimes sur des personnes qui ne lui sont rien, ou si peu. Il suffit d'une griffure métaphorique pour que Max haïsse et tue l'auteur de cette blessure. Elle est consciente que quelque chose, depuis son enfance, dépasse ses manières d'abréger l'existence d'hommes, de préférence. Elle a toujours aimé entrer dans des maisons vides de leur propriétaire, en tâter les objets — quelle précision dans les détails —, en sentir les odeurs, les vêtements, tout ce qui s'imprègne de la présence récente d'un corps humain. Elle est blonde et grosse, se dépeint-elle, « son corps osseux écrasé sous mes trois cents livres de chair immuable. » Réflexion après avoir tué son voisin, chez qui elle a pénétré, le trouvant endormi « dans son vieux lazy-boy, vert forêt élimé [ ... ] » , répugnant. Elle se souvient qu'il a été un « pogneur de cuisses », laissant supposer qu'il se serait rincé l'œil des appâts de Max.
L'enfance, comme souvent dans la fiction actuelle, n'est pas en reste pour essayer de justifier le comportement « weird » de quelques individus en marge d'une société bien-pensante. Max a des parents conventionnels, attachés aux valeurs ancestrales, une jeune sœur, Gi, qui a saisi d'inquiétantes interférences dans la tête de Max, cette dernière avouant que dans son cerveau, ça crie parfois trop fort. Elle se considère comme sa propre ennemie. « Je me déteste de croire que je suis donc profonde, que ma riche vie intérieure est spéciale, pis que l'univers entier existe dans ma poitrine. » Lucidité effrayante qu'elle n'essaie jamais de nier, il lui semblerait alors que ses conditions d'agir seraient pires qu'une apathie mortifère. Pendant qu'elle se démène avec l'horreur ténébreuse de son existence, elle se remémore la vie de son chien Roi à ses côtés, l'affuble de qualités inexistantes en aucun être humain, qu'elle rencontre inopinément. Sa première incartade inexplicable se fera dans la maison de Madeleine Metcalfe, une « femme sur la rue où j'ai grandi, qui buvait seule en regardant Sous un ciel variable, le téléroman le plus soporifique de l'univers. » Tout révolte Max qui, trentenaire, ressemble de plus en plus à sa grand-mère. Elle se souvient, et c'est tendre, même avec des sursauts de colère qu'elle n'est jamais parvenue à réfréner.
Max commettra d'autres meurtres, des corps qu'elle abandonnera dignement dans la nature. Démembrés, livrés aux bêtes sauvages. Étonnamment, elle ne remettra jamais ses meurtres en question, croyant bien faire, non pour la société mais pour elle-même. Elle a un « chum » qui succède aux précédents, qui ne s'étonne de rien, se laisse vivre au gré des fantaisies de sa compagne. Il en ignore le vertigineux combat dont il sera une victime, fil révélateur au début du récit. Elle hait les émotions, pourtant, son histoire en est comble, tant d'ordre analytique que psychologique. On dirait qu'elle tient la main d'un lecteur attentif, d'une lectrice compatissante, se confiant comme souvent cela arrive, à des individus desquels elle ne sait rien. Questionnement vertigineux depuis la mort de Roi, mise en abyme à laquelle Max se soumet, ses points de repère se délitant chaque fois qu'elle désire s'y ancrer. Dans la rue, avec ses écouteurs sur la tête, « la musique dans le tapis, sans jamais me retourner pour scruter la noirceur. » Comment aurait-elle pu faire, elle qui tue pour atténuer la perte de son chien ? Sans aucune joie, bien qu'elle parvienne à planter des fleurs, s'allongeant sereinement, la fatigue la submergeant, auprès de sa victime, triturant les corps de ses mains nues ou gantées.
C'est un court roman où la noirceur de certains êtres humains se révèle, telle une maladie insidieuse, engourdie aux confins de notre corps, embrouillant notre esprit. Maladie qui peut se réveiller ou demeurer inerte jusqu'à notre mort. Il fallait un surprenant courage à Gabrielle Lisa Collard pour aborder un tel sujet redoutable, occulté de nos retors principes. À la manière de la narratrice, nous pouvons vomir cette histoire ou, au contraire, nous y vautrer avec une curiosité accrue par l'insistance provocatrice de Max, à la fois, ombre et lumière. L'accepter comme le témoignage d'une feinte innocence chaque fois qu'un inconnu se fait ange bienfaisant avant de se transformer en démon irresponsable. Livre coup de poing, frappé sur la table encombrée de nos lectures appesanties parfois de somnolence...
La mort de Roi, Gabrielle Lisa Collard
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2019, 135 pages
Si on n'aime pas les histoires débilitantes, l'auteure nous gâte avec un premier récit grinçant, dérangeant, hors des normes propres à la littérature romanesque. Tout d'abord, on a reculé devant cette lecture déroutante, pour ne pas dire agressive. On y est revenue, décidée à élucider cette aventure de peine incommensurable après que le chien de Max soit mort. Élucider s'avère prétentieux mais essayer de saisir les intentions mortifères de Max, la narratrice, qui la poussent à commettre des crimes sur des personnes qui ne lui sont rien, ou si peu. Il suffit d'une griffure métaphorique pour que Max haïsse et tue l'auteur de cette blessure. Elle est consciente que quelque chose, depuis son enfance, dépasse ses manières d'abréger l'existence d'hommes, de préférence. Elle a toujours aimé entrer dans des maisons vides de leur propriétaire, en tâter les objets — quelle précision dans les détails —, en sentir les odeurs, les vêtements, tout ce qui s'imprègne de la présence récente d'un corps humain. Elle est blonde et grosse, se dépeint-elle, « son corps osseux écrasé sous mes trois cents livres de chair immuable. » Réflexion après avoir tué son voisin, chez qui elle a pénétré, le trouvant endormi « dans son vieux lazy-boy, vert forêt élimé [ ... ] » , répugnant. Elle se souvient qu'il a été un « pogneur de cuisses », laissant supposer qu'il se serait rincé l'œil des appâts de Max.
L'enfance, comme souvent dans la fiction actuelle, n'est pas en reste pour essayer de justifier le comportement « weird » de quelques individus en marge d'une société bien-pensante. Max a des parents conventionnels, attachés aux valeurs ancestrales, une jeune sœur, Gi, qui a saisi d'inquiétantes interférences dans la tête de Max, cette dernière avouant que dans son cerveau, ça crie parfois trop fort. Elle se considère comme sa propre ennemie. « Je me déteste de croire que je suis donc profonde, que ma riche vie intérieure est spéciale, pis que l'univers entier existe dans ma poitrine. » Lucidité effrayante qu'elle n'essaie jamais de nier, il lui semblerait alors que ses conditions d'agir seraient pires qu'une apathie mortifère. Pendant qu'elle se démène avec l'horreur ténébreuse de son existence, elle se remémore la vie de son chien Roi à ses côtés, l'affuble de qualités inexistantes en aucun être humain, qu'elle rencontre inopinément. Sa première incartade inexplicable se fera dans la maison de Madeleine Metcalfe, une « femme sur la rue où j'ai grandi, qui buvait seule en regardant Sous un ciel variable, le téléroman le plus soporifique de l'univers. » Tout révolte Max qui, trentenaire, ressemble de plus en plus à sa grand-mère. Elle se souvient, et c'est tendre, même avec des sursauts de colère qu'elle n'est jamais parvenue à réfréner.
Max commettra d'autres meurtres, des corps qu'elle abandonnera dignement dans la nature. Démembrés, livrés aux bêtes sauvages. Étonnamment, elle ne remettra jamais ses meurtres en question, croyant bien faire, non pour la société mais pour elle-même. Elle a un « chum » qui succède aux précédents, qui ne s'étonne de rien, se laisse vivre au gré des fantaisies de sa compagne. Il en ignore le vertigineux combat dont il sera une victime, fil révélateur au début du récit. Elle hait les émotions, pourtant, son histoire en est comble, tant d'ordre analytique que psychologique. On dirait qu'elle tient la main d'un lecteur attentif, d'une lectrice compatissante, se confiant comme souvent cela arrive, à des individus desquels elle ne sait rien. Questionnement vertigineux depuis la mort de Roi, mise en abyme à laquelle Max se soumet, ses points de repère se délitant chaque fois qu'elle désire s'y ancrer. Dans la rue, avec ses écouteurs sur la tête, « la musique dans le tapis, sans jamais me retourner pour scruter la noirceur. » Comment aurait-elle pu faire, elle qui tue pour atténuer la perte de son chien ? Sans aucune joie, bien qu'elle parvienne à planter des fleurs, s'allongeant sereinement, la fatigue la submergeant, auprès de sa victime, triturant les corps de ses mains nues ou gantées.
C'est un court roman où la noirceur de certains êtres humains se révèle, telle une maladie insidieuse, engourdie aux confins de notre corps, embrouillant notre esprit. Maladie qui peut se réveiller ou demeurer inerte jusqu'à notre mort. Il fallait un surprenant courage à Gabrielle Lisa Collard pour aborder un tel sujet redoutable, occulté de nos retors principes. À la manière de la narratrice, nous pouvons vomir cette histoire ou, au contraire, nous y vautrer avec une curiosité accrue par l'insistance provocatrice de Max, à la fois, ombre et lumière. L'accepter comme le témoignage d'une feinte innocence chaque fois qu'un inconnu se fait ange bienfaisant avant de se transformer en démon irresponsable. Livre coup de poing, frappé sur la table encombrée de nos lectures appesanties parfois de somnolence...
La mort de Roi, Gabrielle Lisa Collard
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2019, 135 pages