lundi 21 décembre 2020

Une vie extraterrestre, autre Éden ? *** 1/2

 


Elle a quatre-vingt deux ans, nous dit avec humour que son présent demeure son seul avenir. Qu'elle veut se séparer de ses meubles, de ses livres, de ses babioles, avant que ce monde aux apparences inoffensives ne se débarrasse d'elle. Remue-ménage auquel elle nous invite à participer, souhaitant ne rien faire d'autre que de ruminer d'anciennes rancœurs, enfermées dans le silence du bois et du papier. On commente le roman de Christiane Lahaie, Zone 51.

Après avoir lu ce récit à la touche divertissante, on s'est demandé pour quelles raisons certains d'entre nous se sont passionnés, se passionnent encore, pour une vie extraterrestre. Meilleure, on l'ignore. Dépaysement, goût de la conquête, on n'en sait pas davantage. L'histoire que nous offre l'écrivaine contient cette énigmatique interrogation. Rêver aux existences paranormales, comme le fait Olivia, jeune femme floue, victime d'inceste durant son enfance et adolescence, n'est-il pas prétexte à dissimuler l'innocence trahie, enterrer bien des souffrances ? Ce sont des anecdotes mentionnées dans des carnets que lira discrètement la narratrice qui mettront au jour d'obsédantes préoccupations d'Olivia, sans que nous sachions vraiment quel a été son cheminement douloureux. L'histoire est simple, tout à fait plausible. Celle qui relate a vingt-trois ans, a réussi son examen universitaire en anthropologie. Avec deux amis, étudiants comme elle, amateurs de mondes paranormaux, elle décide de se rendre à la Zone 51, base secrète de l'armée de l'air américaine, perdue dans le désert du Nevada. Elle, c'est pour échapper à l'aveuglement affectif de ses parents, la mère, avocate, le père, architecte. Échapper aussi à son physique qu'elle juge ingrat. Elle est riche, très riche, ses parents comblent le moindre de ses désirs. Elle ne croit en rien, surtout pas aux extraterrestres, ne sait trop quoi faire de sa peau, qu'elle outrage de ses récriminations. Rebelle, mais généreuse, elle prendra en charge ses trois amis, les conduira jusqu'au Nevada. Il y a Olivia, fragile, inhibée, un brin anorexique. Antoine, qui a grandi en banlieue, entretient un goût prononcé pour l'étrangeté de l'univers. « Haut comme trois pommes », il a beaucoup de succès auprès des filles. Il fume énormément, jongle avec le cannabis et l'alcool fort. Se joint à eux, Claude Étienne, un Noir de Haïti. Passionné de pratiques vaudou et des « alignements telluriques, les leys. » Occupe ses journées à la bibliothèque, à la cafeteria de l'université où tous les quatre étudient, sans grande conviction. 

Quand la narratrice se remémore cette invraisemblable équipée, le temps a apaisé les esprits. Les quatre avaient dans la vingtaine. Depuis cet âge à la fois radical et oscillant, quarante ans ont semé leurs embûches et leurs joies, il y en a toujours, sur les  sentiers planifiés par la vie incertaine. Que sont devenus Antoine et Claude ? Nous en savons peu sur cette période du temps élastique, pas plus que la narratrice ne s'explique sur son cas qu'elle éclipse. Un trou noir l'habite, frustrant la lectrice qu'on est, mais nourri du souvenir de ses trois amis, de leur randonnée rocambolesque. Elle n'imagine rien, elle narre avec une terrifiante lucidité, ironie grinçante qui remet en question le mal-être des deux hommes, celle plus désespérante d'Olivia, dont elle parviendra à percer la personnalité narcissique, dans quelques-unes de ses notes révélées dans ses carnets. Désenchantée certes, la narratrice éprouve envers ses compagnons une commisération surprenante, ne les obligeant qu'à une discipline routière, les deux hommes braqués sur la beauté vulnérable, tragique,  d'Olivia, sur son « charisme à revendre ». La route empruntée évoque de très belles pages de Jack Kérouac, le chemin menant à tous les bouts de nos espérances s'avérant marqués de nos empreintes humaines, poussiéreuses. Quatre personnes enfermées dans une Jeep ultra moderne ne peuvent éviter les salissures de la promiscuité. Ébrécher les pires convictions pour les mettre à néant, ce qui arrivera à Claude et à Antoine qui déserteront le périple tant souhaité, quand ils se rendront compte que les extraterrestres faisaient partie de leurs rêves, une fois de plus anéantis, encourageant les aveux de leurs conditions familiales. Seule, Olivia désire aller jusqu'au bout de sa nuit, jusqu'à la fin de sa jeune vie auto-mutilée...

Roman dont on ne déroulera pas l'aventure, il est toujours dommage d'en extirper le cœur, au risque de se retrouver, aride, au centre de notre propre erreur. C'est peut-être pour cette raison que la narratrice n'a pas cru bon d'affubler son histoire particulière de trop de convenances, préférant conserver les images graves, parfois désopilantes, de protagonistes en quête d'eux-mêmes. Si, soudainement, elle les remet en lumière, elle a refusé de revoir ses deux compagnons après qu'ils eurent fait place à l'incertitude de leurs sentiments et sensations, abandonnant leur amie dans le sillage de ses interrogations à propos d'Olivia. À sa manière déconcertante, celle-ci demeurera fidèle à sa compagne, avant de disparaitre aux abords de la Zone 51, laissant des indices suspects à une femme qui, quarante ans plus tard, n'a cessé de se questionner sur la pertinence de ses agissements confondants. Qu'est devenue Olivia, irréconciliable avec sa jeunesse mutilée ? Le mystère de sa disparition est aussi discutable que celui de croire en l'existence de civilisations plus affinées que la nôtre. 

Fiction qui, comme plusieurs événements inattendus de notre vie, se lit au premier degré avant que nous réalisions qu'elle renferme un bagage rempli de nos croyances en un Éden improbable. Comme si les extraterrestres nous réservaient le meilleur des mondes, un univers qui n'appartient qu'à la jeunesse utopique, friande de changer son propre monde pour savourer d'illusoires paradis. Se retrouvant un jour ou l'autre, face au miroir décevant de l'adulte qu'elle deviendra. Ne résolvant rien, pas mieux que les ingénieurs de la Zone 51 américaine. En fait, c'est le récit de dérobades, ruban de Moebius, route parfois infernale, que nous dépeint, d'un ton kaléidoscopique, l'écrivaine Christiane Lahaie, sous le couvert d'un voyage qui ne connaitra jamais sa fin, même après quarante ans de questionnement, d'autodérision...


Zone 51, Christiane Lahaie

Lévesque Éditeur, Montréal, 2020, 168 pages


 

lundi 14 décembre 2020

Le rire tonitruant d'un artiste touche-à-tout *** 1/2


Jour bleu, jour gris, humeur citadine qui oscille entre deux teintes. Reflétant, tel un baromètre, les aspects éveillés ou endormis de la ville. Le juste milieu des événements, souvent, nous échappe, les jours s'obscurcissant selon le regard, lui aussi bleu ou gris, que nous portons sur eux. C'est de ces encombrements de couleurs indéfinies que se façonne notre existence. De jour, de nuit. On a  lu le récit de Simon Boulerice, Pleurer au fond des mascottes.

Il est rare qu'on commente une autofiction ou une autobiographie, chaque existence étant le privilège de chacun et chacune. Ayant abordé notre lecture, on s'est laissée emporter par l'originalité de la parole de l'écrivain polyvalent. Le théâtre, on en connaissait les apparences, celles qui divertissent le spectateur. Derrière le rideau magique, quelles en étaient les assemblages entre la scène, les actrices et acteurs, on l'ignorait. Il est certain qu'après avoir traversé les joies et les angoisses du narrateur, on n'ira plus au théâtre avec quelques idées préconçues. 

Trois niveaux, réunis dans le titre, donnent le ton aux confidences de l'écrivain. Comme il se doit, l'enfance d'un garçon pas tout à fait comme les autres. Le narrateur affirme qu'il était fait pour la pénombre, parce que sauvage. Son corps grassouillet lui vaut le sobriquet douteux de Bouboule. Il chante, il sourit, la joie le possède. Plus tard, le rire lui sera un rempart contre des impératifs professionnels, un baume réparant les blessures morales. Il est né à Saint-Rémy, sur la rive-sud de Montréal, ses parents possèdent un club vidéo où l'enfant visionne des films à satiété, influençant peut-être sa vocation de comédien, bien que le théâtre fût entré dans sa vie accidentellement. Adolescent admiratif de sa cousine, c'est elle la future comédienne de la famille. Il lira des piles de livres en français, mais son jeune âge lui fera commettre des impairs quant à la formulation de certains qualificatifs. À quinze ans, il sera embauché par sa voisine, Claire Létourneau, qui lui enseignera l'aménagement paysager. Avide de tout ce qu'il entreprend, il y met tout son « génie d'acharnement ». De cette expérience, il apprendra la rigueur de l'artisan, vertu qu'il cultivera sa vie entière. Le jardinage lui fera faire la connaissance de Louise, amie de Claire Létourneau, qui, l'entendant chanter, l'observant danser, lui proposera de devenir la mascotte de la Croix-Rouge, Didi, pour le défilé de la Saint-Jean-Baptiste. Premier rôle qu'il acceptera, défendant une cause, celle des gens qui se noient, négligeant de porter un  gilet de sauvetage. Il entame, alors, une vie de porte-parole, il aime éveiller les consciences. Entre-temps, il lit énormément, se passionne pour l'œuvre picturale de Vincent van Gogh. Tout ce qu'il touche du regard ou des mains devient sujet d'émerveillement. Un stroboscope offert par son père, le fascinera au point de défragmenter son corps, son esprit, s'interrogeant sur sa propre multitude, opposant le blanc et le noir que nous possédons en chacune de nos oscillations... Il jouera sa première pièce, qu'il a écrite, dans la salle communautaire de son village. C'est un succès qui le flatte, le rend excessivement lucide pour la suite de ses engagements. Puis, retour vers la mascotte qu'il décrit avec amour et compassion, celle-ci lui révélant d'insondables questions...

Peu d'ordre chronologique dans ce parcours d'homme voué à la profession nomade qui lui tient à cœur. Des souvenirs affluent, des noms d'acteurs, d'écrivains, de chanteurs, sillonnent la mémoire qui s'épanche sur le papier, comme pour ne rien laisser se dénaturer, s'effilocher dans l'oubli. Il étudie la littérature, le théâtre à l'UQAM. Un contrat de clown dans les Loblaw lui convient. Une autre occasion d'apprendre, sa curiosité inassouvie se raccroche à moult apprentissages, rencontrant des gens qui le guident, lui, leur offrant son sourire constamment affiché sur son visage. En 2002, l'adolescence étant sevrée, il cohabitera avec deux cousines. L'une et l'autre terminent leurs études. L'une en littérature, l'autre prépare ses auditions pour les écoles de théâtre. Digression qui nous vaut un bref portrait de la romancière Violette Leduc. Il est toujours agréable de s'instruire auprès d'un jeune homme de dix-huit ans qui ne cessera de se pâmer pour des écrivains dont le talent n'est plus à mentionner. Jean Cocteau, Françoise Sagan, Raymond Radiguet, une époque de jeunes prodiges, que Simon Boulerice, humblement, admire. Lui-même publiera son premier livre à vingt-sept ans. Lectures d'agrément, certes, stimulant le jeune homme quand il arrive à l'école de théâtre, partagé qu'il est entre la solitude et la collectivité, entre la sauvagerie et l'entregent. Beaucoup de voix se propagent d'une manière chorale dans l'apprentissage d'une profession tant exigeante. Intemporalité et souvenirs s'avèrent deux particularités qui le somment d'aller toujours plus loin, au-delà de toute agitation mentale. Il retient des noms qui lui enseignent les rudiments du métier, Suzanne Garceau, Catherine Bégin, Johanne Fontaine, comédiennes qui lui assureront le succès. Mais le tendre et rieur Simon doit se fabriquer une carapace, pour poursuivre sans anicroches sentimentales ses ambitions professionnelles. Il y parviendra, deviendra lui-même un exemple à suivre, à  imiter, sa personnalité rigoureuse captivant les artistes en herbe de la jeune génération. Lisant son cheminement, on a l'impression que son amour pour les mascottes ne l'a jamais quitté, mettant à profit ce qu'il protège en lui, soit être présent sans être vu. Des pages admirables parsemées de reconnaissance envers ce personnage de peluche, nous ont émue, imaginant l'homme soumis aux affres de l'enfermement dans ces corps inanimés à qui il donne vie, le temps d'un défilé festif. Simon Boulerice ne dit-il pas qu'il n'est qu'un cintre, qu'armature pour porter de la peluche ?

Il est impossible de citer ici toutes les merveilleuses et douloureuses aventures qui ont formé le comédien acclamé qu'il est devenu, ses préférences, partagées entre livres écrits et publiés, pour les pièces de jeunesse. Nina Simone chante, Mishima le questionne. Protagonistes réels ou fictifs, toutes et tous trouvent une place presque philosophique durant les années qui ont façonné un être exceptionnel. De ce destin, car s'en est un, on a aimé le temps élastique nourri de poèmes, de chansons, de citations. Leurs auteurs recevant sans faillir plusieurs onces de reconnaissance de la part d'un homme qui a réussi à cacher ses larmes derrière des sourires, des rires, autres masques qu'il ne manque pas d'affubler d'un clin d'œil pour Julia Roberts, affirmant que son rire est le plus beau du milieu du cinéma. « Le rire de Julia avale tout. Le rire de Julia nous tire dans la joie. » Devenu dramaturge, chroniqueur radio, metteur en scène, poète et romancier, auteur de littérature de jeunesse, ne serait-il pas décent de retourner à Simon Boulerice un tel compliment intense, s'il est vrai que nous devons à cette tonitruance la presque certitude d'un talent que l'enfant de huit ans avait décelé en lui ?


Pleurer au fond des mascottes, Simon Boulerice

Collection III, dirigée par Danielle Laurin

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2020, 190 pages

 

 

lundi 7 décembre 2020

Un immigrant et ses travers vagabonds *** 1/2


Notre présence étant occasionnelle et utilitaire dans Facebook, on a constaté la recrudescence d'un douteux narcissisme. Des photos de soi, de face ou de profil, avec ou sans masque. Un étalage dérangeant d'occupations très personnelles, sinon intimes. Et des citations à la pelle décrivant notre manière de faire pour être heureux. Notre citation favorite étant de rester cachée pour vivre heureuse, on fuit cet étalage d'indiscrétions. On a lu les nouvelles de Josip Novakovich, Café Sarajevo.

Quatorze textes, qui s'apparentent davantage au récit qu'à la nouvelle, dépeignent un monde que l'on connait à peine. Celui d'une Europe entretenue longtemps dans sa culture, si peu à voir avec la nôtre. Il a fallu qu'opère une transhumance humaine intense pour accéder à ses conditions sociétales, à sa richesse culturelle. C'est donc avec un élan curieux qu'on s'est penchée sur le microcosme d'un univers se révélant à travers les randonnées d'un homme, immigrant, bien installé aux États-Unis. Rêve à l'envers du narrateur qui, semblable à beaucoup d'êtres qui ont dû quitter leur pays, remonte le fil du temps, sous des caractéristiques dissemblables. Au cours des récits, les traits singuliers de cet homme vagabond ne font qu'accentuer un profil démultiplié sous le couvert de moult professions. Des souvenirs, brefs, essaiment le livre, révélant l'identité du narrateur. Il a grandi à Duravar, relate des événements rancuniers qui ont séparé les Serbes des Croates. Barrières haussées entre les deux pays qu'il traite avec un humour grinçant, nous informant que la véritable barrière est celle de l'alcool. Il veut se rendre à Belgrade, n'a pas les moyens de se payer une chambre d'hôtel. Un ami le dirigera vers la maison d'un marginal qui boit plus qu'il ne faudrait. Primordial indice émaillant les récits qui alimentent le recueil, l'alcool s'avérant une manière de survivre, de ne pas se prendre trop au sérieux, camouflant de profondes souffrances, dissimulant des sentiments épidermiques. Le narrateur poursuit son périple aventureux. Cette fois, il veut se rendre à New York. Sur le bord de la route, il fait du pouce, un camion s'arrête. Le chauffeur l'interroge sur ses origines, doutant de l'honnêteté de l'Iranien qu'il n'est pas. S'ensuit un dialogue entre les deux hommes, débité sur fond de bière, mettant au jour l'esprit borné du chauffeur américain. Situation à la fois burlesque et pitoyable, le passager se mettant sans cesse au diapason de son compagnon, qui finit par le jeter hors du camion. Celui-ci se retrouve en prison à la suite d'altercations délirantes dues à l'alcool. Il est dans l'État de l'Iowa, représenté soudainement par un vieillard soulard, imbu de patriotisme local. Le narrateur quitte enfin cet endroit, incompréhensible aux étrangers, l'autobus s'avérant l'échappatoire secourable. Ce récit nous a fait penser aux plus belles pages de Jack Kérouac, dérivant sur les routes américaines. Plus loin, un étudiant, écrivain en herbe, sera le majordome d'un homme richissime, directeur d'une usine de jouets. Ce qui ne sera pas simple, le jeune avouant les vertus de sa paresse, s'y complaisant, il sera mis à rude épreuve. Il doit cultiver un jardin quasiment à l'abandon, servir un groupe d'invités lors d'un repas mondain, organisé par son patron. Aidé du cuisinier chinois, il s'en sortira tant bien que mal. Mais, comme dans les autres nouvelles, l'aventure aura une suite inattendue avant d'en arriver à une conclusion où l'étudiant, subordonné à sa paresse, causera des difficultés à d'éventuels employeurs. Toujours, innocemment, sont décrites des bribes de faits socio-politiques. S'immiscent des déceptions amères, des propos avortés. Un texte véritablement symbolique.

Autre approche, celle du monde animal, particularisé par un rat mélomane, par un bouvier australien, par un bélier, puis par un chaton. Les quatre mammifères se sont montrés par hasard, ont été adoptés par compassion. Chacun enrôlé dans son univers restreint, comme une ferme, une maison. Entre deux fables animalières, intervient un court texte où l'alcool sert de prétexte à mentionner une loi promue par le président russe, Vladimir Poutine. Loi interdisant les produits de la Géorgie, surtout les vins et même l'eau minérale. Manière habile de décréter que les boissons alcoolisées étaient interdites en Russie. Gorbatchev, en son temps, en fut le précurseur, ce qui avait précipité sa chute. Récit réflexif qui se clôt sur une note ironique, signée Mark Twain. Le chat nous ramène au temps présent, à Saint-Pétersbourg, à Paris, enfin, dernier parcours du félidé, les États-Unis. Chat cosmopolite. Puis, critique physique et brutale du sport, quand le narrateur assiste à un match de foot, parvenu en demi-finale, en Croatie. Nouvelle qui décrit un grave incident se retournant contre le narrateur lors d'une promenade avec la victime handicapée. Métaphore qui ne laisse aucun doute sur l'avenir du conteur, devenu, pendant le match, un homme qui a réclamé du sang, à la suite d'un jeu de main maladroit, passé inaperçu par l'arbitre de l'équipe opposée. Vengeance préméditée par le joueur, prisonnier de son fauteuil roulant. Lucidité impitoyable de la part du pousseur, transformé en justicier sportif sanguinaire... Un souvenir douloureux de la Croatie nous emmène vers une longue nouvelle, trop bavarde. La rencontre de deux amis qui se retrouvent dans un restaurant, à Belgrade. L'un craint d'avoir une crise cardiaque, l'autre se pose des questions sur son ami, perdu de vue depuis vingt-cinq ans. L'histoire ethnique entre Serbes et Croates pèse lourdement sur eux, ils se méfient l'un de l'autre. Séparation des deux hommes, qui ressemble à une fuite. Le recueil, en fait, n'est que fuite. La nécessité de bouger, ou privilégier la sédentarité, s'avère une démonstration physique et mentale de certains immigrants, qui ne savent plus où se fixer, loin du pays natal. Ce n'est pas pour rien que le dernier texte fermant le recueil, se titre Café Sarajevo, récit éponyme qui témoigne du succès de ce bistrot situé à Montréal, où se donnaient rendez-vous les immigrants balkaniques. N'en reste plus que la nostalgie...

Recueil agréable et instructif à lire, qui nous emporte, avec le narrateur, dans un monde étranger à celui de l'Amérique du Nord. Parfois, si les lieux abordés sont déroutants, il suffit de déployer notre désir curieux de voyager là où, contrairement aux chats, il est impossible de se sentir dépaysé après en avoir ingurgité les premières saveurs, alcool compris. C'est aussi satisfaire son besoin de s'évader, de faire connaissance avec des protagonistes pittoresques, sur lesquels nous revenons au cours d'une deuxième lecture, de crainte de ne pas avoir consacré le temps nécessaire à la compréhension de tout être humain...


Café Sarajevo, Josip Novakovich

Traduction de l'anglais par Felicia Mihali

Les Éditions Hashtag, Montréal, 2020, 212 pages


 

lundi 30 novembre 2020

L'enfance perçue comme un arbre essentiel *** 1/2


Des moments délicieux nous traversent de part en part, redoutables comme la flèche de Niobide, nous coupant le souffle, figeant un sourire sur nos lèvres. Ces moments exquis sont dus à un événement aussi petit que nos démons endormis dans nos mémoires, ne s'éveillant que lorsque nous redoutons mourir d'essoufflement. Inutile de chercher à comprendre, rien n'a eu lieu, rien ne s'est passé. Une brèche dans un rêve assoupi. On commente le roman de Julie Dugal, Nos forêts intérieures. 

Si cette année a été plus que difficile, quelques lueurs inattendues ont traversé et éclairé les ombres mouvantes de nos occupations littéraires. Comme celle d'avoir découvert de très beaux livres — romans et nouvelles — écrits par de jeunes et moins jeunes auteurs qui en sont à leur premier coup de maitre. Des femmes auront essaimé leur talent au tableau de la littérature québécoise, pour notre grand plaisir de lectrice. C'est le cas d'un premier roman qui nous est tombé sous les yeux un peu par hasard, relatant la démarche de Nathalie, jeune femme qui a quitté le lieu de son enfance, pour elle privilégiée, y laissant des souvenirs inaltérables. En ville, à Montréal, elle a construit une maison sentimentale avec un homme, Mathieu, de qui elle aura deux filles. C'est à la naissance douloureuse de l'aînée, Magalie, qu'un réveil se fera en elle, se remémorant les êtres qui lui ont manqué depuis le départ de son village avec sa famille, à l'adolescence. Se greffent à ce vide affectif, sa grand-mère, son cousin, Luc. Son oncle Paul autour duquel plane une confuse histoire amoureuse, mal définie, avec une très belle femme, Anita, qui vit, recluse, dans une cabane, loin du village. Des livres traitant de plantes remplissent sa demeure. Elle est dépeinte comme une sorcière parce que marginale. Nous le savons, nous nous méfions des êtres dont les gestes ordinaires diffèrent de ceux de nos semblables. Dans le présent de Nathalie, il y a Karine, l'amie de toujours, qui, avec ses parents, a rejoint la ville peu après la famille de Nathalie. Si cette dernière a une âme de guerrière, Karine est la petite fille qu'elle protège, blonde aux yeux bleus, manières floues et délicates. Un rien immatérielle dans ses comportements. La vie effrénée ne va-t-elle pas les séparer, Karine n'ayant pas assisté à la naissance d'Adèle, deuxième fille de son amie. De la colère fomente une partie du passé de la narratrice, en même temps qu'un sentiment immodéré pour la forêt Rouge l'a enivrée de ses senteurs sauvages, contrairement à Karine qui s'avère plus méditative, faisant confiance aux divinités forestières quand elle y dort avec Nathalie. La force de celle-ci est nourrie de ses peurs instinctives, de son refus à se soumettre à l'oubli, comme amputée d'un membre qui se rappelle à un corps mutilé. 

La fiction alterne entre hier et aujourd'hui, l'insouciance et la maturité. Ce qui est une gageure pour un premier roman aussi conséquent, magnifiquement écrit. On aurait pu se perdre dans ce dédale d'allées et venues où couve puis surgit un drame amoureux, les villages soudoyant le mystère qui s'y fabrique au détriment d'un bonheur simple et honnête. Le silence plombé, coupé en morceaux lors de l'anniversaire de la grand-mère, résoudra bien des arcanes. La mort de l'oncle Paul quand il tombe d'un toit. La personnalité troublante de Luc, éternel adolescent, qui a préféré la forêt et ses éléments, faune et flore, aux effluves empoisonnés de la ville. Karine et sa soudaine obsession pour les Tupperware qu'elle représente d'une contrée à une autre, au grand dam de Nathalie. Son aventure sexuelle avec un chauffeur d'autobus alors que Karine a été prêcher une saison en Afrique. Les parents, les tantes, les cousins et cousines, occupent un monde qui n'est pas dépourvu d'humour, allégeant l'atmosphère rebellée de l'histoire que l'écrivaine défriche dès l'entrée sur scène des protagonistes. La liberté, que Nathalie prétend ne plus avoir, qu'elle veut transmettre à ses filles, après qu'elle se fut remise de l'échec de son couple. L'histoire est riche de ces outrances, de ces excès, que seule Nathalie ressent, la naissance de ses enfants ayant ouvert une brèche sur l'antan des émotions, surtout des sensations. On dirait que des branches ont poussé au bout de ses bras, de ses jambes. Dans sa tête, dans son corps. Elle s'est découvert une force d'arbre qu'elle abreuve de son trop-plein de tendresse envers une longue saison charnelle de faune et de flore qui n'est plus, qu'elle recherchera avec Karine. N'avait-elle pas rêvé d'une retraite intérieure, entourée de la nuit, de ses occupants animaliers, de la végétation ? Mais qui a retrouvé intacts les lieux de l'enfance ? Qui ne les a pas modelés de manière à ce que la vie adulte soit supportable ? Quand se croisent, arrangés, le passé et le présent affublés de nos errances, ne manque que la véracité de nos enchantements. Ce qui arrivera à Nathalie après une fin de semaine près de Luc, dans sa roulotte brinquebalante, symbole inévitable d'un événement qui assagit l'enfance, la classe parmi l'embellie des légendes. 

Le récit étant complexe, imbriqué de niveaux distincts, parfois kaléidoscopique, on a choisi de l'effleurer, laissant la partie belle à la lectrice, au lecteur, qui découvrira mille merveilles au cours de ces pages, poétiques, intelligentes, desquelles on a tu l'essentiel, incitant toutes sortes d'imaginaires à révéler ce qui, à force de camoufler les frayeurs d'une petite fille, réinvente des lieux irréels, telle une école désertée, tel un champ de cannabis. Incantation d'une enfance poussée à ses extrêmes, Nathalie se reflétant dans la sérénité de Karine, reconnaissant enfin leurs oppositions. Tant d'autres liens dénoués, après que la violence du feu les a ravagés pour que le sol, d'innombrables sols calcinés, redeviennent vierges, que renaisse une vie originelle et que Nathalie, restant identique à ce qu'elle est, se réconcilie avec elle-même, demeure la flamme essentielle de ce renouveau. Un premier roman qui survit généreusement dans la mémoire quand il s'agit de le fermer, de passer à moindre lecture.


Nos forêts intérieures, Julie Dugal

Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2020, 400 pages

 

 

lundi 23 novembre 2020

Des saveurs sucrées, salées et pimentées *** 1/2


Il faudrait écrire une introduction au plus vite, nous ordonne D. sur un ton péremptoire qui nous fait sourire. Des journées s'ouvrent où l'inspiration se réduit à peu de choses, sinon à rien. Pourtant, ce ne sont pas les sujets d'actualité qui manquent, peut-être y en a-t-il trop qui nous sapent le moral, leur intérêt flânant au bas de l'escalier, hésitant sur la première marche de notre curiosité. On commente le roman de Fanny Britt, Faire les sucres.

Voici une écrivaine, dramaturge et essayiste, qui nous a séduite dès la parution de son premier roman, Les maisons. On ira jusqu'à dire que cette nouvelle œuvre a révélé son immense talent. Nous le savons, un premier livre s'écrit presque d'instinct, spontanément, alors que la suite demande plus de discipline intellectuelle, de réflexion préméditée, pour signer la continuité d'un travail efficace. Ce deuxième opus, qui nous a fascinée, contient les qualités inestimables qu'on mentionne dans ces quelques lignes. On a déploré de l'avoir terminé, on aime les événements durables quand ils sont parés d'une écriture autant musicale. Roman polyphonique s'il en est. Les protagonistes modèlent leur destinée sur ce qu'ils figurent de conformisme dans une société qui les a privilégiés. 

Lui, Adam Dumont est un chef-cuisinier réputé, vedette d'une émission culinaire à la télévision. Elle, Marion, a choisi d'être dentiste pour plaire à son père. Lors de vacances à Martha's Vineyard, au Massachusetts, Adam, faisant du surf, heurte violemment une jeune femme noire, Celia, qui vit sur l'île touristique, issue d'un milieu modeste. Elle est petite-fille et fille d'un fabricant de bonbons salés. Des " taffys ". L'accident traumatisera Adam qui prétend avoir failli mourir, avalé puis rejeté par les vagues. La blessure de Celia — luxation d'un genou — passe au second plan, seule la peur de mourir ravagera Adam, le fera réfléchir sur sa vie tourbillonnante. Il est père de deux adolescents, Félix et Adèle, nés de son mariage avec Sarah, avec qui il entretient une relation supportable. De son côté, Marion, douce et conciliante, se soumet aux humeurs taciturnes de son conjoint, essaie de satisfaire sa belle-fille, Adèle, dix-huit ans, élève brillante, contestant le monde qui l'entoure. Vie d'un couple sans distorsion avant que l'accident survenu sur l'île de Martha's Vineyard ne secoue l'arbre confortable sur lequel chacun possède sa branche de labeur soutenu, d'insouciance familiale et sociétale. Adam, bousculé par une profession qui l'accapare, par sa relation parfois tendue avec Sarah, par une fille exigeante et rebelle, par l'indépendance professionnelle de Marion, se retrouve dans une situation de désertion, ayant pour toile de fond l'accident de surf qui a failli lui coûter la vie. Ainsi, il occulte sa victime qui, pourtant, s'avère le fil de cette fiction, son entrée dans le livre lui étant consacrée, démontrant ce que la jeune Afro-Américaine représente sur un continent constamment divisé entre l'Amérique blanche et l'Amérique noire. Adam, s'enfonçant dans son marasme, réalise à quel point certaines de ses activités sont futiles, vides, étourdissantes. Persuadé d'un rapprochement affectif avec lui-même, il rachète l'érablière de la famille Sweet, située à Oka, marquant ainsi le retour à la terre, sinon à l'enfance. D'une manière inconsidérée, il s'attachera à cette famille composée du vieux père, de ses trois filles, de son fils, Sylvain. Adam s'y connaissant peu en acériculture, se fie à l'expérience de Sylvain jusqu'au jour où ce dernier, appuyé de la connivence de ses sœurs, l'assure qu'il peut se passer de ses services. Marion, constatant l'état moral délabré de son compagnon, pouvant peu pour le ramener à la normalité rassurante de leur couple, se divertit dans l'adultère, échappant ainsi aux tracasseries conjugales. Mais il suffit que le rouage d'une machine, soit-elle humaine, déraille pour que s'écroule l'édifice que nous avons bâti indulgemment, sans fondations, ne désirant pas savoir où ce façonnage bancal aboutira. Ce qui arrive à Adam et Marion, la veille des quarante ans de celle-ci, fête que sa mère a organisée. S'ils peuvent se dérober à leurs années de complicité, ils ne peuvent échapper à une soirée où ils doivent feindre, Marion se dépouillant de vieilleries éducatives inculquées par une mère harcelante. La soirée de son anniversaire servira de prétexte à des révélations intérieures. Observant les invités qui s'agitent joyeusement autour d'elle, Marion se rend compte que ces personnes sont sincères alors qu'elle avait imaginé le contraire. Symbolisant ainsi une existence de tricheries.

Celia, après avoir ouvert le récit, le clôt. Retour sur elle-même, sur ses années partagées entre sa mère qui gère une boutique de " taffys ", sur ses cours universitaires. Une grossesse qu'elle vient d'interrompre. Puis, survient l'accident causé par un surfeur maladroit, son regard à lui rempli de panique. Jugement impitoyable de Celia sur cet homme cinquantenaire, un Canadien et sa femme qui l'attendent à sa sortie de la clinique. Elle se tait mais la sentence qu'elle adresse silencieusement à Adam, sur le point de fondre en larmes, ne laisse aucun doute sur ses intentions de vengeance, jusqu'à avoir pitié de lui.

Beaucoup de non-dits secourent les protagonistes, exprimés finement par l'écrivaine Fanny Britt. Invisibilité apparente de Celia, étouffement de sentiments qui désempoisonnent des silences accusateurs. Comme Adam qui achète l'érablière sans en convenir avec Marion. Roman truffé d'oppositions, une Amérique blanche et noire, situation historique jamais résolue. La profession de Marion souligne le mal que cause le sucre, alors que les saveurs culinaires de la profession d'Adam démentent les gestes réparateurs de sa compagne. L'amertume tourmentée qui se dégage du comportement d'Adam contredit l'équilibre bourgeois dans lequel se complait Marion. De nombreux personnages virevoltent autour du couple, résolument seul à cerner ses travers humains. Effleurement de la condition féminine et masculine, sans jamais ne prendre parti, l'écrivaine faisant confiance à la portée du message. Récit sobre aux propos psychologiques, Fanny Britt décrit avec une rage contenue une fresque sociale, qui renforce l'intimisme du roman, nous faisant part des privilèges qui nous sont accordés, que nous ne voyons plus, aveuglés que nous sommes par nos petites satisfactions personnelles dont nous nous contentons pour survivre. Le style fluide intensifie les effluves de caramels et de sirop d'érable qui se dissolvent les uns dans les autres, et c'est beau. Fanny Britt nous comble de sensations gustatives qui nous rassasient d'une lecture sucrée, salée, quelquefois pimentée...


Faire les sucres, Fanny Britt

Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2020, 272 pages

lundi 9 novembre 2020

Les débandades d'existences survoltées ****


Temps des premières fièvres. Temps d'un rêve. Temps des chimères. Temps des semailles et des moissons. Temps de construire, de déconstruire. Temps du désenchantement. Temps perdu que jamais nous ne retrouvons. Temps des voyages puis retour au point de départ. Temps à se préoccuper de ses semblables. Temps de larguer les amarres. Temps de vivre et de mourir. Le Temps est la grande affaire humaine. On commente les nouvelles de André Carpentier, Le cri du poisson et autres esquisses. 

Les histoires brèves ont l'avantage d'être lues dans le désordre. Fantaisie reposante que nous réserve l'ensemble d'un recueil de nouvelles. Celui-ci, qui nous a enchantée, se divise en trois parties, catégorisant des protagonistes à peine cicatrisés des morsures de leur existence. Des moments qui dévoilent, habilement, ce que supportent des individus, prisonniers d'une fatalité percutante. Comme pour nous mettre au diapason des récits qui suivront, le nouvelliste nous fait entrer dans un restaurant en même temps qu'un homme s'installe à une table, déroulant le fil d'une vie improbable avec une femme qui s'est assise à une table voisine. Les deux se sont remarqués et, elle, « le dévore du regard », avant de fantasmer sur une possible liaison avec l'inconnu. Pirouette vaudevillesque, doublée d'une ironie amère, terriblement efficace pour entretenir son isolement. Puis, ce sont les divagations d'un écrivain qui, à la suite d'un relatif succès commercial, est pressé par son éditeur à écrire un deuxième roman. L'écrivain, qui n'a plus rien à raconter, cherche un nouveau sujet. Il le trouvera par hasard dans un train, sous les traits d'une femme algonquine, allant vers Senneterre. La voyageuse narre d'assaut à son interlocuteur stupéfait, les tracas qu'elle a subis à cause d'un Blanc, qui lui a fait une fille sans sa permission. Enfin seul, il notera l'invraisemblable récit de l'Algonquine, mais insatisfait, l'histoire, obscurément, lui échappe. Comme le mentionne le nouvelliste, « Il arrive que la vie organise si étrangement des choses qu'on dirait que c'est l'avenir qui explique nos faits et gestes plutôt que le passé. » Un certain désintéressement de la part du narrateur intensifie la conclusion de son histoire, qu'on soupçonne être à peine le fruit d'une rencontre hasardeuse.

Ces fictions sont un tel bonheur de lecture, comme nous disons, qu'il faudrait fouailler le cœur de ces égarés, disséquer leurs artères, essayer de comprendre quels en sont les véritables enjeux. Se confier à un écrivain, témoin profane, se révèle le meilleur des terrains pour en conserver l'anonymat. Ceci est une virgule avant d'en arriver à la nouvelle qui donne le titre au recueil, Le cri du poisson, à notre avis la plus conséquente, la plus riche, la plus entière, soutenant la tête d'un homme hors de l'eau, loin d'un travail inintéressant. Subitement, cet homme décide de démissionner, de partir en Inde. Les larmes accumulées depuis tant d'années refusant de couler, tarissent durant le parcours fébrile du narrateur, Aurèle Saute, dans les rues agitées de Vârânasî. On ne dira pas pittoresques, cela donnerait une impression touristique qui n'est pas valable dans le cheminement cahoteux d'Aurèle Saute. Il s'étourdit dans des paysages insolites, s'imbibe d'odeurs « d'encens et de cire chaude », son oreille s'imprègne de chants sacrés, il se laisse bousculer par une foule disparate. Tumulte qui efface lentement les années qu'il a perdues à s'abrutir d'un travail qui ne le concernait pas. La curiosité, le décalage horaire, la faim, le font se diriger vers des lieux fourmillant d'êtres humains pour qui cette ambiance survoltée orchestre l'existence. Aurèle Saute, exténué, ne sait plus comment s'exprimer, les choses autour de lui devenant miroir déformant, un long cri jaillira de lui, un cri que personne n'entendra, ni lui-même. Un cri primaire en harmonie avec le début du monde, avec ce qu'il en reste, aurons-nous lu entre les lignes. Qu'Aurèle Saute ressentira encore le lendemain matin, au lever du soleil, ses larmes intérieures s'étant asséchées, le cri les ayant absorbées, résorbant l'inutilité du temps qui a fui. Texte minutieux, presque tragique, décrivant magnifiquement les états hallucinatoires de cet homme qui se dépouille de sa vieille peau, traqué par d'insipides habitudes. 

Des égarés, nous abordons la Babel des éprouvés, des éclopés, comme les situe l'écrivain. Ils ont le cœur brisé par des drames personnels, tel Monsieur Pianola, figé dans un mutisme récalcitrant depuis la mort accidentelle de son fils, pianiste prometteur. Brève et subtile, cette fable dépeint le bonheur puis le malheur aussi brutal que la mort du fils. Plus loin, une femme mentalement fragile rend visite à son père décédé, dans un cimetière où elle mêle les noms lus indifféremment sur les tombes. Détail lancinant qui la tient en vie, lui donne la force de parler au défunt, croyant qu'il lui répondrait... Autre femme éprouvée, Soledad, qui reçoit chez elle « chaque premier lundi du mois », des hommes qui la satisfont sexuellement. Une manière de vivre qui lui répugne, mais elle ne sait comment faire autrement. De femmes en hommes rencontrés dans des situations précaires, en désaccord avec la vie normale, peut-être insignifiante, nous ne pouvons qu'admirer la persuasion dont fait preuve le nouvelliste, ne jugeant jamais leurs agissements, laissant libre cours au plaisir de décortiquer, d'analyser leur manière étrange de se comporter. Les effets de la mémoire ne sont pas étrangers aux bizarreries poussées à leurs extrêmes d'hommes et de femmes, qui, grâce au don d'observation d'André Carpentier, deviennent inévitablement des échardés de leur propre existence. Un narrateur relate l'histoire d'un homme avec qui il s'est lié d'amitié depuis de nombreuses années, cet homme qui fuit, vit par procuration, s'emparant des moindres faits existentiels de son compagnon. Il s'insinue tel un double encombrant, signifiant la noirceur que nous possédons au tréfonds de notre âme. Psyché dérangeante sous les traits d'un homme refoulé, faisant fi de la modération des actes que nous accomplissons pour que la vie soit supportable. Une dernière nouvelle, L'en allé, un couple qui a perdu un enfant, P'tit Pierre, non venu à terme. C'est d'abord André, le fils ainé qui s'exprime, suivi par Odette, mère soumise aux traditions de l'époque, les années cinquante et soixante au Québec, puis par Albert, le père, qui attend son frère Léonidas, pour enterrer le fœtus. La cérémonie terminée, c'est la voix désincarnée de P'tit Pierre qui se fait entendre. Il ne deviendra jamais l'humain qu'il aurait dû être. C'est aussi l'histoire d'une immense solitude se propageant au-delà des êtres qui ne représentent qu'un fétu d'individus aux prises avec les injustices d'une société abîmée par les mensonges d'hommes de pouvoir de tout acabit...

Magnifique recueil de nouvelles qui nous a profondément touchée. Témoignages émouvants si bien élaborés, bouleversants, comme si de rien n'était. Constamment portés par un style dépouillé, oscillant entre une prose poétique et un impressionnisme réflexif. Aucun lyrisme, que du langage à fleur d'épiderme. Nous nous promenons d'un récit à un autre avec crainte et jubilation, atténuant ainsi le sort dramatique de protagonistes en proie à des moments de fatigue intense, vivre étant l'état le plus dynamique pour estomper nos outrages coutumiers. L'écrivain, André Carpentier, témoigne à touches d'âme et non de pierre, de ce qu'il connait des êtres et de leurs avatars. On le remercie de son intrusion pacifique au centre d'un ilot humain, si petit, pourtant volcanique.


Le cri du poisson et autres esquisses, André Carpentier

Leméac Éditeur, Montréal,  2020, 140 pages

lundi 2 novembre 2020

Fille docile, femme battante *** 1/2


Souvent, on entend parler du premier degré de la vie, ce qui nous a donné à réfléchir sur la superficialité dans laquelle nous pataugeons. Tout s'imprègne de nos habitudes confortables. Les guerres continuent : la famine, les pandémies en sont les conséquences. Les gens souffrent et meurent. Émigrent. Il en est de même du regard que nous portons sur un livre, sur un tableau, sur les objets familiers. Le premier degré du moindre effort. On a lu le roman de Louise Desjardins, La fille de la famille.

Cette histoire disloquée s'anime d'une force inattendue qui nous a touchée, celle d'une petite fille née dans les années soixante, soixante-dix en Abitibi-Témiscamingue. Empruntant la voix d'une narratrice qui pourrait être celle de l'écrivaine, elle rapporte ce qu'a été sa jeunesse, partagée entre quatre frères, une mère bienveillante, parfois moralisatrice, comme beaucoup de mères devaient l'être à cette époque restrictive. Un père maladroit envers sa fille, intransigeant avec ses garçons. La fillette, intelligente et lucide, observatrice, souvent se tait, et de ce silence naitront des souvenirs qu'elle rassemblera dans un roman émouvant. Tel un journal écrit quand la mémoire, fatiguée, se laisse aller. L'enfance et l'adolescence étant éteintes, sinon apaisées, elle relatera ce que furent les années à s'occuper de ses frères, aider sa mère qui, à notre avis de lectrice étrangère, abusait de la complaisance affectueuse de sa fille. À mesure qu'elle grandit, les interdictions se font discutables, ce que ressent intérieurement la jeune fille, qui doit se réfugier dans de pieux mensonges. Après de brillantes études, elle devient enseignante. Son conjoint, Aimé, qui est un artiste peintre, vit à ses dépens, obligeant sa compagne à prendre leur vie matérielle en main. Ce qui créera des situations, burlesques à lire, décourageantes à résoudre, comme celle de vivre en concubinage avec son amoureux. Si elle veut continuer d'enseigner, elle devra l'épouser, louer un appartement pour elle seule, ou bien démissionner. Dans ce contexte pernicieux, elle ne peut donner un cours sur Madame Bovary, sans la permission de l'évêque. Plus tard, lors de la naissance de son premier enfant, elle n'aura droit à aucun congé, le père bénéficiera de quelques jours de repos, pour se remettre de ses émotions ! En toute bonne foi, s'expliquent ainsi les hommes du clergé et ceux, professionnels laïques.

Le parcours de la narratrice, où s'inscrit sans faillir l'ombre discrète de l'écrivaine, alterne entre l'enfance et l'adolescence, la jeune femme qui part avec Aimé en France et en Italie, alors qu'elle est censée voyager en Europe avec une amie. Elle relate aussi la situation sociale familiale : le père, employé au ministère des Terres et Forêts, la mère travaille occasionnellement pour que ses enfants reçoivent une éducation décente, cette dernière se faisant de plus en plus complice avec sa fille. Discute avec elle de sujets féminins, comme les menstruations, qui ne doivent pas parvenir aux oreilles de ses frères. Dans cette province figée dans ses interdictions, une adolescente s'émancipe, s'éloigne peu à peu de contraintes désobligeantes. Quand elle ira enseigner à Montréal, elle se laissera séduire par l'animation de la grande ville. Aimé, chargé de cours en Ontario et peignant, elle est seule à pourvoir aux nécessités du quotidien. Solitude obligée, qui renforce son indépendance jusqu'à remettre son couple en question. Elle tourne autour d'elle-même, malheureuse, abandonnée, prémices de la dépression. Deux enfants sont nés, qu'elle confie à une garderie où « les parents doivent s'engager à faire du bénévolat » mais, elle a à faire à des hommes politisés qui veulent refaire le monde à leur manière, en profitent pour « recruter des militants pour leur propre groupe de gauche. » Excédée de cette situation mal venue en cet univers enfantin, la narratrice, lors d'une réunion, remet les pieds sur terre à chacun en mentionnant l'état négligé des toilettes des petits. Bien sûr, elle ne sera pas écoutée, et devra assurer elle-même la propreté des lieux sanitaires. 

Pendant qu'elle se débat entre un mari en partie irresponsable, ne songeant qu'à son bien-être, entre les contraintes professionnelles, l'achat d'une maison, la vente d'un cottage, la solitude qui s'installe sournoisement, le Québec lui aussi prend conscience des outrages qu'il subit depuis des décennies. Le patriarcat qui soudoie les mères et les enfants. La sévérité inconcevable, mais faillible, du père envers ses filles, comme réagit le père de la narratrice quand elle lui avoue qu'elle est devenue incroyante. Les frères, maniérés bêtement devant leur sœur, qui déambulent sur le trottoir opposé. Blessure de la fillette quand elle a dix ans. Ces souvenirs abondants et malaisés sont dépeints avec une telle tranquillité d'esprit que l'écrivaine accroit notre curiosité, rassurée que la narratrice envisage une existence davantage à ses mesures de femme aguerrie. Elle a accompli ce qu'une fille docile devait à sa famille, à la société. Il est temps qu'elle se penche sur elle-même, femme battante, décidant de son avenir au cours d'un voyage inattendu. 

Comme on l'a mentionné plus tôt, la force du style de Louise Desjardins nous a impressionnée, reflétant une femme déterminée à ne pas gâcher ce qui nous est dévolu une seule fois, la vie, simplement. Ultime cadeau. Force sereine qui a permis à l'écrivaine de narrer une existence tant éloignée de la nôtre. Qui nous en a appris sur la volonté d'une petite fille indépendante qui tracera elle-même ses sentiers, balisés de l'éducation parentale, de l'insolence fraternelle, plus tard, de l'amour d'un homme conforté par la force mentale insoupçonnée de son amoureuse mais qui, lassée, la perdra. De grands romans frappent des coups de poing sur la table, Louise Desjardins a choisi la douceur, l'usure des rancœurs, l'amour des êtres et de la nature, un humour irrésistible, pour disséquer une jeunesse qui ne ressemble en rien à un conte de fées. Et toujours ce vieil argument, inexcusable, de devoir faire les choses autrement, parce qu'elle était une fille. Comme apprendre le piano. Chaque chapitre se termine en un clin d'œil posé sur un objet à portée du regard, pour mieux emmagasiner l'instant douloureux, décevant. Peut-être pour l'oublier très vite. On pense à la brièveté poétique d'un haïku...


La fille de la famille, Louise Desjardins

Les Éditions du Boréal, Montréal, 2020, 200 pages

lundi 26 octobre 2020

Portrait d'une femme insaisissable *** 1/2


Depuis quelques semaines, l'automne fait acte de présence. De tous ses tons mordorés, il nous séduit, ne redoutant pas quelque lassitude de notre part. On l'admire, appareil-photo à la main, pour le figer en des images symboliques. Photos qu'on regarde indulgemment quand l'hiver, trop fade et froid à notre goût, impose sa blancheur uniforme. Ennuyante. On a lu le roman de Julia Kerninon, Liv Maria.

C'est une histoire étrange que nous offre cette écrivaine qu'on ne connaissait pas, publiée en France et au Québec. Sa protagoniste, Liv Maria, est née sur une île norvégienne. Son père, ancien marin, converti en menuisier, est un lecteur qui lui inculquera l'amour des livres. Sa mère, aux dires du père, est une héroïne. Tenancière de café, elle apprendra le réalisme de la vie à sa fille. La mère est l'aînée d'une fratrie, quatre frères qui vivent dans une ferme appartenant à la famille. Histoire du temps qui passe, pour le meilleur de la jeune existence de Liv Maria. À dix-sept ans, la richesse du monde l'émerveille, composée des collines, des moutons, de la mer. De la pêche avec ses oncles, du lycée. De la solitude. Ne souhaitant pas que sa vie change. Mais il a suffi d'un soir pluvieux, alors que Liv Maria rentre de l'extrémité de l'île, pour que ses rêves d'harmonie s'écroulent. Elle fait monter dans sa voiture un homme qui lui fait signe dans la lumière des phares. Il l'agresse sauvagement, elle n'a que le temps de se réfugier dans la maison de ses parents. À bout de souffle, ses vêtements déchirés. Sa mère lui demande des explications, elle en donne, tandis que son père sanglote, la prend dans ses bras. Silencieuse, la mère les regarde. Au matin, elle annonce implacablement à Liv Maria qu'elle doit partir à Berlin, chez Bettina, la sœur de son père, mariée, mère de deux fillettes, elle y jouera le rôle d'une jeune fille au pair. Pourquoi Berlin ? Pourquoi ce départ précipité, ce besoin d'envoyer Liv Maria loin de l'île ? Était-il arrivé quelque chose de grave à sa mère que la mésaventure de sa fille avait ravivé ? Toute sa vie, elle se questionnera sur les véritables intentions maternelles. 

La vie de Liv Maria est faite d'événements marquants, telles des balises défensives. À Berlin, fin de juin, avec l'accord de ses parents, elle prendra des cours d'été. Cours d'anglais avec un professeur anglais. En fait, le professeur est un Irlandais, ce qu'il annonce dès le premier cours. Il parle beaucoup, décrit son voyage depuis Cork, débite un flot de mots qui étourdissent l'adolescente. Des années plus tard, elle s'interrogera sur ses perceptions à l'endroit de ce professeur, Doktor Fergus O'Shea. Qu'avait-elle perçu de lui ce jour-là ? Qu'avait-elle saisi quand elle avait posé les yeux sur lui ? Le premier regard ne passe-t-il pas à côté de ce qui est important ? Elle se souvenait seulement de cet homme adulte, la quarantaine assumée, mariée, père de famille. Les jours s'en allant, il s'intéressera à la jeune fille, lui racontera une histoire insensée sur sa venue à Berlin. Là encore, il faudra des années avant que Liv Maria réalise le poids du mensonge dont il avait chargé ses épaules. Passionnée, inévitablement, l'étudiante s'éprendra du professeur. Tous les deux sont d'ailleurs, prétextait-il, les livres, Faulkner, les unissent, leur langue illumine leur liaison. Fergus lui apprend beaucoup mais l'été finissant, les cours aussi, il doit rentrer chez lui, en Irlande. Déchirement fatal pour Liv Maria, qui avait refusé de voir l'inévitable. Elle endormira le souvenir de Fergus O'Shea, mais ne pourra l'oublier. 

Trois saisons plus tard, retournant sur l'île, ses parents sont victimes d'un accident de voiture. Elle décide alors de transformer l'auberge de sa mère en chambres à louer. Aidée de ses oncles, elle exécutera son plan, refoulant Berlin au tréfonds de sa mémoire. Sa liaison avec Fergus se résumant à un rêve, tels des événements trop lourds nous ébranlent. C'est un de ses oncles qui lui suggèrera de partir, l'île ne représentant pas une fin en soi. Elle se défend, ne veut pas oublier ses parents. L'oncle a une réponse sublime, il souffle que le contraire d'oublier, ce n'était pas se souvenir, mais apprendre... C'est un jeune touriste qui la guidera vers le Chili, à Santiago où, après de lourds travaux dans un restaurant, appris l'espagnol, recommencer à faire l'amour, elle fera la connaissance de Ignacio Carrar, restaurateur ambitieux, qui organisera le cheminement de la jeune femme qu'elle est devenue. L'homme, quarantenaire, est marié, a deux enfants. De Liv Maria, il fera sa maitresse et son associée. Celle-ci ne cesse de se questionner à propos Fergus. Liv Maria a vingt-huit ans. 

Étrangement, ce sont les hommes qui déterminent le destin de Liv Maria. Ignacio Carrar suggèrera à sa compagne de rentrer dans son pays. Elle est riche, cruellement blessée de tous ses départs et arrivées avortés. Elle finira par admettre qu'elle a fait fausse route, retournera sur l'île, mais ce retour sera un échec. Plus personne ne la reconnait. Ses oncles, qui ont vieilli, encore moins. Elle reviendra sur ses pas, avec l'impression d'avoir oublié quelque chose. Dernière étape des itinérances de Liv Maria. Dans une ville du Chili, Antofagasta, où elle travaille dans une librairie, elle rencontrera un homme de son âge, Flynn, ingénieur. Ils voyageront ensemble puis rentreront en Europe. S'installeront en Irlande, d'où Flynn est originaire. Liv Maria est enceinte. Consciente qu'elle désirait aller en Irlande depuis longtemps. Après tout ce temps...

Cependant, une surprise extravagante atteint Liv Maria quand, entrant dans l'appartement de sa belle-mère, elle aurait dû faire demi-tour, mais elle est restée, son passé déferle, terriblement compromettant. Elle tiendra tête aux fantômes, aura un deuxième enfant, les années s'écoulant parleront pour elle. Se rendra compte du poids du mensonge, se disant que les gens restent intacts, ne vieillissent pas dans le figement des souvenances. Tant d'années ont passé depuis Berlin, l'histoire, obsessionnelle, ne peut se terminer comme un conte de fées. 

Ce roman troublant comblera lectrices et lecteurs sensibles aux facettes multiples de l'identité des femmes. Comment elles se superposent jusqu'à l'opposition. Fascinante fiction où l'intériorité de Liv Maria est menée, transcendée, par le talent remarquable de l'écrivaine, Julia Kerninon. Personnalité singulière  que celle de Liv Maria, évoluant sur plusieurs époques, à des niveaux comparables aux strasses sédimentaires de la Terre. Vacillement risqué de sa part, qui met en danger sa force vitale, sa liberté chèrement acquise, elle, l'insulaire, qui pensait ne jamais quitter les êtres et les éléments qu'elle chérissait. Puis, elle juge que son passé s'avère inavouable, intercalé de différents drames, magnifiquement dépeints par l'écrivaine, qui la happe malgré elle. Préservée d'une cuirasse aux abords invincibles, victime de la propension à se mentir, aveuglée des œillères de l'amour. Mais pouvons-nous démêler les fils échevelés de ce que nous sommes ? D'une vie secrète qui nous habite ? Julia Kerninon propose, de sa plume sensible, poétique, ce qui convient parfaitement aux dilemmes moraux, toujours intègres, de sa protagoniste. La décision surprenante de Liv Maria appartenant à la lumineuse aventurière aux poignets symboliquement alourdis de bracelets d'or...


Liv Maria, Julia Kerninon

Annika Parance Éditeur, Montréal, 2020, 208 pages


 

lundi 19 octobre 2020

Les clins d'œil d'un pont légendaire *** 1/2


Comment oser affirmer que l'être humain est issu d'une volonté céleste, voire d'une essence divine ? Quand nous connaissons la complexité si enchevêtrée du corps matériel, il nous est impossible de ne pas ressentir un profond agacement envers celles et ceux qui refusent systématiquement de mettre en doute leurs convictions fondées sur des écrits passéistes. Certitudes qui ne sont pas prêtes d'arrondir leurs angles. On a lu les nouvelles de Stéphane Ledien, Des trains y passent encore. 

On aime lire ce genre minimaliste, on ne s'en lasse pas. On redonde, l'affirmant souvent dans nos points de vue. C'est pour convaincre lectrices et lecteurs qui ne sont pas séduits par des textes souvent brefs, relatant l'essentiel en quelques pages. On n'a donc su résister à l'attrait des nouvelles de l'écrivain Stéphane Ledien. Un thème les ordonne, fil qui nous a surprise, le Tracel, à Cap-Rouge, présenté avec la délicatesse d'un poème. Pont ferroviaire centenaire qui a inspiré à l'auteur d'imaginaires fictions, nous les a offertes généreusement. Nous traversons brusquement des époques. Des situations se disloquent. Il y a de l'habileté dans cette stratégie, un pont ferroviaire étant synonyme de voyage.

Nous sommes à Paris, début du XXe siècle, la capitale est en pleine effervescence, la tour Eiffel attire les curieux en ce dimanche frileux. Un inconnu, tailleur pour dames, s'est mis en tête de démontrer l'efficacité du « costume parachute en toile de caoutchouc de sa propre confection ». Les journalistes sont à l'affût, dont un certain Gustave Paradis, qui assistera à la chute du tailleur téméraire, celui-ci ayant voulu défier la loi de la gravité. Bien plus tard, nous retrouverons Gustave Paradis dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Blessé à la tête, il sera démobilisé, ne manquant pas de se remémorer la fatale envolée du tailleur. Gustave Paradis est un homme sceptique, désenchanté de la condition humaine. Il se mariera, aura trois enfants à qui il racontera l'épopée tragique du tailleur volant. Au point que ses enfants, devenus adultes, parents à leur tour, évoqueront, chacun à sa manière, le saut périlleux du tailleur de la tour Eiffel. Symbole pour Gustave Paradis d'une vie ratée, ce qu'il éprouve envers lui-même, ce qui ne sera pas mentionné, mais inscrit entre les lignes. L'un des fils émigrera au Québec, s'émerveillant du pont ferroviaire, proche de chez lui. Bien souvent, ce pont est effleuré dans l'esprit d'un protagoniste, ou frôlé par un regard étonné. Ce qui se révèle dans la nouvelle suivante, La prophétie du treillis. Initiation d'un adolescent tribal à la chasse. Fébrile, il attend le gibier quand, soudain, il croit voir une forme gigantesque. Ce n'était pas le Grand Esprit mais un « corps long et plat pourvu d'innombrables pattes fines et striées ». L'apprentissage tourne mal, l'adolescent reçoit une flèche mystérieuse dans la gorge, il meurt. Trois siècles plus tard, deux aventuriers européens, veulent enfouir, sur les mêmes lieux, quelques trésors volés, dont des objets dérobés à la chapelle de la Congrégation. Ils en paieront le prix, l'ombre ensanglantée d'un jeune Amérindien apparaissant à l'un des bandits, quand il embarquera pour une colonie pénitentiaire en Australie. Le temps a passé, sir Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada, a la vision d'une passerelle interminable, reliant l'est et l'ouest du pays. Ce qui sera accompli dans d'innombrables douleurs, personne ne remarquant la présence irréelle d'un jeune Amérindien couvert de sang, d'un forçat, la peau tannée par le soleil des antipodes. L'écrivain fait preuve d'une imagination visionnaire, prévoyant qu'au déclin du pont, des gamins braveraient les dangers en franchissant la structure, par rodomontade ou pour en terminer avec une adolescence qu'ils jugent incomprise. 

Le Tracel, s'avérant une entreprise légendaire, inspire au nouvelliste des histoires improbables, comme celle d'un vieux monsieur qui, se promenant sur un petit pont de bois surplombant une rivière, entend les lamentations de deux hommes. L'un, négociant en bois et en acier, l'autre contremaitre dans une usine de machines à vapeur. Les deux semblent découragés par la routine de leur travail. Le vieux monsieur les interpelle, leur soumet un projet ambitieux, presque irréalisable. Il s'agit de construire des chemins de fer et des ponts, de fabriquer des locomotives, des wagons, pour transporter des gens d'une frontière à une autre. Trois boulons d'or, magiques, accompliront un miracle qui intriguera l'enfant, Pierre, à qui cette histoire est racontée. Rattaché, tel un wagon à un autre, se profile, dans un conte fantaisiste, le trotteur Alexis Lapointe, surnommé Alexis Le Trotteur. Si chacune et chacun connait les aventures de ce bonhomme décalé, chacune et chacun ignore qu'il désirait braver la rapidité des trains québécois. Il courait comme un fou, il était heureux. Ni sa famille, ni les gardes forestiers, ne pouvaient interrompre sa course. Mais un grave accident faillit l'immobiliser. C'était sans compter sur la magie du Tracel qui, poussant un énorme sifflement, l'invita à le rejoindre, et finir sa course. Ce sont là, les surprises audacieuses de l'écrivain, qui nous font sourire, avant de nous projeter dans le drame d'un groupe d'adolescents rassemblés autour d'un feu de camp dans une forêt. Là encore, intervient en filigrane le Tracel, son immense structure se dressant dans l'ombre. L'un des ados raconte comment un jeune de l'école secondaire s'est tué en grimpant sur le pilier le plus haut. Dans le groupe, un leader et un souffre-douleur se mesurent alors que les flammes crépitent, accentuant les bruits de la forêt. Le groupe s'éparpille, deux des garçons ont disparu. Est-ce un mirage ou l'un d'eux a-t-il été mystérieusement assassiné ? Nouvelle à la limite de la fantasmagorie, qu'on a fort appréciée, doutant parfois de son obscure réalité. Autre texte qui nous amène à nous apitoyer sur un homme éprouvant un subit vertige, figé par la terreur de tomber du haut d'un habituel échafaudage. Puis, sans ambages, nous assistons à la dualité d'un vieil homme, Pépé, et d'un chêne gigantesque. C'est tendre, c'est autant rutilant que les feuilles du chêne qui, d'année en année, refusent de tomber au rythme de ses frères-arbres, enrageant durement Pépé contre le fagacée. Même au loin le Tracel « semblait virer à l'écarlate », ronchonne-t-il. La complicité entre le chêne et le vieil homme s'établira au-delà de la mort de ce dernier. 

Le recueil de ces fables intelligentes, oscillant entre nouvelles, récits, contes, se ferme sur les réflexions déroutantes de deux humanoïdes, se posant des questions à propos de pièces métalliques provenant d'un pont tout en acier, « surplombant une vallée, en Amérique du Nord. » Les deux androïdes en déduisent que l'humanité parvenue à un point tel de développement, ses scientifiques avaient fini par s'ennuyer, défaisant et refaisant, symboliquement, ce qu'ils avaient fabriqué. Indice peu rassurant, les deux phénomènes visitent un musée... Du commencement à la fin du monde où Stéphane Ledien situe ses fictions, le temps s'est écoulé pour le meilleur et le pire, comme cela se passe dans la vraie vie, vie ordinaire s'il en est. Nous, lectrices et lecteurs, nous avons pris le temps de savourer ces dévastations ordinaires, nous promenant non sur un pont d'acier, aussi légendaire soit-il, mais sur la passerelle qui nous unit, humains, d'un point à l'autre des frontières. Faillibles mais voyageurs infatigables grâce à un écrivain qui tente, avec talent et humour, de nous émerveiller, qui y réussit.


Des trains y passent encore, Stéphane Ledien

Lévesque Éditeur, Montréal, 2017, 105 pages

lundi 5 octobre 2020

Musique en sourdine pour assoupir la nostalgie *** 1/2


On pense à des proches et des amis qui sont décédés cette dernière décennie. On s'interroge sur le regard effaré qu'ils porteraient sur le monde actuel, si par un improbable miracle, ils revenaient sur terre. Agitées, les civilisations sont poussées à leurs extrêmes. Les valeurs morales semblent avoir pris un cours détourné, notre société devant se mettre au pas de subits changements qui dérangent ses habitudes. Où aboutirons-nous ? On a lu le numéro 143 de La revue XYZ de la nouvelle.

Voici un thème audacieux qui a piqué notre curiosité, ne décevant pas notre lecture. C'était risqué mais Christiane Lahaie et Marie-Claude Lapalme ont dirigé le bateau d'une main et d'un œil fermes, celui-ci ne risquant pas de chavirer dans les eaux glacées de la banalité. On n'a su résister au désir d'en écrire quelques impressions, car il fallait du courage ou une certaine innocence pour se remémorer un passé pas si éloigné, un passé au rythme de la musique des années soixante et soixante-dix. Leur effervescence était-elle nécessaire pour désengourdir la monotonie assommante de nos dernières décennies, qui nous laisse pantois et impuissants ? 

Il y a l'enfance qui mène inévitablement aux oscillations téméraires de l'adolescence, comme sait si bien l'interpréter Fanie Demeule, donnant la parole au désarroi d'une jeune actrice qui, lors d'une audition théâtrale, se met dans la peau de Nancy Spungen, groupie des Sex Pistols, ou plutôt se dilue dans son rôle. Séquentiel, le récit nous fait part des doutes de la narratrice, en écho au texte de Patrick Nicol. À la suite d'une bonne idée, un jeune homme passe une nuit au chalet avec une bande de gars et de filles. Ça boit, ça fume, ça baise. En fait, le narrateur se souvient dix ans plus tard. Souvenirs fragmentés, télescopés à l'enfance qui, elle, semblable au narrateur, se raconte des histoires tordues, réservées aux adultes de l'époque. Similitude avec la nouvelle de Fanie Demeule, cette manière de narrer, nous mettant au diapason d'une portion de vie qui ne durera que le temps de l'ajuster au présent. Deux nouvelles fascinantes, exposées dans leur nudité excentrique, inconsciemment complices. Je suis Nancy Spungen et Éducation. Puis, sexe à gogo érotisant le long et lascif poème de Nicholas Giguère. Plus tard, entre en scène la musique sous le signe du récit de Jean-François Aubé, Le suicide des lemmings. Il semble que la musique n'ait jamais quitté la traversée parfois difficile des garçons, des filles, qui s'ébrouent dans des prestations, pour le plaisir de vivre pleinement. Le jeune de la nouvelle de Jean-François Aubé appartient à un groupe, il joue de la guitare, tout en surveillant une admiratrice qui s'intéresse à lui. Elle lui souriait « en écrasant ses formes contre les barreaux de la clôture. » C'était trois jours plus tôt, il ne cesse de se remémorer l'incident qui a fait que son frère ait confondu l'illusion d'une soirée avec la vraie vie. La fille qui admirait le narrateur, attendait la prestation suivante pour calmer ses ardeurs. Le frère lui avait pourtant écrit un message, l'invitant dans sa chambre d'hôtel. On a aimé que la musique interfère symboliquement cette soirée fatale. Purple Haze, très émouvante fable signée Georges Desmeules. Là encore, un narrateur, réminiscences à l'appui, est bloqué dans un embouteillage sur le Golden Gate. Se tient à ses côtés, Rocco, passager inquiétant. Sur la banquette arrière, un homme de couleur, sous l'emprise de la drogue, ne réalise pas dans quel guêpier il est tombé. Le conducteur et Rocco sont loin de la blancheur de leur âme, ils sont des tueurs, obéissant aux ordres sanguinaires de l'Italien. L'histoire finira mal, mais la musique, qu'elle soit réelle ou rêvée entre les bras du passager arrière, apporte une rémission provisoire aux intentions meurtrières des deux hommes. Superbe hommage inattendu au compositeur et chanteur Jimi Hendrix. L'admiration inconditionnelle de l'écrivain se combinant au discours vénéneux du narrateur, on en est que plus touchée. On enchaîne avec le récit pathétique de Nicolas Guay, Le rock n'est pas mort. Des résidents d'une maison de retraite, assistent un soir à un concert donné dans un stade. Effets magiques de la guitare, de la batterie, sur ces personnes âgées, elles attendent le chanteur qui n'est autre que Bono vieilli, chanteur et musicien irlandais. L'euphorie de l'assistance transforme l'amphithéâtre en une joyeuse serre d'illusionnistes qui, durant quelques heures, ont ignoré les déboires physiques de l'âge avancé. Le narrateur, responsable de ce « beau monde », jeune et impartial, observe avec attendrissement ces vieillards se réjouir d'un spectacle suranné, « les musiciens donnaient l'impression de s'être évadés du musée Grévin. » La gloire est passée, Bono se justifie pendant qu'il se fait démaquiller, qu'il témoigne de sa chute de cheveux. De sa coloration. De son visage tombant. Jacques Brel nous avait prévenus, il n'est pas drôle de vieillir... Gloria ou les efforts d'une adolescence pour retrouver son frère, Jesse, qui a fui leurs parents à dix-sept ans, révolté contre leur conformisme. Nouvelle de Marie-Claude Lapalme. Judy, une amie rebelle, avait raconté à Gloria qu'un jeune homme, dans un bar où jouaient de nouveaux groupes, ressemblait à son frère. Elle n'hésite pas à se transformer en une jeune fille délurée pour entrer dans ce bar. Elle fait si gamine, que la narratrice l'oblige à porter des vêtements d'une amie commune, l'adolescente n'appartenant à aucune clique, ne se saoulant pas, allant sagement à ses cours mais attirant les marginaux. Ce week-end-là, les parents sont partis en Pennsylvanie visiter la grand-mère. Le bar a enfin ouvert ses portes, lieu plutôt minable. Une odeur de vieille bière monte vers la jeune fille. Elle observe à gauche, à droite, cherchant discrètement son frère. Un band s'installe. Le spectacle s'avère dynamique, le temps passe, Jesse n'apparait pas. Elle écoute la chanteuse, fascinée au point de trouver son propre langage à travers ses poèmes. Texte qui rejoint ceux de Fanie Demeule et de Patrick Nicol, l'enfance se profile mais bientôt s'efface parce que compromise dans des situations éprouvantes d'adultes.

Cinq nouvelles complètent l'opus, dans la rubrique " Thème libre ". Deuxième peau, de l'auteur Paul Ruban, a eu notre préférence. Le nouvellier relate les déboires d'une adolescente aux tatous artificiels. Cinq nouvelles se rattachant les unes aux autres, l'écriture précise, sans encombrement de vocabulaire, séduira le lecteur, la lectrice, amateurs du genre. C'est l'apport disparate de tous ces textes qui nourrit intelligemment l'ensemble très réussi de ce dernier numéro.

Les aventures de ces décennies assoupies se terminent en digne beauté avec la nouvelle surprenante, tellement prémonitoire, de Pascal Blanchet, lauréat du concours XYZ 2020, Nocturne à tête de chat. Titre intrigant, nous ne pouvons échapper aux quelques pages qui dépeignent les visites d'un homme à une vieille dame dans un CHSLD. Déjà présentée par le nouvellier Jean-Paul Beaumier, nous n'avons plus qu'à nous laisser entrainer dans les sillages d'une directrice rigide, cependant repentante. Dans une chambre où ne sourit plus une vieille femme condamnée à mourir seule. Nous étonner du comportement pour le moins étrange d'un homme portant une tête de chat...

C'est un numéro courageux, téméraire, de par sa thématique " Sex, drugs ans rock'n'roll ", de par les semaines difficiles dans lesquelles nous vivons depuis le printemps, sans très bien savoir. Un numéro où ne sont jamais permis les atermoiements, à part ceux utilisés par les écrivains invités pour enrichir et combler le temps qui s'est écoulé. La musique en sourdine, toujours présente, tête d'affiche d'années lumineuses. Prolifiques, incantatoires, un peu illusoires. 


La revue XYZ de la nouvelle, numéro 143

piloté par Christiane Lahaie et Marie-Claude Lapalme

Montréal, 2020, 104 pages

lundi 28 septembre 2020

Balade avec un bluesman itinérant *** 1/2


Plus on vieillit, plus s'affirment les incertitudes, signe de sérénité et de confiance en soi. On n'éprouve plus la nécessité de tout connaître, de tout savoir, on se réfugie vers ce qui nourrit notre marche, la rend plus dynamique, le pas moins lourd. On ne se résoud à aucune obéissance, notre brin de rébellion intérieure nous fait du bien, notre regard n'attendant des choses que leur précarité. On commente le roman de Jonathan Gaudet, La ballade de Robert Johnson. 

Il est né dans le delta du Mississippi, au début du XXe siècle, d'une mère cueilleuse de coton. Destinée tragique des femmes et des hommes noirs, esclaves de cette épopée américaine. L'enfant grandit sans père que plus tard, il recherchera. Il doit se suffire de pères de substitution que sa mère ramène dans sa « cabane ». L'un d'eux finira par se mettre en couple avec Julia, prenant soin de sa nombreuse marmaille. Mésentente du parâtre avec le garçon qui refuse de travailler dans les champs de coton, seule la musique l'intéresse. La mère a compris que son fils était différent des autres adolescents. Elle le protège des colères démesurées de son conjoint. Le jeune homme se mariera, sa femme mourra en couches, l'enfant aussi. Avant que les deux meurent, il avait rejoint des musiciens. Lui-même est décédé à vingt-sept ans. Il s'appelait Robert Leroy Johnson.

Le premier et dernier chapitre décrivent les intentions louables d'un homme, John Hammond, passionné de « musique nègre », producteur et dénicheur de talents de génie, qui désire organiser un concert réunissant musiciens blancs et noirs, réconciliant ces interprètes avec une société timorée. Cela se passe en 1938. L'histoire, à partir de cet apport fictif, nous avise de la mort, à vingt-sept ans, du compositeur, musicien et chanteur de blues Robert Johnson. S'enchainent la naissance de l'enfant Robert, son enfance rébarbative. Très jeune, il saura que le travail des champs, la cueillette du coton, ne sont pas faits pour lui, ni ne veut devenir un esclave des maitres blancs. Après son mariage, la mort de Virginia et de leur enfant, il partira sur les routes du Sud des États-Unis. Sachant à peine jouer de la guitare, il sera moqué, hué, partout où il musique. C'est Ike Zimmerman, pasteur puis musicien de blues connu, qui, pendant un an, le prendra en main, lui enseignera les bases et l'art de la guitare. Quand Robert Johnson réapparait, il est devenu un bluesman hors du commun. Au point que certains, nous dit la légende, insinuent qu'il a fait un pacte douteux avec le diable. Il repartira sur les routes, musicien itinérant, s'alliant avec des hommes de sa trempe, pour eux ne compte que la musique, esquivant la misère violente que les routes comportent. L'alcool, les femmes, les soirées hystériques, éléments qui, avons-nous l'impression, alimentent les jours et les nuits débridés de ces artistes errants, allant d'une ville à une autre. Robert Johnson est non seulement un musicien mais un compositeur qui imposera ses chansons auxquelles il doit sa célébrité, sa renommée actuelle. Homme indépendant et libre, aux longues mains et doigts effilés, selon des témoignages, il enregistrera son premier disque en 1936, son rêve depuis qu'il se manifeste en public. Pour lui, un musicien professionnel doit passer par cette étape. Déjouant la fulgurance de son existence, il aura le temps d'enregistrer vingt-neuf chansons avant de mourir, empoisonné par un mari jaloux. En 1938.

Roman qui décrit, à travers le périple de divers protagonistes, connus ou anonymes, les soubresauts de la brève et prolifique existence de Robert Johnson. Sa famille plus rarement, ses amis musiciens, ses amantes. Évoquant leur histoire personnelle, ces personnes dépeignent non seulement une destinée humaine hors du commun, mais une page de l'histoire des États-Unis des années 1930. La ségrégation, la Grande Dépression en 1929, l'émergence du blues, musique qui a syncopé le travail des hommes et des femmes dans les champs de coton. Les débuts de l'industrie du disque. Beaucoup d'anecdotes nous sont révélées de Robert Johnson, les voix qui interprètent ses sentiments, ses sensations, sont rythmées de quelques paroles d'une chanson. Les vingt-neuf chapitres, concoctés par l'écrivain Jonathan Gaudet, titrés chacun d'un des vingt-neuf enregistrements de Robert Johnson, nous montrent la route, mais l'écrivain, soumis à l'imaginaire, construit le puzzle d'un homme exceptionnellement doué pour la musique. La fin du roman nous fait entendre une petite voix intérieure qui nous parle d'une mère compréhensive, d'une jeune femme amoureuse. Ultime secret ou deuil de Robert Johnson, son goût des femmes, ses beuveries nauséeuses, son amour inconsidéré pour la musique.

Récit sans aucune prétention, combien passionnant, révélant les expériences effarantes d'un homme qui n'a vécu que sur les routes, sans contrat professionnel ou sentimental, partant ailleurs bien souvent par des voies ferroviaires. Trains de marchandises où des rencontres insolites se produisent. L'Amérique d'alors permettant de rêver à l'impossible. On savait peu de Robert Johnson, des airs de chansons fredonnés quand diffusés sur un poste de radio écouté par hasard... Les amateurs de blues seront comblés, Jonatham Gaudet ayant mis son talent d'écrivain, et son cœur, à la disposition d'un musicien pour qui il se passionne depuis nombre d'années. Mission réussie, on s'est laissé emporter par la teneur de cette narration bouleversante, la vie et la mort de Johnson nous ayant fait penser au destin prestigieux, itinérant, de Mozart. Certes, autre époque, mais aussi autre musique, que Mozart n'eût pas dédaigné...


La ballade de Robert Johnson, Jonathan Gaudet
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 341 pages


lundi 21 septembre 2020

Vivre et mourir dans des trains d'antan ****


Il nous arrive d'être surprise par des commentaires écrits dans Facebook. On les relit, se demandant ce qu'il faut saisir entre les lignes. Il y a comme des mises en abyme qui nous interrogent, même si ces commentaires ne nous sont pas adressés. Un goût peu prononcé pour le décodage virtuel nous ramène vers des réflexions transparentes. Mais moins savoureuses. On commente le roman de Jocelyne Saucier, À cœur perdu.

Un narrateur omniprésent, fils de cheminot, relate, deux ans après qu'il se soit produit, bien que plusieurs décennies soient passées, le parcours incompréhensible de Gladys Comeau, vieille femme dotée d'une « montagne de volonté et d'énergie », habitant depuis cinquante-cinq ans la bourgade de Swastika, au nord de l'Ontario. Gladys est montée à bord du Northlander, train qui n'existe plus mais qui a attiré en son temps, « son lot de curieux ». C'est une histoire d'errance qui se déroule entre le Québec et l'Ontario, le narrateur décrivant, d'un protagoniste à un autre, la vie de cette femme. Histoire aussi d'interprétation qui mesure et démesure les raisons de Gladys d'être partie de chez elle, sans aucun bagages, les mains dans les poches, comme nous disons. Elle a été mariée à un mineur, Albert Comeau, décédé dans un accident de travail. Elle est alors enceinte d'une fille, Lisana, plus tard, enfant et adolescente joyeuse et brillante, jeune femme dépressive que sa mère a retrouvé dans une flaque de sang. Nous ne saurons trop pourquoi Lisana a sombré dans la dépression, se tranchant les veines à répétition. C'est une calamité pour Gladys qui se culpabilise injustement. Cet événement terrifiant, qu'elle camoufle au regard de tout un chacun, est mentionné par Suzan Sheldon, amie intime de Gladys, qui demeure à Metagama. Au même titre que Gladys, Suzan est une enfant du school train. Séquence magnifique que les descriptions de ce mode de vie, elles ont comblé la passionnée qu'on est des anciens trains et locomotives à vapeur. On y apprend que des cours étaient donnés le soir, aux adultes de tout acabit. La vie dans le school train était faite de joie et de labeur. On laisse au lecteur ignorant ces faits, le plaisir de découvrir ce que soi-même on a ressenti d'heureux en lisant, par la voix de Suzan Sheldon, ces souvenirs nostalgiques. Amplifiés peut-être par la curiosité toujours à l'affût du narrateur. Des témoins de longue date abondent, comme le mari de Brenda, autre amie de Gladys, Franz Smarz. Homme de confiance de Gladys Comeau. C'est Brenda, qui la première a donné l'alerte quand, en face de leur maison, elle a constaté que les rideaux de la chambre de Gladys n'avaient pas été ouverts. Chez son amie, où elle se précipite, il n'y a que Lisana, aujourd'hui âgée de cinquante-quatre ans. Sa mère en a soixante-dix quand elle ira de train en train. Brenda constate avec stupeur que Lisana a une « brillance dure et violente » en elle « qui la rend méconnaissable. » Arpentant chaque pièce, Brenda devra constater la disparition inexpliquée de son amie. Elle en informe son mari qui transmet le message par radio au chef de train de Northlander, Sydney Adams. « Message qui sera relayé de train en train sur plus de trois mille kilomètres sans qu'on puisse arrêter le temps. » Le mystère s'épaissit, Gladys brouillant les pistes derrière elle. La mission des chefs de train se révèlait indispensable à la bonne marche du trafic ferroviaire.

Après d'innombrables péripéties autant passionnantes les unes que les autres, après avoir affronté des êtres remplis de commisération envers elle-même et leurs semblables, Gladys, dont la santé se détériore, fera la connaissance de Janelle, artiste refoulée, dans le Budd Car, où elle vient de monter. Serveuse dans un bistrot, Janelle en est partie pour reprendre un autre emploi de serveuse à près de mille kilomètres de là, à Clova, où se profile un amour virtuel. Elle est une femme plutôt quelconque, décrit le narrateur, fin de la trentaine, elle bouge beaucoup. Scrutée minutieusement par Gladys, « immobile sur son siège, c'était assez fascinant, cette immobilité. » Janelle sera choisie par cette dernière pour prendre en main le destin de Lisana, ce qu'elle ignore, Gladys sachant qu'elle mourrait dans un train. Malgré quelques répugnances de Janelle, elle ne pourra résister au sourire charmeur de Gladys, éprouvant de la compassion pour l'état délabré de la vieille femme. La cavale emportera les deux voyageuses à Montréal, chez la sœur de Janelle, infirmière, qui diagnostique les symptômes d'un cancer agressif dévorant Gladys, quasiment mourante. Cependant, elles repartiront de Montréal jusqu'à Senneterre, petite ville québécoise où réside le narrateur qui, à chaque intervention d'un personnage inusité, pion indispensable au récit, nous transmet inlassablement ses propos émotionnels, discourt sur les derniers moments de Gladys, agonisante. Sur sa relation avortée avec Janelle.

Il est impossible de relater cette chronique sans fin, mais nous pouvons avancer qu'elle nous a fascinée. Pourquoi Gladys Comeau a-t-elle entrepris cette errance insensée, tel un pacte diabolique entre elle et sa fille ? Sa naissance dans un sauna finlandais nous transbahute dans un univers surprenant de femmes sages, aux instincts prémonitoires. Chassé-croisé d'individus ne projetant jamais une image négative de leur rôle d'enquêteur amateur, se posant eux aussi moult questions sur l'engagement de Gladys à poursuivre une chimère. Nostalgie du passé ou désir d'un mutisme sacrificiel rythmé du " touk-e-touk " des roues des wagons à la jonctions des rails ? Apparaissent aussi, un Ukrainien aux accusations pathétiques, narrées par Bernie Jaworsky, ami du narrateur, à qui sera confié le récit de Gladys Comeau. Un écrivain parisien, Léonard  Mostin, qui a voyagé jusque dans le Nord canadien. Il avait été intrigué par une « guerre d'écriteaux à Swastika », datant de l'époque nazie. Patrice, amateur de livres rares, qui tient librairie sur un site Internet. Si le périple de Gladys Comeau symbolise l'épine dorsale du roman, tourne autour de cette femme aux agissements erratiques, une vie révolue, une fable ressuscitant des temps immémoriaux, pourtant peu éloignés, qui font de cette fiction un témoignage inestimable de l'épopée des trains à vapeur. 

C'est avec un réel bonheur qu'on a lu cette histoire éloquente, la reprenant sans cesse, nous en gorgeant à satiété. L'écrivaine, Jocelyne Saucier, nous fait grâce d'anecdotes superfétatoires, comme pour nous affirmer, sans fioritures, qu'il fut un temps où les trains prenaient en charge femmes et hommes aux attraits irrésistibles, pour qui la réalité était composée de vérités contrebalancées de mensonges. Lisana, rescapée de ses obsessions suicidaires, retranchée dans son propre vide, surveillée de loin par Janelle, marche sans répit dans les rues de Toronto, en quête « d'absolument rien ». Ce qui lui convient parfaitement, on sait l'amnésie qui consume la mémoire quand le temps à fait son œuvre de dévastation. Parfois, un nom prononcé distraitement ravive une introjection livrée insidieusement à l'oubli. Libérée de sa fascination de la mort, mourir dans un train s'avère pour Lisana un rendez-vous munificent avec sa mère...

 

À train perdu, Jocelyne Saucier

Éditions XYZ, Montréal, 2020, 260 pages

lundi 14 septembre 2020

Un homme poursuivi par lui-même ***


Avant de nous endormir, on s'est demandé où séjournait l'esprit des femmes et des hommes de génie qui ont fait faire un pas de géant à l'humanité. Le corps retourne à la terre, enveloppe charnelle friable qui ne sert qu'aux apparences vitales, mais le reste, cette indispensable nécessité spirituelle qui éclaire nos pensées les plus intimes ? On commente le roman de Marie-Anne Legault, La traque du Phénix. 

Le moins qu'on puisse avancer, c'est que cette histoire nous éloigne des états d'âme qu'on a l'habitude de disséquer dans de nombreux livres, qu'ils soient québécois ou étrangers. Un homme dans la cinquantaine, perçu par deux femmes, Sarah, travailleuse sociale dans les refuges montréalais, par Régine, neuropsychologue, chercheuse à l'Université de Montréal, se fait remarquer à l'Accueil Bonneau où, en plein hiver, il est venu se sustenter. Impossible de le cerner, il mange une soupe et s'enfuit. Son comportement n'en est pas moins étrange, il prétend être une victime de la Deuxième Guerre et même de la Première, dans les tranchées de Gallipoli. Il délire et hallucine. Il monologue sur tout ce qui le rend inaccessible. Musicien exceptionnel, raconte Sarah à Régine, à qui elle a donné rendez-vous dans un troquet de la rue Notre-Dame. Elle ajoute qu'elle a surpris l'homme à dessiner le désert africain, « obsédé comme Monet par les jeux de lumière ». Imbattable aux mathématiques, où le confond Jérôme, cuisinier bénévole. Mais quand on questionne l'intrigant sur ses origines, poursuit Sarah, il marmonne, incohérent, se perd en divagations poétiques. Il soliloque impeccablement dans toutes les langues, ce que Régine réfute, jugeant impossible une telle maitrise langagière. Un homme sensé peut-il être d'hier et d'aujourd'hui ? Il sera surnommé le Phénix. Ceci se passe en 2016, mais plusieurs chapitres nous font remonter le temps en compagnie de différents protagonistes, bien souvent prodiges eux-mêmes. Une jeune pianiste vietnamienne, un jeune pâtissier espagnol. Dans les années actuelles, apparait sur scène un adolescent Angel Escobar, « explorateur urbain et artiste voyou. » Graffeur de talent. Drop-out de l'École des Beaux-arts, Angel sait reconnaitre un joyau lorsqu'il s'agit de découvrir un truquage d'optique, ce qui lui arrive une nuit où il arpente le Vieux-Port. Qui en est l'architecte ? Le jeune homme jouera un rôle d'émissaire auprès de Sarah, celle-ci voyageant en vélo pour aller travailler. De sa bécane, rien ne lui échappe, rien ne résiste à sa curiosité agrémentée d'une main prodigue. D'un cœur chavirant de bonté.

Nous sont décrites les affres d'un homme durant la Première Guerre, traumatisme dont il ne se remettra pas à la fin des hostilités. En 1940, une ambulancière, Florence, décrypteuse de génie, se verra sollicitée par un haut gradé anglais qui l'invite à travailler à la campagne, pour décoder avec son équipe la fameuse machine allemande Enigma. En 1920, un court chapitre sur Constantinople et ses avatars coloniaux. Un des chapitres les plus touchants. Un Poète traverse la ville. Il pense à son fils qu'il ne connaitra jamais. Ce n'est pas en vain que l'écrivaine crée des situations énigmatiques, formulées de non-dits, des scènes insolites, parfois catastrophiques. D'un chapitre à l'autre, ce sont plusieurs générations qui ressuscitent, pour ainsi dire, le Phénix repéré à l'Accueil Bonneau, qui fait courir Sarah sur sa bicyclette, Régine jusqu'au bout du monde. Dans le désert du Kalahari, cette dernière fera connaissance avec un éminent linguiste. Lui sera dévoilé l'identité de l'inconnu montréalais. Elle apprendra qu'il a un sœur jumelle, chercheuse à l'Université de Genève, où Régine s'envolera dès son retour à Montréal. 

Il serait dommage, voire impossible, d'énumérer les péripéties de Sarah et de Régine, l'histoire dévoilant leurs antécédents familiaux, nous faisant comprendre la bonté innée de Sarah, l'aspect austère, irascible, de Régine. Les contraires s'attirent, affirme le vieil adage. Chacune a ses failles qu'elle met en pratique pour soulever d'autres mystères existentiels concernant, en parallèle, des personnages primordiaux ou secondaires. Certaines de leurs ombres obscures influencées par les expériences du Phénix, ce qui ne ne sera jamais édifié mais insinué. Ces êtres ont vécu, ou continuent à vivre à travers les agissements d'un prodige méphistophélique, rencontré dans des conditions propres à son passé tragique, faisant de lui un homme désenchanté. Sa sœur ne dira-t-elle pas à Régine que son jumeau « a dû mettre fin à tout. »

C'est un roman passionnant, intelligent, foisonnant d'acquis historiques, certains éléments seulement suggérés, comme pour dissimuler le portrait d'un homme qui s'est lui-même transformé après qu'il eut inventé un fabuleux scanner, point de rupture définitif avec sa sœur. On se questionne sur les génies qui poursuivent leurs idées grandioses, adaptées à un monde envers qui ils éprouvent une empathie maléfique. Cependant, rien n'étant parfait, et c'est tant mieux, on a mis en doute les sentiments soudainement amoureux de Sarah pour le Phénix, Sarah lui rappelant une femme qu'il a aimée, Florence... On a aussi été agacée par les sobriquets qu'utilise l'écrivaine pour identifier ses personnages. Il eût été plus simple de les nommer par leur prénom, le récit, s'avérant suffisamment touffu, se dispense de banalités, le lecteur risquant de s'y perdre. On a apprécié le rappel d'événements douloureux, telles les tranchées de la Première Guerre mondiale. Telles les splendeurs dévastées de Constantinople. Un court carnet s'insère entre les chapitres, qu'on a lu sans se poser de questions, la finale nous révélant, presque, l'auteur de ces lignes anonymes. En fait, tout se recoupe à la fin de la fiction.

Retour en 2016 avec Sarah et Régine dans un bistrot de la rue Saint-Laurent, qui termine agréablement le périple des deux femmes. Puis, leur promenade vers la rue Prince-Arthur, saluant au passage le graffeur Angel Escobar, sorti de l'ombre par un philanthrope américain. Le dernier mot revient à l'Art, et c'est peut-être la plus belle fin qu'on puisse souhaiter à ce roman exigeant où l'Art sous toutes ses formes abonde, réparant des erreurs commises, inévitablement, par des chercheurs repliés sur leurs intentions scientifiques trompeuses...

 

La traque du Phénix, Marie-Anne Legault

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2020, 341 pages