On ne peut pas dire que la première neige soit la bienvenue. On a des réminiscences de paysages lointains, fleuris tout azimut, marqués en décembre et janvier par des pluies recrudescentes. On se souvient du jardin qui fleurait bon l'entêtant parfum du lilas. On s'en mettait plein les narines, comme effleurée d'un sombre pressentiment. On a lu le roman de Gabrielle Lisa Collard, La mort de Roi.
Si on n'aime pas les histoires débilitantes, l'auteure nous gâte avec un premier récit grinçant, dérangeant, hors des normes propres à la littérature romanesque. Tout d'abord, on a reculé devant cette lecture déroutante, pour ne pas dire agressive. On y est revenue, décidée à élucider cette aventure de peine incommensurable après que le chien de Max soit mort. Élucider s'avère prétentieux mais essayer de saisir les intentions mortifères de Max, la narratrice, qui la poussent à commettre des crimes sur des personnes qui ne lui sont rien, ou si peu. Il suffit d'une griffure métaphorique pour que Max haïsse et tue l'auteur de cette blessure. Elle est consciente que quelque chose, depuis son enfance, dépasse ses manières d'abréger l'existence d'hommes, de préférence. Elle a toujours aimé entrer dans des maisons vides de leur propriétaire, en tâter les objets — quelle précision dans les détails —, en sentir les odeurs, les vêtements, tout ce qui s'imprègne de la présence récente d'un corps humain. Elle est blonde et grosse, se dépeint-elle, « son corps osseux écrasé sous mes trois cents livres de chair immuable. » Réflexion après avoir tué son voisin, chez qui elle a pénétré, le trouvant endormi « dans son vieux lazy-boy, vert forêt élimé [ ... ] » , répugnant. Elle se souvient qu'il a été un « pogneur de cuisses », laissant supposer qu'il se serait rincé l'œil des appâts de Max.
L'enfance, comme souvent dans la fiction actuelle, n'est pas en reste pour essayer de justifier le comportement « weird » de quelques individus en marge d'une société bien-pensante. Max a des parents conventionnels, attachés aux valeurs ancestrales, une jeune sœur, Gi, qui a saisi d'inquiétantes interférences dans la tête de Max, cette dernière avouant que dans son cerveau, ça crie parfois trop fort. Elle se considère comme sa propre ennemie. « Je me déteste de croire que je suis donc profonde, que ma riche vie intérieure est spéciale, pis que l'univers entier existe dans ma poitrine. » Lucidité effrayante qu'elle n'essaie jamais de nier, il lui semblerait alors que ses conditions d'agir seraient pires qu'une apathie mortifère. Pendant qu'elle se démène avec l'horreur ténébreuse de son existence, elle se remémore la vie de son chien Roi à ses côtés, l'affuble de qualités inexistantes en aucun être humain, qu'elle rencontre inopinément. Sa première incartade inexplicable se fera dans la maison de Madeleine Metcalfe, une « femme sur la rue où j'ai grandi, qui buvait seule en regardant Sous un ciel variable, le téléroman le plus soporifique de l'univers. » Tout révolte Max qui, trentenaire, ressemble de plus en plus à sa grand-mère. Elle se souvient, et c'est tendre, même avec des sursauts de colère qu'elle n'est jamais parvenue à réfréner.
Max commettra d'autres meurtres, des corps qu'elle abandonnera dignement dans la nature. Démembrés, livrés aux bêtes sauvages. Étonnamment, elle ne remettra jamais ses meurtres en question, croyant bien faire, non pour la société mais pour elle-même. Elle a un « chum » qui succède aux précédents, qui ne s'étonne de rien, se laisse vivre au gré des fantaisies de sa compagne. Il en ignore le vertigineux combat dont il sera une victime, fil révélateur au début du récit. Elle hait les émotions, pourtant, son histoire en est comble, tant d'ordre analytique que psychologique. On dirait qu'elle tient la main d'un lecteur attentif, d'une lectrice compatissante, se confiant comme souvent cela arrive, à des individus desquels elle ne sait rien. Questionnement vertigineux depuis la mort de Roi, mise en abyme à laquelle Max se soumet, ses points de repère se délitant chaque fois qu'elle désire s'y ancrer. Dans la rue, avec ses écouteurs sur la tête, « la musique dans le tapis, sans jamais me retourner pour scruter la noirceur. » Comment aurait-elle pu faire, elle qui tue pour atténuer la perte de son chien ? Sans aucune joie, bien qu'elle parvienne à planter des fleurs, s'allongeant sereinement, la fatigue la submergeant, auprès de sa victime, triturant les corps de ses mains nues ou gantées.
C'est un court roman où la noirceur de certains êtres humains se révèle, telle une maladie insidieuse, engourdie aux confins de notre corps, embrouillant notre esprit. Maladie qui peut se réveiller ou demeurer inerte jusqu'à notre mort. Il fallait un surprenant courage à Gabrielle Lisa Collard pour aborder un tel sujet redoutable, occulté de nos retors principes. À la manière de la narratrice, nous pouvons vomir cette histoire ou, au contraire, nous y vautrer avec une curiosité accrue par l'insistance provocatrice de Max, à la fois, ombre et lumière. L'accepter comme le témoignage d'une feinte innocence chaque fois qu'un inconnu se fait ange bienfaisant avant de se transformer en démon irresponsable. Livre coup de poing, frappé sur la table encombrée de nos lectures appesanties parfois de somnolence...
La mort de Roi, Gabrielle Lisa Collard
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2019, 135 pages