lundi 21 décembre 2020

Une vie extraterrestre, autre Éden ? *** 1/2

 


Elle a quatre-vingt deux ans, nous dit avec humour que son présent demeure son seul avenir. Qu'elle veut se séparer de ses meubles, de ses livres, de ses babioles, avant que ce monde aux apparences inoffensives ne se débarrasse d'elle. Remue-ménage auquel elle nous invite à participer, souhaitant ne rien faire d'autre que de ruminer d'anciennes rancœurs, enfermées dans le silence du bois et du papier. On commente le roman de Christiane Lahaie, Zone 51.

Après avoir lu ce récit à la touche divertissante, on s'est demandé pour quelles raisons certains d'entre nous se sont passionnés, se passionnent encore, pour une vie extraterrestre. Meilleure, on l'ignore. Dépaysement, goût de la conquête, on n'en sait pas davantage. L'histoire que nous offre l'écrivaine contient cette énigmatique interrogation. Rêver aux existences paranormales, comme le fait Olivia, jeune femme floue, victime d'inceste durant son enfance et adolescence, n'est-il pas prétexte à dissimuler l'innocence trahie, enterrer bien des souffrances ? Ce sont des anecdotes mentionnées dans des carnets que lira discrètement la narratrice qui mettront au jour d'obsédantes préoccupations d'Olivia, sans que nous sachions vraiment quel a été son cheminement douloureux. L'histoire est simple, tout à fait plausible. Celle qui relate a vingt-trois ans, a réussi son examen universitaire en anthropologie. Avec deux amis, étudiants comme elle, amateurs de mondes paranormaux, elle décide de se rendre à la Zone 51, base secrète de l'armée de l'air américaine, perdue dans le désert du Nevada. Elle, c'est pour échapper à l'aveuglement affectif de ses parents, la mère, avocate, le père, architecte. Échapper aussi à son physique qu'elle juge ingrat. Elle est riche, très riche, ses parents comblent le moindre de ses désirs. Elle ne croit en rien, surtout pas aux extraterrestres, ne sait trop quoi faire de sa peau, qu'elle outrage de ses récriminations. Rebelle, mais généreuse, elle prendra en charge ses trois amis, les conduira jusqu'au Nevada. Il y a Olivia, fragile, inhibée, un brin anorexique. Antoine, qui a grandi en banlieue, entretient un goût prononcé pour l'étrangeté de l'univers. « Haut comme trois pommes », il a beaucoup de succès auprès des filles. Il fume énormément, jongle avec le cannabis et l'alcool fort. Se joint à eux, Claude Étienne, un Noir de Haïti. Passionné de pratiques vaudou et des « alignements telluriques, les leys. » Occupe ses journées à la bibliothèque, à la cafeteria de l'université où tous les quatre étudient, sans grande conviction. 

Quand la narratrice se remémore cette invraisemblable équipée, le temps a apaisé les esprits. Les quatre avaient dans la vingtaine. Depuis cet âge à la fois radical et oscillant, quarante ans ont semé leurs embûches et leurs joies, il y en a toujours, sur les  sentiers planifiés par la vie incertaine. Que sont devenus Antoine et Claude ? Nous en savons peu sur cette période du temps élastique, pas plus que la narratrice ne s'explique sur son cas qu'elle éclipse. Un trou noir l'habite, frustrant la lectrice qu'on est, mais nourri du souvenir de ses trois amis, de leur randonnée rocambolesque. Elle n'imagine rien, elle narre avec une terrifiante lucidité, ironie grinçante qui remet en question le mal-être des deux hommes, celle plus désespérante d'Olivia, dont elle parviendra à percer la personnalité narcissique, dans quelques-unes de ses notes révélées dans ses carnets. Désenchantée certes, la narratrice éprouve envers ses compagnons une commisération surprenante, ne les obligeant qu'à une discipline routière, les deux hommes braqués sur la beauté vulnérable, tragique,  d'Olivia, sur son « charisme à revendre ». La route empruntée évoque de très belles pages de Jack Kérouac, le chemin menant à tous les bouts de nos espérances s'avérant marqués de nos empreintes humaines, poussiéreuses. Quatre personnes enfermées dans une Jeep ultra moderne ne peuvent éviter les salissures de la promiscuité. Ébrécher les pires convictions pour les mettre à néant, ce qui arrivera à Claude et à Antoine qui déserteront le périple tant souhaité, quand ils se rendront compte que les extraterrestres faisaient partie de leurs rêves, une fois de plus anéantis, encourageant les aveux de leurs conditions familiales. Seule, Olivia désire aller jusqu'au bout de sa nuit, jusqu'à la fin de sa jeune vie auto-mutilée...

Roman dont on ne déroulera pas l'aventure, il est toujours dommage d'en extirper le cœur, au risque de se retrouver, aride, au centre de notre propre erreur. C'est peut-être pour cette raison que la narratrice n'a pas cru bon d'affubler son histoire particulière de trop de convenances, préférant conserver les images graves, parfois désopilantes, de protagonistes en quête d'eux-mêmes. Si, soudainement, elle les remet en lumière, elle a refusé de revoir ses deux compagnons après qu'ils eurent fait place à l'incertitude de leurs sentiments et sensations, abandonnant leur amie dans le sillage de ses interrogations à propos d'Olivia. À sa manière déconcertante, celle-ci demeurera fidèle à sa compagne, avant de disparaitre aux abords de la Zone 51, laissant des indices suspects à une femme qui, quarante ans plus tard, n'a cessé de se questionner sur la pertinence de ses agissements confondants. Qu'est devenue Olivia, irréconciliable avec sa jeunesse mutilée ? Le mystère de sa disparition est aussi discutable que celui de croire en l'existence de civilisations plus affinées que la nôtre. 

Fiction qui, comme plusieurs événements inattendus de notre vie, se lit au premier degré avant que nous réalisions qu'elle renferme un bagage rempli de nos croyances en un Éden improbable. Comme si les extraterrestres nous réservaient le meilleur des mondes, un univers qui n'appartient qu'à la jeunesse utopique, friande de changer son propre monde pour savourer d'illusoires paradis. Se retrouvant un jour ou l'autre, face au miroir décevant de l'adulte qu'elle deviendra. Ne résolvant rien, pas mieux que les ingénieurs de la Zone 51 américaine. En fait, c'est le récit de dérobades, ruban de Moebius, route parfois infernale, que nous dépeint, d'un ton kaléidoscopique, l'écrivaine Christiane Lahaie, sous le couvert d'un voyage qui ne connaitra jamais sa fin, même après quarante ans de questionnement, d'autodérision...


Zone 51, Christiane Lahaie

Lévesque Éditeur, Montréal, 2020, 168 pages