lundi 21 juin 2021

L'adolescence en trois temps *** 1/2


Si les nuances de la vie découpaient davantage leurs reliefs, il nous serait impossible de choisir ce qui nous convient le mieux. Se donner bonne conscience est une manière de s'excuser de nos failles que nous mettons sans cesse au jour sans y remédier. Le bonheur en tout pour tous est une face cachée de notre planète, qui commence à se fatiguer de nos fugues morales sans retour. On commente les nouvelles d'Éric Plamondon, Aller aux fraises.

Que ce soit grâce à l'apport d'un livre ou d'un objet contenant quelque savoir, on aime s'instruire de petites et grandes choses. Insatiable, on met cette nécessité sur le compte d'une saine curiosité qui, jamais, depuis notre jeune âge, ne s'est démentie. Cette fois encore, un livre nous a renseigné, ou enseigné, sur une région qu'on connait à peine. Mis à part le charme qu'a instauré la plume expérimentée et talentueuse de l'écrivain, on a été séduite par le parcours d'un jeune garçon de dix-sept ans, qui nous invite à le suivre au printemps 1986. Jeune homme qui n'est autre que l'auteur, Éric Plamondon, il se présente d'une manière peu usitée, nous rappelant que cette année-là la navette spatiale Challenger s'est désintégrée dans l'espace. Qu'un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé. Ce préambule choc est-ce pour signifier l'agitation du monde alors que le narrateur travaille au Petro-Canada durant la saison estivale, loin du tumulte terrestre ? Il vient de terminer son secondaire à la polyvalente de Donnacona, à l'automne il ira vivre chez sa mère à Thetford Mines poursuivre ses deux années de cégep. On l'aura compris, il est le fils de parents divorcés. Il quitte le père mais aussi ses amis et son amoureuse. Il nous dépeint ce que fut cet été entre ses " chums ", le sport qui les réunit. Puis, morceau mémorable de ce premier texte, un pique-nique chez Ti-Pierre au lac Sept-Îles. Il y a eu le bal des finissants, chacun s'est mis sur son trente et un, chacun a emprunté la voiture paternelle. Les plaisanteries abondent. Les défis, la bière, déboulent, un peu de nostalgie que les jeunes expriment en des excès de vitesse. Le narrateur n'est pas en reste pour profiter de la générosité du père. Durant une soirée arrosée, la dernière avant de partir à Thetford Mines. Ils échoueront dans le gymnase de la polyvalente, chacun se défoule sur la trampoline, ce que ne manque pas de faire le narrateur qui, à la suite d'une intrépidité mal calculée se fend une arcade sourcilière, recousue aux urgences à Québec. Mais le pire est à venir quand, abruti d'alcool, il met sa vie en danger en défiant un des copains sur la route, endommageant la voiture de son père, immobilisée dans un fossé. Des pages admirables dépeignent la colère renfrognée du père, le remords du fils, sa honte quand il réalise que deux jours plus tard, il aura quitté l'univers privilégié de l'enfance. Une expression étrange prononcée par le père après l'accident s'attellera aux années qui suivront, une expression que l'adolescent ignorait, exprimant le mutisme du père, et qui titre les trois nouvelles : « On dirait que t'es allé aux fraises. »

Deuxième nouvelle, Cendres. L'écrivain-narrateur revient au père qui lui a conté une histoire se passant à Saint-Basile, « village d'un peu plus de deux mille âmes au milieu du vingtième siècle. » Lancinant récit quand le fils s'attarde sur de digressives descriptions du lieu, sur les conditions et raisons du père d'être parti ailleurs gagner sa vie, avec la certitude d'y revenir pour y être enterré. Remontée du temps, pétillement dans son regard quand, rencontrant une ancienne connaissance, il se remémore des scènes de chasse, des visages presque gommés, le souvenir du frère et de la mère. Anecdotes qui hument le paradis perdu, blessure que chacune et chacun porte en soi. Que dire du temps de jadis qui colle à l'épiderme ? À Saint- Basile, il ne se passait rien. L'alcool coule plus que modérément, des hommes en meurent. Comme cela est arrivé à Ti-Gilles, à qui Finger et Small, deux avinés d'alcool et de solitude, ont promis des funérailles décentes. Ses cendres seront enterrées à Saint-Irénée, aux côtés de ses parents. Voyage entrepris non sans anicroches, une tempête de neige fera déraper la voiture de Finger sur une lame de glace. Fulmination de celui-ci qui se lamente sur les échecs de son existence, l'alcool ingurgité avivant de regrets tardifs, irréparables. Ne pouvant sortir de l'ornière où les pneus se sont embourbés, les cendres de Ti-Gilles agiront, tel un miracle. Un chasse-neige les dépannera, le conducteur se taisant sur l'urne que Finger serre dans ses bras. Ne sommes-nous pas poussière, retournés à la poussière ?

Mais c'est le troisième récit, Thetford Mines, qui a eu notre préférence. On y a trouvé notre compte géographique, politico-social. Retour à la jeunesse du narrateur, tel un wagon accroché à la locomotive à vapeur de la fin de l'enfance. Alimentée par l'auteur lui-même, nous ne fiant plus à l'anonymat du narrateur. Il a dix-huit ans, il habite chez sa mère et son compagnon pour deux ans, il doit faire son cégep. Ce sont des allers discontinus, en arrière, en avant. Évoquant son enfance à Thedford Mines. Vulgarisation de l'histoire de l'amiante qui a enrichi la région avant le déclin irrémédiable de la ville. Des études américaines enfonçaient le clou, affirmant que les fibres d'amiante étaient responsables du cancer du poumon qui sévissait durement. La naissance du syndicalisme, la première grève menée par deux immigrants ukrainiens. D'autres, comme celle de 1949 sous le gouvernement de Maurice Duplessis. Se dessine au loin la Révolution tranquille. Autant d'événements narrés par Jean, le compagnon de sa mère, autant le présent s'avère le contrepoint de ces années intenses. Les études, les copains, l'amoureuse. « C'était il y a longtemps. » À dix-huit ans, le temps n'est pas encore élastique. Le narrateur se souvient du week-end où, à son tour, il doit descendre à Québec. Il neige abondamment. Tempête qui nous vaudra une magnifique réflexion intériorisée, peut-être inspirée par la solitude que le narrateur ressent, en écoutant du New Age. Peu à peu, la neige l'hypnotise. Puis, comme dans un rêve, il aperçoit un orignal blanc au milieu de la route. Il y a voit un signe, « un signe du ciel », saluant l'anniversaire de ses dix-huit ans. La réalité le rattrape, il continue son périple qui le mène à Québec. Voyage initiatique qui le propulse vers l'avenir. Le sien. « Tout était possible. »

Nouvelles qui nous ont passionnée, mais pourquoi avoir classé ces trois textes éloquents dans le " petit genre " ? Libellé qui nous a semblé discutable, l'itinéraire du narrateur essaimé de faits autobiographiques. Discrétion de l'écrivain, Éric Plamondon, ou distanciation à cerner pour mieux leur donner un sens ? Après tout, la vie, la nôtre, ne se transforme-t-elle pas en fiction, l'enfance et l'adolescence se manifestant telles deux figures abstraites ? Altérées par le regard adulte, pudique attention inconsciente. Enchevêtrement poétique qui nous a émue, ces traversées sur des voies défaites, parfois en ruine, s'amalgament à un réalisme innocent, symbolisées par des passerelles qui relient les trois nouvelles. Tendresse envers lui-même, générosité envers les êtres qui l'accompagnent harmonieusement. Aller aux fraises en toute candeur...


Aller aux fraises, Éric Plamondon

Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2021, 112 pages

 




lundi 14 juin 2021

Ils étaient quatre petits voyous *** 1/2


 Après quelques jours de repos, on reprend du service, ce qui nous ravit. On travaille au rythme des personnes avec qui on se fait complice. Ce qui démontre une fois encore que les humains ont formé une grande chaine universelle, qu'ils ne respectent pas toujours. Ce qui s'avère dommage, nous pourrions aller au-delà d'une sympathie professionnelle. On commente le roman d'Éric de Belleval, Les jours sang.

Avec son habileté habituelle, son rythme sans faille, et l'efficacité de son style, l'écrivain nous a emportée dans une histoire où aucune lumière ne transparait, les zones d'ombre demeurent opaques. Du commencement à la fin du récit, des protagonistes jeunes et moins jeunes rendent compte d'anciennes rancœurs envers leurs semblables, pour ne pas dire envers eux-mêmes. Otages des uns et des autres, il leur était impossible de s'en sortir autrement que par le sang, tribut inévitable pour assécher tant leurs erreurs que les injustices d'une société implacable. Microcosme tramé de faux sentiments qu'il ne faut pas prendre comme un exemple à suivre. Les adultes, les adolescents, les enfants, ont tout à perdre, et ils perdront, au cours de cette histoire baignant dans son propre sang. La fable, quelle qu'elle soit, n'évoque-t-elle pas ce que sont devenus certains individus à force de les malmener ? C'est le sort que subissent quatre jeunes adultes, trois garçons et une fille. Nous ne savons trop d'où ils viennent, pour quelles raisons inavouables ils ont noué leur misère dans la zone aride d'une banlieue de Sherbrooke. Un chef, Dédé, qui, à la suite d'un coup de feu accidentel, perdra la vie dans un supermarché. Ses trois acolytes jurent de venger sa mort, infligée par un homme, fragment bourgeois d'une société trop bien-pensante. C'est la fille, Marie-Jo, qui prendra en main cette malheureuse initiative. Les deux garçons la suivront, rivaux soumis, admirateurs. En filigrane, se montre le sergent Brisebois, qui ne pense qu'à promotionner quand il aura prouver ses talents de fin limier. C'est lui qui, silencieusement, se remémore cette épopée en allant boire un café au bar que fréquentaient les quatre jeunes voyous. Deux ans ont passé, ne reste plus rien de cette tragique cavale. Que le Brutus Bar, la pelle réglera bientôt son sort.

Trois couples banlieusards installés dans leur vie ordinaire. Sentiments édulcorés des uns et des autres à cause d'années insipides à vivre ensemble. Profession, femme et enfants, vacances, petites combines sociétales. Maisons et pelouses alignées, voiture qui nivelle la portée de leur situation professionnelle. Chasser, il faut sortir les carabines pour se donner de l'importance durant une soirée où, la chaleur aidant, ils se reçoivent entre amis. Chasser, il faut se munir de cartouches. Ce que décideront Marc-André et Francis. Les choses ne se passant pas toujours comme envisagées, le drame s'en mêle. C'est au cours de leurs achats de balles que Marc-André blessera mortellement Dédé, qui, avec sa bande, arpente les " grandes surfaces ", chapardant ce qu'il est possible de l'être. Se profile la silhouette du sergent Brisebois qui, au long du drame, essaiera de s'imposer sans y parvenir. Marc-André est emprisonné, ses amis Hervé et Francis se démèneront auprès de l'adjoint au maire. Seront alors révélées des magouilles d'urbanisation qui obligeront l'adjoint à faire libérer Marc-André, en attendant le procès pour homicide involontaire. De leur côté, les quatre ont mijoté un plan pour pénétrer dans la maison et tenir, le temps qu'il le faudra, le couple en otage. Marc-André et son épouse, Cécile. Un seul obstacle, le chien que Marie-Jo empoisonnera. La rancœur attisant la haine, leur projet ira bien au-delà de leurs intentions. Un des enfants du couple ayant réussi à s'échapper se rendra chez Hervé, ami de ses parents. La police interviendra avec l'aide du sergent Brisebois, dont la maladresse psychologique n'aura aucun effet sur les jeunes, à leur tour pris en otages, posant leurs conditions pour se soustraire à ce retournement de situation. La fatigue et la nervosité ont émoussé leur désir de vengeance, d'autant que les cadavres s'accumulent. Ce qui n'était pas prévu... 

On n'entre pas dans les détails sordides définissant les trois couples au centre de leur vie minable, pas mieux qu'on s'attarde sur les réflexions douteuses de Marie-Jo et de ses compères. Commence leur cavale à bord d'une voiture et d'une moto volées. Il leur sera impossible de sortir du piège qu'ils ont eux-mêmes fabriqué. Ils tournent en rond autour de leur quête désespérée, songeant juste à sauver leur peau, ne sachant où se réfugier. C'est Marie-Jo qui, après une aventure de quelques heures avec un chauffeur d'autobus, ordonnera à ses deux compagnons de se séparer, ce sera du chacun pour soi. Le soi dans ce but ne se raccordant qu'à la survie, ce qu'ils ne sauront pas gérer, dans l'état d'intense dépassement physique et mental qui les plombe dans une troublante inertie, proche de la dépossession, Marie-Jo accomplissant l'acte ultime sur elle et sur l'un des garçons. Les adultes, délaissés à leur propre sort, n'ont plus qu'à poursuivre une démarche devenue infernale, deux d'entre eux étant morts. Catastrophe improbable que suscite, non pas le maniement d'une arme à feu, mais la nécessité inconsciente de supprimer ceux qui ne fonctionnent pas selon leurs critères établis. Une balle perdue qui aurait dû atteindre la chair et non l'os.

Roman redoutable, narrant les sombres états dans lesquels parfois nous essayons de nous dépêtrer, n'effarouchant que les artifices servant de paravent à nos instincts assoupis. Jeunes ou moins jeunes, selon l'accablement ressenti au cours du chemin, les survivants n'ont aucune chance d'échapper à une sentence inexorable. Récit intelligent dans lequel le sang déversé s'avère le symbole effarant de nos perditions. Tout est relaté noir sur blanc, aucun indice à détecter entre les lignes. On a aimé l'ironie froide qui découle de la fiction, les réparties mettant au jour les ambitions ratées des humains, sous le ciel gris d'un paysage terne. Le refuge est la forêt qui ne s'en laisse pas conter, la mousse qui mène vers l'eau, élément naturel qu'utilise l'écrivain, Éric de Belleval, telle une courte pause reflétant le glauque dessein de devenir ce que nous devrions être quand il n'est pas trop tard. Avant que la lâcheté ne l'emporte dans un ralenti espéré par Hervé quand, ayant appelé la police pour soustraire Marc-André et Cécile aux abominations de Marie-Jo, sa femme, ayant détecté sa peur, n'éprouve plus que mépris pour lui.


Les jours sang, Éric de Belleval

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 182 pages

lundi 7 juin 2021

S'aimer au-delà d'une fatidique rupture *** 1/2


Fatigue ce matin pourtant ensoleillé. Fatigue généralisée que le monde ressent ayant pour moteur essentiel, la pandémie qui va et vient dangereusement. Les guerres fratricides, les pays qui crient famine. Les nantis indifférents à la misère humaine, qui ne pensent qu'à s'enrichir davantage. Le parti pris d'organismes internationaux qui penchent du côté du plus puissant. Cercle vicieux qui nous persuade que l'homme, symbole authentique de l'humanité, n'est pas encore de ce monde. On a lu le récit de Baptiste Thery-Guilbert, Pas dire.

Des livres nous surprennent encore par leur thématique inattendue. Au premier abord, ces livres ne paient pas de mine, ils se font discrets sous la pile d'ouvrages aux nombreuses pages, celles-ci ne justifiant pas toujours leur teneur délayée. À la fin de la saison printanière, c'est un de ces petits opus qui a retenu notre attention. L'histoire est connue, une rupture amoureuse, passion échevelée, décorée de Paris durant les années 1987-1992, époque où le sida s'en donnait à cœur triste et mortel. Qui dit sida sous-entend  homosexualité, métaphore douloureuse pour décourager les hommes qui s'aiment, ne démordent pas de leurs sentiments encore réprouvés par  une morale rigoureuse instaurée dans notre société bien-pensante.

Étonnante confession d'un jeune homme de vingt-trois ans. Il se souvient avec une souffrance aiguë de sa liaison avec un garçon de son âge. La mémoire l'emporte, c'est un flot discontinu de réminiscences toujours vives. Les sentiments sont tellement passionnels que le nom de son partenaire est biffé d'un trait noir, il l'appelle l'autre. Des témoins, abordés de loin, se souviennent eux aussi, ne semblent pas comprendre que le narrateur se soit compromis dans cette liaison démentielle. Il se prétend un voleur, cette histoire ne lui appartient pas exclusivement. Il narre les faits sans le consentement de son ex-amoureux. Ce sont des fragments, comme souvent cela se passe, embellis ou dévastateurs. Amour et haine se désagrègent à mesure que nous faisons connaissance du partenaire, exigeant et capricieux. Qui bannit les hommes. Désirant fréquenter des femmes, il s'attarde devant une vitrine de lingerie féminine. Repère accablant, comme pour se fustiger, le narrateur nous apprend que leur ami Bastien est mort du sida. 

De temps à autre, intervient la famille. Des parents qui font la sourde oreille à l'orientation sexuelle de leur fils, sans toutefois juger ses attirances. Un frère ainé, dépressif, qui reproche à son cadet son départ de la demeure familiale. Le narrateur est un écrivain en herbe, qui confie son manuscrit à Mathieu, nous ne savons trop ce que fait ce dernier. Flou des amis proches, flou d'un « ami commun » avec qui il dine. Et ces flous renforcent l'imaginaire, ces individus ne faisant que passer occasionnellement dans le discours confessionnel du narrateur. Écrire des notes sur sa liaison avec l'autre suffit-il pour se venger, se délivrer d'années trop plombées, trop imprégnées d'une adolescence mal dégrossie qui les aurait poussés l'un vers l'autre ? Il affirme que ces notes feront mal si on les découvre. « Reste l'écriture lorsque la parole est interdite. » Ambivalence et dualité de son comportement. Des scènes sexuelles, sans préliminaires, narcissiques de la part de l'autre, l'affrontement érotique à même les peaux attise le désir épidermique. Nous apprenons que l'ami Hervé, lui aussi, est mort du sida, il n'est plus là pour adoucir les larmes amères du narrateur, ni pour entendre ses rires excessifs. Téléphoner s'avère un moyen pratique pour éviter de parler, de mentir, de faire silence. Démanteler à tout prix ce qui fut. Les rendez-vous ne s'avèrent que tricherie inconsistante. Il espère que ses rencontres avec leurs amis, leurs mots parviennent aux oreilles de son amant. Ne veulent-ils pas se rendre fous l'un de l'autre ?

Peu de femmes dans ce monde encombré d'hommes. Iris, une amie de qui parfois il garde la fille. Natalia, la gardienne de l'immeuble. La mère n'a « pas l'air d'aller fort » depuis que les deux fils ont quitté la maison. Des allusions plutôt que des confidences. Une invitation à souper avec l'autre. Une soirée chez des amis. Confidences malencontreuses de l'autre qui incite le narrateur à vouloir le tuer. Le récit se situe sans aucun point de repères : le passé, le présent s'entremêlent, attisant la souffrance mais jamais jusqu'au point de rupture. Le narrateur laisse entendre qu'ils se connaissent depuis de longues années, le temps lui-même se dissoud en quelques phrases évocatrices. Il a été tenté de nier cet amour naissant, sans y parvenir, pas mieux qu'il ne réussit à rompre. Effet de miroir entre l'enfance innocente, l'adolescence avortée, sans discontinuer l'autre s'y contemple. Source de Jouvence qui nous rappelle le roman de l'écrivain irlandais Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray. Vieillir, c'est tout perdre. Souffrons, mais gardons-nous violents, comme nous le sommes quand le noir et le blanc gouvernent nos actes. Le gris se faufile dans les cheveux de l'âge mûr. Des moments de douceur glissent entre la brusquerie des rapports sexuels et quand l'autre « cesse sa comédie, son corps tremble sous mes caresses. » Reniement constant de l'autre qui s'efforce de ne pas aimer les hommes. Affirmation craintive du narrateur qui s'attribue le rôle protecteur du père, du frère, de l'amant.

Ponctuée de phrases incisives, sous une apparence de trompeuse simplicité, que la première personne du singulier rehausse, cette histoire, à peine une fiction, exige une grande attention de lecture. Les souvenances allant dans plusieurs sens allusifs, comme autant de métastases symbolisant l'horrible maladie dont sont morts Bastien et Hervé, redoutée par l'autre, témoignent de leur attraction irrépressible pour son compagnon. De cet imbroglio amoureux nous retenons qu'aimer est épuisant, ce qui est véridique. Nous devons ne penser à rien. Devenir neutre. Est-ce possible cette viduité martelant des sentiments qui, eux-mêmes, ne savent s'épuiser ? La finitude s'étire sans conclure lorsque dans un café, l'autre donne un rendez-vous péremptoire, sans réplique, au narrateur, la boucle ne faisant que se nouer, plus suffocante. Une corde où pendre nos certitudes qu'on ne peut toujours dire...


Pas dire, Baptiste Thery-Guilbert

Collection Sauvage

Annika Parance Éditeur, Montréal, 2021, 110 pages