G. nous dit de sa voix rocailleuse, toujours passionnée, qu'elle n'en a pas fini avec l'existence, malgré son grand âge. On la croit, on admire sa vitalité, sa façon de prendre les gens à rebrousse-poil, de détricoter leurs convictions. Se réjouissant que la pandémie ait mis à terre les certitudes de plusieurs, leur rappelant que la vie est faite de petits émerveillements qu'il faut savourer quand ils se présentent. On a lu les contes cruels d'Alain Raimbault, Sans gravité.
Les contes de Charles Perrault, des frères Grimm, de Hans Christian Andersen — nos préférés —, les contes de fées de la comtesse de Ségur, tant de contes citadins et ruraux, sans oublier les merveilleux contes arabes des Mille et Une Nuits. Tous ces contes ont traversé notre esprit en lisant ceux d'un écrivain de notre époque. Si ce genre s'avère la représentation d'un monde qui n'est plus, on se pose la question à savoir ce qui se passe dans la tête d'un individu pour en arriver aux pires extrémités. Notre société est-elle devenue à ce point aberrante pour s'inspirer de la cruauté de certains êtres, rassembler leurs actes démoniaques, en composer un recueil aux apparences fictives ? Ce que nous propose généreusement Alain Raimbault, écrivain remarqué pour ses nombreux livres de jeunesse, poésie, et divers genres fictionnels. Bref rappel pour nous mettre dans l'ambiance inquiétante de ses textes.
La préface du médiéviste et romancier Richard Tabbi nous ouvre les pages d'un premier conte qui remonte à la Première Guerre mondiale. Un sergent français, Martin Schwartz, cherche à se venger d'un soldat allemand avec qui, en temps de paix, il a établi un rapport commercial. Il exporte du vin blanc dans des pays européens, et pour agrandir son marché, il a proposé ses liqueurs alcoolisées à l'Allemand Hans Keller qui a accepté d'essayer des vins rouges « plus doux, plus civilisés. » À la suite de cette entente, Hans Keller a emprunté de l'argent, beaucoup d'argent à Martin Schwartz, emprunt qui l'a rendu sceptique. Il finit par lui rendre visite, une surprise attend l'exportateur qui, crédule, rencontrait Hans une fois par mois en amoureux, risquant le chantage de l'Allemand auprès de sa famille. Malheureusement pour Martin, sa situation, commerciale et amoureuse, ira de mal en pis. Le hasard faisant et défaisant certaines situations compromettantes, Martin profitera de cette guerre pour demander des comptes à son ex-amant. La fin de l'aventure est surprenante. Un meurtre prémédité, un nouveau départ vers la fortune. Martin Schwartz se réjouit des bienfaits de la guerre. On commente ces récits d'une manière désordonnée, prenant le temps de savourer des situations insolites. Pas de continuité romanesque. On aborde l'histoire pathétique de Mickey Ram. Mari et père heureux, soudain, il se retrouve à goûter « l'amère solitude des hommes délaissés. » Betty, sa conjointe, a claqué la porte pour plus jeune et plus beau. Mickey Ram, professeur de mathématiques et de sciences, malgré les attentions solidaires de ses collègues, s'enfonce dans une profonde dépression. Cinq ans plus tard, il ne va pas mieux. L'écrivain dépeint ses occupations quotidiennes, ordinaires, qui font de cet homme, professeur autrefois respecté, une loque de la société, un instable de la polyvalente où il enseigne. Son comportement agressif alimente un monde dans lequel il s'est enfermé, refusant la bienveillance de ses supérieurs, qui lui suggèrent de retraiter. Proposition qu'il devra accepter, victime, sera-t-il persuadé, d'une terrible injustice. Sa vengeance reflète ces êtres qui, aujourd'hui, n'ont pas suffisamment de ressources mentales pour admettre leur échec professionnel. La majorité de ces histoires repose sur la défaite humaine, sur l'impossibilité de faire face à des situations dramatiques, voire tragiques, que toute personne sensée, équilibrée, réussit à vaincre d'une manière probante. Comme Andréa, qui doit garder le vieux chien d'une femme richissime qui s'accorde deux semaines de vacances. Andréa, âgée de dix-neuf ans, est heureuse, ce sera la belle vie pendant l'absence de madame Gabi. Malheureusement, une fin d'après-midi où elle rentre du cinéma, elle constate que le vieux chien est mort. Quoi faire ? Qui prévenir ? Madame Gabi est injoignable. Elle téléphone à sa mère qui lui conseille de joindre un vétérinaire. Elle raccroche, se demande comment transporter le canidé, sinon dans une valise roulante jusqu'à l'arrêt de l'autobus. Parvenue à ce point culminant de son étrange destinée, Andréa se fera berner mortellement par un jeune homme qui lui propose son aide. Quelques lignes fatalistes closent le récit, avec un brin de compassion pour Andréa qui, à dix-neuf ans, est morte pour si peu...
Plus les histoires avancent, plus la mort devient impitoyable et cruelle. Un homme, las de son épouse, utilise une fourchette pour l'énucléer. Il est facile de « trucider son prochain », le meurtrier regrettant presque de ne pas être devenu un tueur en série. Comment se débarrasser du cadavre avant de prévenir sa fille que sa mère est morte ? Il agira d'une manière sadique en attendant la visite de Brenda, qui se posera bien des questions sur la mort brusque de sa mère. C'était sans compter sur le sang-froid de sa fille, des indices la feront douter de la santé mentale de son père. Chez elle, Brenda téléphonera à la police. Frustrations obscures d'un homme qui, prétend-il, s'est laissé manipuler par son entourage familial et sociétal. Plus loin, un individu se prendra pour un nouveau prophète, prêt à recréer un monde nouveau. Carnage dans un autobus qui fera six morts. Il s'est laissé abuser par les propos d'anciens dictateurs, tels Staline, Mao, Danton, bourreaux sanguinaires qu'il a repérés sur Internet. Acte d'un déséquilibré qui sera abattu par la police. Un détail inédit, cet acte démentiel a été commis au nom de l'écologie, fait plutôt rare pour abattre un groupe de personnes innocentes. Ailleurs, une adolescente rebelle tue sa mère d'un coup de patin à glace. Puis, l'hystérie de la foule quand une femme accouche d'une fille soi-disant anormale. Elle a une « membrane de matière inconnue à l'entrejambe. Et des stries symétriques en demi-cercle dans le dos ». L'occasion sera belle pour une ancienne religieuse de voir en l'enfant la venue d'un nouveau prophète. L'histoire est contée par la petite fille naissante qui résume habilement la situation d'une société déçue, qui s'est repliée vers un mouvement irrationnel, irréel.
De ces contes empreints d'une triste modernité, c'est le dernier qui nous a le plus touchée. Texte désespéré qui nous ramène au temps maléfique des camps de concentration, institués par les nazis. Un prisonnier juif narre ses dernières heures dans le terrible froid d'un hiver où il doit concasser des pierres avec ses compagnons d'infortune, avant d'être assassiné lâchement par un kapo. Dix-huit mois se sont passés depuis cette rafle. On ne parlera jamais assez de ce génocide, même si ce drame universel n'a pas servi de leçon à l'espèce humaine. Texte qui nous fait réaliser que ces contes — le libellé " nouvelle " dénommant des fictions, l'écrivain l'a évité — ont été écrits à partir de sinistres rumeurs véridiques que crée un monde décadent, s'acheminant vers ses fins mortifères. Le goût de la mort annihile une moralité valorisante qui n'a plus cours, une perversité la remplace que nous retrouvons dans d'anciennes civilisations parvenues à leurs termes. L'instinct bestial ne résiste pas aux esprits fragilisés par l'état d'un monde agonisant, qui avait endormi les intentions les plus meurtrières.
Si le recueil en le parcourant nous a semblé rébarbatif, une deuxième lecture s'est imposée. On a alors compris que l'écrivain, Alain Raimbault, en quelques pages, mettait en relief des actes prohibitifs, miniaturisés grâce à une synthèse intelligente, une écriture sans fioritures, nous convainquant de la portée du message, traduit parfois en des termes compassés, comme pour s'excuser de nous rappeler de telles horreurs, chaque jour répertoriées dans quelque quotidien, sans que nous nous arrêtions sur la gravité du geste. À lire absolument ce livre courageux pour mieux comprendre où nous en sommes avec la dégradation de l'être humain et de son entourage, avec la mutilation de son environnement.
Sans gravité, Alain Raimbault
Éditions de l'instant même, Longueuil, 2020, 140 pages