lundi 8 février 2021

L'apprentissage de l'écriture et de soi *** 1/2


Janvier, mois frileux, mois outrageusement silencieux. On vit en autarcie, le soleil nous trahissant de sa froidure. On se rattrapera en juillet quand la canicule nous rendra autant aisée qu'un poisson dans son bocal. En attendant cet heureux dénouement, on rêve de la timide verdure printanière, première chaleur qui réjouit notre corps lourd et maladroit. Durant ces deux mois blancs, on se contentera de la banalité journalière qu'occasionne une saison givrée. On a lu l'essai-fiction d'Alain Beaulieu, Novembre avant la fin. 

Qu'elle soit mise-là en exergue, ou pour harmoniser le fil d'une histoire, il suffit d'une phrase pour être piquée au vif. Sans acrimonie, ce qui ne nous ressemblerait pas, nous donnant l'élan nécessaire pour attiser notre curiosité. Ce qui s'est passé avec le livre de l'écrivain et professeur Alain Beaulieu, ignorant volontairement le genre qu'il offrait aux lectrices et lecteurs. Il aborde le doute, comme une fleur printanière lutte contre la fin de l'hiver. Or, le doute nous poursuit depuis que nous savons raisonner. Depuis des décennies, il est notre ligne de réflexion. De parcours. On a donc voulu en savoir davantage. L'enfermement hivernal autorise ces impulsions intellectuelles. Sans que nous ne les regrettions. 

Un grand-père décédé depuis peu, s'est transformé en un lare compatissant pour aider sa petite-fille à écrire un roman. Elle a l'âge du peu sérieux, poétisé par Arthur Rimbaud. Des certitudes visualisées en noir et blanc symboliques, aucun gris pour nuancer ses affirmations. Elle a un amoureux qui lui en fait voir de toutes les couleurs ( sans jeu de mots ), le grand-père dit de lui qu'il est son mauvais garçon, à défaut de lui prêter un prénom. Elle, c'est la deuxième personne du singulier que le vieil homme utilise pour mieux l'apostropher devant l'état déplorable de son projet. Il souligne à l'adolescente que le roman requiert qu'elle se soumette à ses personnages, ce qui est vrai, l'écrivain devenant responsable du destin dont il les a affublés. Exigence de devoir les tenir en laisse, d'écouter leurs propos, leurs reproches. On a rêvé d'une rébellion de ces petits êtres de papier qui jugeraient l'écrivain de leur avoir imposé un rôle qui ne correspondait pas à leur personnalité. Revendication de Pygmalion dont ils se seraient passés. Le lare bienveillant, autrefois écrivain lui-même, se souvient d'avoir été animé de sentiments contradictoires en évoquant la tendresse qu'il avait éprouvé pour ses personnages. Cependant, il ne perd pas de vue sa petite-fille qui s'est endormie dans son bureau, « la tête appuyée sur [ tes ] bras croisés ». Autour d'elle, trainent des bouts de papier griffonnés, un reste de marie-jeanne dans le cendrier. Tasse de café, écouteurs pour échapper aux phrases qui la narguent. Attendri, le grand-père, à l'état de lare, se réjouit d'accompagner la jeune femme dans son parcours. Mais elle doit se plier à ses conseils, se séparer du mauvais garçon. Ce qu'elle fera quand elle saura qu'il a une nouvelle copine. 

Il lui apprend l'art de composer une histoire, il l'éloigne des modes, du jargon littéraire, des techniques, bien qu'il ne soit pas catégorique, l'indulgence guidant l'hésitation des premiers pas, qui risquent de la détourner de l'essentiel. Et surtout, elle doit apprivoiser le silence pour mieux se consacrer à son histoire. Le lecteur se fait une idée précise de la personnalité de l'écrivaine qui, en aucune façon, ne doit se défaire de son ipséité, de sa subjectivité, vertus qui lui permettront d'être lue dans le monde entier. À condition que ses lecteurs se reconnaissent dans ce qui « peut être partagé par tout le monde ». Faire fi du roman dont nous rêvons d'écrire, il contient peu de la réalité, il fait partie de la perfection inatteignable. Le grand-père se laisse aller à son expérience, dénombre les moindres détails dont doit se nourrir le futur roman de sa petite-fille. Ne lui cachant pas qu'une œuvre « tangible » peut prendre des années avant son aboutissement en un « objet concret ». Il lui parle aussi de l'importance de la lecture, de l'influence qu'elle exerce sur la manière de créer une histoire, de la difficulté qu'exige l'acte d'écrire, éprouvée par des auteurs classiques qui lui sont chers, Flaubert en particulier. De la responsabilité de l'artiste-écrivain, pas suffisamment mise en valeur, de l'importance de l'interprétation du monde dans lequel l'artiste et l'écrivain évoluent. De la libération ressentie quand le roman est terminé. 

Il serait fastidieux de souligner ici, l'utilité magistrale des conseils relatés par l'écrivain réel. Lui, charpenté d'os et de chair, l'autre, façonné d'une essence pure, laissant à ses créatures toute latitude morale pour parvenir à un résultat satisfaisant. Il nous dit aussi sa méfiance envers certains ateliers d'écriture, ce qu'on partage, nous demandant si le désir d'écrire à tout prix ne s'inscrit pas dans une génétique abstraite, telle une part manquante à notre précaire équilibre mental. Mozart qui était un génie, a dû, comme les autres enfants, apprendre le solfège. Les raisons erronées des religions à peu aimer la littérature. Comme dans un livre à bâtir, architecture parfois boiteuse, rien ne se montre idéal, tout se trame autour de nos apprentissages, ceux de la vie, ceux de la fiction...

Avec beaucoup de plaisir et de sourires, on a lu cette originale aventure littéraire scandée en novembre. Impressionnée et curieuse, on a fait la connaissance du grand-père spectral, sa petite-fille ne se doutant pas de sa bienveillance quand il se manifeste au-dessus de son épaule. Lui insufflant les sacrifices, et tant d'abandon de soi, que nécessite la créativité littéraire. Cependant, on émet une réserve quant à la vengeance du mauvais garçon : des vinyles abimés, gondolés, inutilisables, ou une déception amoureuse, méritent-ils cet excès d'humeur destructrice, au demeurant infantile ? Encore un être de papier qui, un jour, demandera des comptes à son démiurge... On est rassurée que le grand-père, avant de retourner à ses limbes, complimente sa petite-fille pour ses qualités de future écrivaine, mais sans illusions, sans complaisance. Écrire s'avère un état de grâce qui nous apprend à marcher, à respirer. Nous enseigne l'humilité. Le langage est une musique expérimentale et chorale, une rare certitude que nous partageons avec Alain Beaulieu. On lui laisse le dernier mot, la dernière pensée, avant que nous disparaissions, l'un et l'autre, dans nos limbes personnelles...


Novembre avant la fin, Alain Beaulieu

Éditions Hamac, Montréal, 2020, 85 pages