Après plusieurs mois de tristes nuages, on se dit que, en compagnie du soleil, nous allons passer à autre chose de plus joyeux. On observe le sol gris, on essaie de détecter quelques brins d'herbe. Les écureuils, plus perspicaces, bondissent d'une branche à une autre en attendant mieux. Les oiseaux pépient, les chats les surveillent du coin de leur œil redoutable. Les chiens aboient, la foule aussi. Nous, on observe, on sourit, on est heureuse de ce chambardement printanier. On commente les nouvelles de Michael Delisle, Rien dans le ciel.
Des écrivains, l'air de ne pas y toucher, nous déconcertent par la limpidité de leurs textes. Au premier abord, une indifférence de lecture s'installe, on s'interroge sur les intentions réelles de l'auteur. Cela se passe entre les lignes, là se tient la saveur de l'histoire, lue et relue. Ce phénomène, aujourd'hui, se réfère aux nouvelles d'un écrivain rompu à l'art de l'écriture. Il nous informe que le ciel est vide, uniformément bleu, sans nuages apparents. Ce sont dans ses nouvelles que les nuages ombragent des protagonistes dont la fatalité sert d'apparat élégant à la fin de leur vie, impasse qu'ils assument avec un humour grinçant, évitant le fatras des regrets et remords. Fin de leur vie même s'ils continuent à s'ingérer dans leur propre existence. La mort détient un sceau de bonne entente, un rendez-vous remis à plus tard.
Huit nouvelles, huit preuves de ce qu'on avance. Jean-Pierre, locataire d'un appartement insalubre, a été prévenu qu'il doit le quitter dans les meilleurs délais, l'immeuble vient d'être vendu, les rénovations impliqueront un loyer onéreux qu'il ne pourra assumer. Or, Jean-Pierre n'a pas l'intention de déménager sa collection de revues qui occupe sa plus grande pièce. À soixante-quatre ans, sans projets, il essaiera de franchir la balustrade de son balcon. Petite mort à reculons quand il tombe à la renverse sur le béton du balcon. Mais il entend sonner l'intendant qui s'est déjà présenté avec le nouveau propriétaire. Autre nouvelle plus conséquente qui nous fait faire la connaissance d'un narrateur qui, à la retraite, se cherche un chalet en même temps qu'il nous apprend une aventure sordide arrivée à son père, aujourd'hui impotent, prisonnier de son riche appartement à L'Île-des-Sœurs. Autrefois, il a été un marchand important, pressenti pour la mairie. Sans les magouilles d'un opposant, il serait devenu maire. C'est la version officielle donnée par son fils venu lui rendre visite. De la bouche de son père, il apprendra ce qui est arrivé, le soir d'une " épluchette ". Homme aux apparences placides, la vérité n'en est que plus surprenante. Il ne suffit pas de vieillir dans l'opulence pour s'éprouver, le verdict tombant, tel un couperet coupant le cou non à un humain mais à sa vie même. Ailleurs, se profile Nicolas qui, après le départ de sa femme, plonge dans une sévère dépression. À quarante-huit ans, il s'est relevé péniblement en devenant, le temps d'un film, le chauffeur d'une ancienne star décatie. Un Argentin de soixante-dix ans, qui joue encore les séducteurs ou plutôt mime ce qu'il a été, sous le regard compassé du chauffeur improvisé. Les deux sont métaphoriquement morts, le taisent, mais leur passé parlent pour eux. Un après-midi qu'ils reviennent de la plage, un accident de la route, duquel ils sont témoins, les déliera l'un et l'autre d'une symbolique destinée.
On passe sur quelques fictions, non parce qu'elles sont indignes d'intérêt. Leur intrigue à peine ébauchée renoue avec la finitude d'une existence qui n'est que survivance, que différents narrateurs ont le courage d'affronter, exaltant le moment tragique d'un événement les sidérant dans une fin précoce. Comme cet homme qui a retrouvé un oncle chez les moines de Saint-Benoit-du-Lac, ce dernier espérant décompter ses jours dans ce monastère. Deux mois plus tard, le narrateur rendra visite à son oncle, marié à Paula, victime d'alzheimer. Cependant, une surprise l'attendra quand la porte s'ouvrira. Marquer son territoire sentimental d'une manière aléatoire qui n'arrange que soi, déloger la solitude à grand fracas. Se raconter des mensonges, c'est aussi s'inventer sa propre réalité, indécente parfois...
Que d'hommes " mal pris " dans ce recueil qui propose le vide, non du ciel, mais de la terre que nous foulons sans vergogne, la responsabilisant de nos frasques mortifères, senteurs odoriférantes qui se collent aux vestiges de ce que fut un bonheur lénifiant, comme s'il fallait qu'à un moment précis les habitudes se balaient d'un revers fracassant de la main, ou pensant le faire. Le confort de nos certitudes annihilant nos questionnements, seule une lueur lucide les ramène à ce que valent ces individus. Tel le narrateur d'une des dernières nouvelles, qui constate que son « nez était un peu croche ». Souvenir subit qui miroite un brève rencontre pathétique qui lui fera dire qu'il y a un prix à payer pour tout. Loin de toute illusion, la banalité de son existence représentée par une femme, Katou, qu'il n'avait pas rencontrée depuis bien des années. Elle est devenue grosse, les pâtes qu'elle a cuisinées baignent dans une sauce mal liée. Ainsi, il a recommencé à boire, sa peine est « insondable ». Et que dire de ce médecin qui condamne ses patients à la mort, les obligeant malgré eux à profiter de leurs derniers mois pour commettre une ultime folie. Celle que fera le narrateur en s'envolant rejoindre un ami installé en Asie. Fin de vie de trois protagonistes : le médecin, le narrateur, l'ami. Superposition de niveaux vitaux, comme les couches sédimentaires de la terre, que renouvellent des forces telluriques, contrairement aux humains...
Magnifique recueil qui porte à la réflexion, n'imaginant pas que tant d'êtres ne sont qu'en état de survie mentale, si souvent nous ne voyons que la malformation d'un membre, rarement le handicap d'un esprit ou d'une âme. Il faut un peu de fiction, pathétiquement présente dans des situations improbables, pour briser nos convictions, persuadés que ces bouleversements n'arrivent qu'aux autres...
Rien dans le ciel, Michael Delisle
Les Éditions du Boréal, Montréal, 2021, 140 pages