Elle nous dit que s'éveillant chaque matin en bonne forme, elle ne demande pas davantage à l'existence. Elle se lève en remerciant quelque dieu inexistant. Ses petits bonheurs se réduisent, les objets se dénomment, l'identité des gens lui échappe. Dans la rue, elle écoute les bruits environnants, ne voit personne, parce que, parvenue à quatre-vingt-trois ans, plus rien n'a d'importance qu'elle-même. On a lu le roman de Lucie Lachapelle, Va me chercher Baby Doll.
Titre déconcertant qui a retardé notre lecture. On ignorait que derrière cette supplique, se cachait un drame victimisant trois femmes. Livre de la route, rarement évoqué par une écrivaine, le genre se conjuguant au masculin. Une narratrice téméraire, ayant peur de peu de choses, se résoud à traverser le Canada pour sauver la fille de son amie Manouche, « Thérèse de son vrai nom », ex-prostituée, atteinte d'un cancer inopérable. La narratrice se prénomme Florence, alias Cartouche, parce que « directe, explosive ». Enfance difficile entre un père alcoolique, colérique, une mère fragile, évanescente, qui ne savait trop comment protéger sa fille. À l'âge adolescent, Florence a quitté ses parents, elle a travaillé comme serveuse dans un hôtel en Abitibi. Jeune femme endurcie par ses conditions familiales désastreuses, elle se méfie des hommes aux bras couverts de tatouages. Un seul a su l'attendrir. Dan, un métis, avec qui elle apprendra à aimer librement. Lui, ne pense qu'à partir dans le Nord, elle, à découvrir le Sud. Ils se séparent sans fracas. Puis, un jour, la vie de Cartouche a basculé dans un grand trou noir. Involontairement, à l'arme blanche, elle a tué un homme qui tentait de violer une jeune Anishinabée. Crime qui lui vaudra dix ans de prison. Elle en a vingt-cinq. Quand elle se remémore son histoire, elle est libérée depuis deux ans. Vit dans une cabane de bois rond, à Val d'or. Elle vient de recevoir une enveloppe de Manouche, compagne au grand cœur qui, en prison, l'avait prise en affection. L'avait défendue contre des femmes abimées, agressives, toxicomanes. Plus à plaindre qu'à blâmer. Empathie excessive dont est pourvue Cartouche, qui la fera partir sans hésiter rechercher Camille-Baby Doll, de qui Manouche a accouché en prison. Élevée en foyer d'accueil, Baby Doll a été vue une dernière fois à Toronto, dans un quartier mal famé. Cartouche doit lui remettre douze lettres de sa mère, écrites sur des « morceaux de napperons de restaurant et des serviettes de table ».
Nous sommes loin des virées routières évoquées par des hommes, éprouvant le besoin de vivre autre chose que la routine de jeunes années désenchantées. Cartouche, dans son vieux pick-up, partira en mission à Toronto où elle apprendra que Baby Doll a quitté la ville pour Timmins. Souvenirs insupportables pour Cartouche : sa mère dans un foyer qu'elle n'a pas revue depuis douze ans, la tombe de son père, leur roulotte déglinguée. Le lac. Elle se souvient aussi de son internement quand elle se rend à la plage de Wasaga. Chaque contrée qu'elle traversera nous vaudra des réflexions intimistes sur la vie que réservent de malencontreuses rencontres. Sur la route allant à Timmins, elle fera monter dans sa voiture un jeune couple ontarien, qui fuit sa jeunesse abimée dans des familles d'accueil. Déshérités de la terre envers qui Cartouche éprouve des sentiments ambigus, reflétant sa propre jeunesse. Culpabilité envers l'homme qu'elle a tué, envers sa mère, victime d'alzheimer. La hargne qu'elle déverse sur la tombe de son père, qu'elle rend responsable de son « passé pourri ». De Timmins elle se rendra à Thunder Bay où a échoué Baby Doll, mais de là encore, l'adolescente s'est volatilisée. Visite à Amanda, une Ojibwée qu'elle a connue dans l'aile psychiatrique de la prison. Elles avaient sympathisé. Amanda vit avec sa vieille mère et ses deux enfants. Celle-ci a appris à son amie d'infortune les « quatre directions » de la vie. Cartouche prendra part à une mystérieuse cérémonie appartenant à la culture d'Amanda. Moment de détente spirituelle et physique pour Florence qui se laisse aller à pleurer abondamment, éprouvant un bien-être libérateur. « Une couche de saleté a été nettoyée ». Mais elle doit poursuivre sa quête tout en lisant quelques lettres de Manouche à sa fille. Nous y apprenons sa vie de prostituée, ses regrets de ne pas avoir élevé décemment Baby Doll. L'absence d'un père. Compassion à retardement qui encourage Cartouche à continuer l'aventure.
De ville en ville jusqu'à Saskatoon, elle évitera la solitude avec des êtres de hasard qu'elle ramasse avec leur vie malmenée, trouvant en eux d'étranges ressources qui lui donnent la force de se regarder en elle-même. De s'apitoyer sur des hommes, jeunes pour la plupart, qui ignorent où se termine le voyage. Elle n'échappera pas à une nuit d'extase partagée avec un « grand gars qui transporte un sac à dos ». Aucune question entre eux, le plaisir charnel dans une chambre d'hôtel les unit l'un à l'autre. Nuit fugace et réparatrice, ce dont Florence avait besoin avant de retrouver Baby Doll, aux mains d'un proxénète, qui se rebiffera contre sa mère qui ne l'a jamais aimée, prétend-elle. Discours qu'elle déferle sur la route du retour, narguant le fatalisme qui l'a menée, telle sa mère, à se prostituer. Compréhension et patience admirables de Cartouche qui se fait complice apparente de la jeune femme, défaisant peu à peu ses convictions basées sur celles d'hommes qui ont promis monts et merveilles à leur protégée, innocente et naïve, prête à s'immoler sur l'autel de l'offrande sexuelle et de l'argent dont elle est friande. Retour orageux vers un monde ordonné que lui propose Cartouche : Baby Doll accepte de revoir sa mère mourante. S'ensuit une réconciliation entre ces trois femmes et leurs désillusions, la vie ne leur ayant pas épargné les balades empoisonnées dans ses sentiers épineux.
Roman qui se penche sur d'innombrables injustices et outrages, comme ceux envers les Noirs à travers l'accueil agréable d'une Congolaise, réceptionniste dans un hôtel où est descendue Cartouche. Apitoiement sur les détenues qui ne reçoivent qu'indifférence. Sur les marginaux qui se contentent de fuir, pensant oublier, mais nous le savons, nous n'oublions rien... Cheminement routier scandé d'écoutes musicales dont se repait Cartouche pour aller jusqu'à la fin du voyage en compagnie d'une jeune femme de qui elle sera toujours responsable. Si la lecture de ce récit est parfois accablante parce que dérangeante, on se dit que cette fiction-témoignage a suscité de la part de l'écrivaine, Lucie Lachapelle, beaucoup de courage et d'empathie pour s'être immiscée dans une cellule perverse de l'existence, à double tranchant : la détestation et l'amour. Sentiments contradictoires propices à la destruction de soi et des autres, la désespérance se révélant une force ultime, nécessaire à toute réconciliation avec l'univers des vivants, celles et ceux qui rêvent de s'aventurer hors des sentiers battus. Roman à lire pour réfléchir à l'encanaillement du monde interlope où tombe trop souvent des démunis de la terre...
Va me chercher Baby Doll, Lucie Lachapelle
Les Éditions XYZ, Montréal, 2021, 192 pages