Pluie, soleil. Ciel terne qui incite à la mélancolie d'une saison sur le point de se terminer, une autre, plus sinistre, de prendre la relève. On a l'impression que ces retours imperturbables des éléments terrestres nous tiennent par le bout du nez, gouvernent nos humeurs un tantinet maussades quand une grande main céleste invisible recouvre le bleu du ciel d'une ribambelle de nuages annonciateurs de la morte-saison. On commente le roman de Claude La Charité, Autopsie de Charles Amand.
Après avoir lu ce livre, à petites doses, savourant les citations qui nous ouvrent d'étranges portes sur le décès d'un mystérieux personnage, que de questions se posent. Questions à peine discernables, comme si on était restée à l'intérieur de la fable. On a remonté le cours du temps dans un pays qui n'était pas le nôtre, ignorant le remue-ménage, parfois chuchoté, de douteuses manifestations altérées. Cela se passe en 183-, une nuit caniculaire du mois d'août, à Saint-Jean-Port-Joli. Un homme a été la proie des flammes lorsqu'un incendie s'est déclaré dans sa « misérable cabane ». Sera retrouvé son corps momifié par la chaleur. Incident banal si cet homme n'était pas le protagoniste du premier roman canadien-français, L'influence d'un livre, signé Philippe Aubert de Gaspé fils, publié en 1837. Pour notre grand plaisir de lectrice, l'écrivain et professeur universitaire Claude La Charité a cru bon d'en écrire une suite pour signifier, avec raison, combien le Québec était alors inspiré diaboliquement : sorcières, loups-garous, fictions litigieuses, appuyant nos dires. Il existait bien une littérature canadienne-française au XIXe siècle qu'aujourd'hui le Québec se réapproprie, la considérant comme son bien culturel. Piégée dans un imbroglio de suppositions, la mort de Charles Amant ne figure-t-elle pas aux sources même d'une fabuleuse énigme ? Est-il vraiment mort dans l'incendie, ou bien est-ce un meurtre, une mort surnaturelle, la victime ayant été alchimiste ? Sa femme étant décédée, sa fille mariée, il vivait seul. Avec ses amis les livres. Homme original, énigmatique, il n'en fallait pas plus, ni moindre, pour qu'une enquête soit ouverte. C'est M. T. L. B.*** désigné par le magistrat de Québec qui devra démêler cet écheveau truffé de superstitions sataniques. Le transport du corps de la victime dans la salle de dissection, à Québec, est d'une ironie drolatique qui allège la gravité morbide de l'entreprise, telle une entrée en matière, annonciatrice de faits improbables. L'enquêteur doit visiter Amélie, fille de Charles Amand, pour l'informer de la mort de son père. Il apprendra que pour obtenir la fille, son mari, médecin, avait offert au père une pile de livres dont le contenu sera dévoilé au fur et à mesure de l'enquête, révélant les goûts littéraires peu orthodoxes de Charles Amand. De la bouche du mari d'Amélie, M. T. L. B.*** apprendra aussi que Charles Amand était l'homme d'un seul livre, Le petit Albert, ouvrage de recettes infernales, qu'il butinait en pratiquant des rituels conjuratoires avec un volatile. Jusqu'à vouloir transmuer de vils métaux en argent, alchimie équivoque que seul un paysan mercantile soutient, ce que n'était point Charles Amand, l'argent ne l'intéressant que si nécessaire.
Dans ce conte jubilatoire, qui se perçoit tel un sujet de lecture contemporaine, chaque chapitre nous emporte avec M. T. L. B.*** faire la connaissance de curieux personnages, hommes et femmes, qui se sont entretenus avec le défunt, les livres gardant leur ambigüité, s'ouvrant se refermant sur bien des questions effleurées, rarement révélées, de crainte de se faire passer pour un impie. Ce que dissimule l'enquêteur, son impiété. Interrogations demeurant en l'état larvaire, les conditions de l'Église d'alors s'avérant redoutables. Que de clins d'œil ostentatoires, que de glissements langagiers alimentent les occupations de Charles Amand, jugées extravagantes, en même temps que des forces moins occultes, plus pragmatiques, régissent ses sibyllines croyances. Un meurtrier n'encombre-t-il pas déjà la route de l'enquêteur, jusqu'à le confondre ? De personnages pittoresques en personnages rationnels, on suit l'enquête de M. T. L. B.***, celle-ci, en apparence, menant à peu, mais sous ce peu, semblable au vide que la nature réfute, on pénètre dans le microcosme d'une société exacerbée, les contraintes de l'Église attisant les désirs inassouvis des humains, soit une malsaine curiosité. Ces derniers éprouvant la nécessité d'un être supérieur qui se pavane au-dessus de leur tête, comment ne pas faire intervenir le diable en personne ? Si le corps de Charles Amant sera disséqué au plus profond de ses os cendreux, sa personnalité trouble le sera davantage, ceux et celles qui l'avaient connu lui octroyant des vertus discutables, des lâchetés inconcevables, la foule étant propice à tirer de hâtives conclusions téméraires. D'ailleurs, M. T. L. B.*** qui devra rendre compte de son enquête au magistrat et aux habitants de Québec, ne pourra qu'admettre son impuissance face au manque de preuves attestant un meurtre naturel ou surnaturel, le curé, lui, en faisant une affaire de croyance. S'entremêlent dans ce livre surprenant, qu'on a lu avec délectation, tel un conte fantasmagorique, plusieurs visages et silhouettes frelatés, pourrait-on dire, le diable se présentant parfois sous la forme d'un témoin handicapé. Celui-ci démontrant la capacité des hommes à dénoncer ce qui n'existe pas. L'imagination humaine serait-elle œuvre du diable ?
Roman à clefs, et elles sont nombreuses, énumérées généreusement par l'écrivain, qui théorise savamment sur ce que fut la vie colonisée au Québec à une époque charnière de son histoire — les Patriotes sont en scène, filigranés —, la révolte s'amplifie dans les têtes fatiguées, outragées par un État qui, interminablement, se fait le complice d'une Église rétrograde. S'insèrent parmi ces avatars d'ordre patriotique et dogmatique, la condamnation de Philippe Aubert de Gaspé père pour malhonnêteté étatique, le décès prématuré du fils, victime d'alcoolisme. C'est avec une véridique passion pour la culture universelle, dans ce cas particulier québécoise, que Claude La Charité remet les pendules du temps révolu à l'heure juste. Son érudition fait mouche, son audace à écrire la suite d'un ouvrage manifeste ne se limitant pas à nous séduire mais à nous instruire d'une manière absolument convaincante et ludique. Il y avait tant à exprimer des contradictions de cet homme allégorique, servant de tremplin à la littérature québécoise moderne. La psychologie nécessaire à l'enseignement déteint sur les affirmations clairvoyantes de l'écrivain, qui use de l'habileté indulgente d'un professeur s'adressant à des étudiants récalcitrants. Si le roman se révèle une source de renseignements désignés sous le terme de clefs, qu'on a clenchées après avoir savouré les déboires de feu Charles Amand, l'apport de ces clefs n'est pas qu'un atout délibérément glosé mais une continuation de ce roman intelligent. On a refermé le livre avec l'impression de nous être divertie sans jamais nous lasser d'un jeu subtil de lecture, nous initiant à la bénéfique magie d'une érudition qu'on ne possède pas. On ne peut que remercier Claude La Charité de s'être fait le chantre élogieux de la sorcellerie au XIXe siècle au Canada français, de laquelle on ignorait le moindre clin d'œil connivent, révérencieux...
Autopsie de Charles Amand, Claude La Charité
Les Éditions de l'instant même, Longueuil, 2021, 164 pages