Ce matin, en entrant dans la pièce dans laquelle on travaille, on a souri aux rayons solaires qui inondaient les murs et le plafond. On ne s'attendait pas à ce que le soleil joue au travers des vitres souillées des scories de l'hiver. On a fait de cette clarté un moyen illusoire de se réchauffer. Chaleur du corps, certes, mais chaleur aussi du regard, comme si nous venions de faire une rencontre improbable. On commente les nouvelles d'Emmanuelle Cornu, Trois tours de cordon.
Divisées en trois mouvements, ces trente-trois courtes nouvelles se raccordent au thème du deuil, celui d'une petite fille, partie en son état embryonnaire. Mathilde. Le livre est richement illustré du regard sans complaisance d'une écrivaine qu'on savoure à chacune de ses parutions. On aime sa manière naturelle et franche, grinçante, d'aborder la vie de ses semblables, et la sienne. Si quelques larmes pointent au bord des cils, elles coulent rarement, escortant une souffrance devenue intolérable, comme celle de perdre son enfant. Les narratrices du recueil se ressemblent, miroirs morcelés de l'auteure, nommées différemment, fidèles à ce qu'elles représentent quand les choses se heurtent, se bousculent, mais s'accomplissent pour notre satisfaction de lectrice.
Avec une compassion évidente, on se range vers la souffrance d'Estelle qui vient de faire une fausse couche. Livrée à elle-même, elle imagine et agit, se rhabille, s'échappe de l'urgence, saute dans un taxi et rentre chez elle. Son compagnon, après avoir pris soin d'Estelle, appelle l'ambulance, puis s'écroule en larmes. Tendre finale en deux lignes qui le réconforte. Ça tremble beaucoup dans les fictions suivantes. Un garçon se révolte contre le divorce de ses parents, sa mère le console en l'emmenant dans une animalerie acheter un chat. Plus loin, Isabel marche dans la nuit, elle vit de peu. Elle transporte sa vie dans son sac à dos. N'a nulle part où aller. Si Cupidon ne l'a jamais atteinte, elle ne perd rien pour attendre, bien qu'elle n'espère pas grand-chose de son existence. Une « demoiselle » qui sort de son cours de natation va la mettre à terre, lui révéler sa faillibilité. La narratrice sait que l'histoire ne durera pas, elle est prête à jurer une éternité provisoire à « sa Belle ». C'est touchant ces flèches ingénues du dieu Amour quand nous avons dix-sept ans. Rimbaud n'est pas loin... Nous poursuivons, nous passons, ne pouvant citer tous ces textes, à peine fictifs. Des clins d'œil qui crèvent d'un désir de vivre, d'une souffrance filigranée que dicte le manque d'une enfant qui a refusé de venir à terme. Mathilde. Ce n'est pas pour rien que l'écrivaine la présente de temps à autre, la vie des narratrices dépendant de sa présence à l'état d'ange. Ce qui est peut-être vrai, comment savoir ? Mais l'humour ne manque jamais à l'appel, fulgure quand l'auteure met en scène un groupe de personnes qui vit dans un « immeuble à trois unités », prétexte l'achat ou la location de chauffe-eau pour décrire des relations qui existent dans ce genre d'habitation. Deux filles, deux artistes, qui s'étonnent de cette situation grotesque, rêvent de leur future maison. Réjouissance inoffensive cette possibilité de s'évader au bord du fleuve alors que les habitants de l'immeuble attendent hargneusement leur opinion concernant les chauffe-eau. Ce sont des nouvelles débridées desquelles nous nous délectons de chutes surprenantes, très souvent suggérées, rarement avouées. « La suite est claire », comme l'écrira Emmanuelle Cornu pour conclure une étrange aventure que subit une poignée d'adolescents dans un camp vacancier.
Regard aiguisé et contestataire de l'écrivaine qui observe tout ce qui bouge, sans jamais perdre de vue l'embryon Mathilde, devenu spectre apaisant et complice, contrastant avec les sentiments qui s'étiolent, se fragilisent. De banals incidents essaiment l'existence des protagonistes, se forgent solidement, déployant leurs oublis, leurs distractions vitales, mais se sentent à l'aise entre les mains habiles, secourables, de la nouvelliste, Emmanuelle Cornu. D'autant qu'elle sait admirablement bousculer les émotions d'un texte à un autre, les situations ne s'avérant jamais identiques. Dans la tourmente qui les dirige ou les oppose, nous suivons les comportements d'hommes et de femmes, surtout de femmes, qui essaient de se débattre avec l'imprévisible. Et toujours protège ses multiples mères la lumineuse « crevette », « virgule » sanguinolente, Mathilde, prenant parfois l'apparence candide d'un frère, en chair et en os. Tendresse souriante de deux mères qui observent les déliements maladroits d'un bébé mâle avec une curiosité indulgente. Le temps de tourner une page, nous sommes confrontés au sort tragique d'une fillette de cinq ans, Églantine. Impuissante, on ne peut rien faire pour elle, pour l'avenir que ses tribulations désordonnées lui réservent. S'intercalent des textes en tous genres, de tout acabit, telle la nouvelle éponyme, la naissance du fils d'Anabel, né avec un long cordon autour du cou, trois tours étouffants, enlevé brusquement à sa mère par les infirmières, l'enfant tardant à manifester son désir de vivre. L'instinct maternel s'avère celui d'une animale, toutes griffes acérées, quand il s'agit d'une mise au monde. Sentiment primaire qui apporte tant de force à l'ensemble du recueil, l'enfant déshérité ou l'enfant comblé prenant place dans un monde équitable à créer. La touche révélatrice étant celle de l'espoir de vivre, l'amour signe la conclusion d'une histoire qui se termine d'une manière éloquente.
Textes oscillatoires qui révèlent magnifiquement le talent très personnel d'Emmanuelle Cornu. Confirmant sa manière intelligente, toujours subtile, d'observer ses entours. De les soumettre à une critique indulgemment humaine parce que dépourvus de jugement irascible, bien que parfois amers, ces jeunes femmes refusant d'être identiques à leurs compagnes. Chaque fiction s'apparente à un choix rebelle, ce choix entrecoupé d'histoires qui tiennent debout, qui disent longuement qu'il y a toujours une première fois dans nos entreprises. Balancier qui dirige la narratrice du dernier texte : être un homme être une femme, Antoine ou Fanny, l'enfant qu'il faut protéger des incertitudes, le recours à la solitude pour y voir clair, enfin la reconnexion avec soi, comme si l'auteure avait dû subir ces travers, les accepter en toute connaissance de cause... Troisième œuvre d'Emmanuelle Cornu, on peut assurer l'écrivaine de la réussite de son recueil, son monde bigarré d'humains qui valent la peine de se pencher sur leurs joies ou leurs misères, contreparties magistralement dépeintes par une auteure qui ne cesse de nous toucher, de nous faire trembler, l'écriture d'un livre, sa réussite se rapprochant des affres de l'accouchement, l'enfant de papier à naitre souillé d'encre, autre sang.
Trois tours de cordon, Emmanuelle Cornu
Éditions Druide inc. Montréal, 2022, 165 pages