Un jour gris, un jour bleu. Les humeurs du temps ressemblent à celles des humains qu'on fréquente. Qui nous déstabilisent, chaque saison révélant ses hauts et ses bas. On lit, on écoute de la musique, on s'attarde aux petites choses quotidiennes, celles qui font que la vie s'organise autour des habitudes, même si on les compare aux certitudes qu'on redoute plus que l'ennui que procurent les ciels gris. On commente le récit de Michèle Laliberté, Nativa, la maîtresse de Camillien.
On est peu habituée à traiter d'une saga qui donne la parole à un membre parental pour démanteler des tricheries qui ont été mises en place pour protéger la réputation douteuse d'une fille du clan familial. C'est l'une des sœurs, Florida, qui raconte alors qu'elle est enfermée à l'hospice Auclair, bravant la solitude et les méandres sournois de la mémoire. Elle y mourra, mais avant d'en arriver à cette issue fatale, elle nous instruit de ce que fut un certain Québec à la fin du XIXe siècle, représenté par une famille modeste. Les femmes procréent selon les recommandations de l'État et de l'Église, les hommes travaillent quand l'occasion se présente. Le Québec survit sous le joug insupportable des Anglais. Richesse et pauvreté se côtoient avec hargne et arrogance.
En l'année 1895, la narratrice a neuf ans. Elle, ses tantes et ses grands-mères fêtent les quatre ans de la petite sœur Évelina. La mère est tuberculeuse, bientôt elle mourra malgré une astuce discutable, superstitieuse, du père. Désespéré, il confiera trois de ses filles à tante Odile : Florida, Nativa, Évelina. Dianna, l'aînée, sera celle qui remplacera la mère, prendra soin des garçons. La tante Odile habite à Lewiston, dans le Maine. Elle est célibataire, modiste, sœur d'Alexandre, ce dernier aux agissements équivoques. On pourrait avancer que c'est à partir de cette époque que le récit s'amplifie, nous en apprend énormément sur les mœurs d'hommes et de femmes cernés par des obligations, des contraintes, davantage que sur leur bonheur et plaisir personnels. Il y a l'éducation gouvernée par les religieuses de l'école canadienne que fréquentera Florida et par les religieuses de l'école française que préféreront Nativa et Évelina. Dès l'enfance, sans religion point de salut ! Une manière traumatisante de se découvrir doublement orpheline dans le cas de Florida, fillette sensible et lucide. Si celle-ci poursuit une route tracée d'avance, il n'en est rien pour Nativa, qui refuse tout conformisme social et familial. Très tôt, elle se montrera rebelle, aimant les hommes dès l'adolescence, elle jettera son dévolu sur Alexandre, élégant et séduisant, qui mène une double vie que par curiosité et hasard elle découvrira avec Florida. La tante Odile, généreuse, facilite du mieux qu'elle peut le déracinement de ses nièces. Toutefois, elle caresse un rêve farfelu : que Nativa devienne religieuse. Projet qu'elle devra enterrer quand la jeune fille lui avouera qu'elle veut séduire Alexandre. Le temps a passé sur Nativa recluse dans un pensionnat pour orphelins riches. Séjour de solitude qui définira les décisions de son existence insoumise. Elle sera mise à la porte de l'orphelinat par manque de vocation religieuse.
L'écrivaine dépeint, avec intensité, une époque charnière où le Québec prend conscience de ses injustices politico-sociales, de ses manques, du silence frustrant dans lequel il évolue. Commence à grogner ouvertement. Ce sont des femmes avant-gardistes, comme Nativa, bardées d'un courage exemplaire, qui défieront les lois de bienséance. Alors que Florida se mariera, Nativa refusera énergiquement et le mari et la « tralée » d'enfants quand sa sœur lui proposera de rentrer à Montréal, invitées par Dianna qui a trouvé chaussure à son pied, elle et son mari établis à Lachine. On doit mentionner que Nativa a tâté de la prostitution, qu'elle entretient une liaison avec Alexandre, au grand dam de tante Odile, « qui fit tout en son pouvoir pour que l'affaire ne s'ébruite pas. » Si Alexandre surveille, sans état d'âme, les jeunes ouvrières, subordonnées pitoyables d'une usine de coton, il a acheté des maisons de chambre qu'il a transformées en maisons de jeux et de débauche « où l'alcool coulait à flots ». Nous savons que les interdictions sont synonymes de tentations quand celles-ci sont à portée de main.
La vie tumultueuse de Nativa s'accumule de soubresauts qu'elle assume avec indépendance, se voulant différente, " résolument moderne ", ne le sachant pas encore. Se présentera dans sa vie un homme qui deviendra maire de Montréal, entre autres nominations honorifiques, l'exubérant Camillien Houde. Il se cherche, rejoint et soutient le peuple. Présenté à Nativa, elle ne lui résistera pas, et inversement. Bien qu'il soit marié, sa liaison avec Nativa durera une vingtaine d'années, jusqu'à la mort de sa compagne. Celle-ci sommée toutefois de demeurer dans l'ombre... Le Québec subira une épidémie pandémique, la grippe espagnole. C'est le temps de la prohibition américaine bousculée par la Grande Dépression qui apportera le chômage, les suicides. La ruine et la désespérance. L'indignité. Mais le pire assouplissant ses engrenages singuliers, on n'évoquera pas l'endroit de sa médaille, les mariages, les naissances, les deuils, les mésententes. Les préférences filiales. Les comportements que suscite l'éducation entre les citadins et les campagnards, comme ce fut le cas de Nativa qui détestait les paysans, les pauvres et les ouvriers. Le sort des enfants placés en pension, comme pour s'en débarrasser, certains, victimes de religieux libidineux...
Il y aura le retour au Québec de toute la famille, celui de tante Odile qui, après avoir liquidé ses affaires, se fera religieuse. Une trame de la vie d'une famille québécoise dont on a tu plusieurs dérives, remise sur les rails de la vérité par la vieille Florida séquestrée dans son hospice, plus personne ne la visitant. Surtout pas sa fille envers qui il y aurait beaucoup à dire à la suite de maladresses commises par sa mère. Pas mieux qu'on s'est penchée sur la personnalité de Camillien Houde, l'auteure Michèle Laliberté l'ayant personnifié magnifiquement entre ses ambitions politiques et ses amours d'homme à femmes.
Double dimension de ce livre qui se présente tel un album agrémenté de photos, émaillé de nombreux points de repères, retraçant l'histoire percutante de la famille Laliberté. Cette histoire, on a l'impression, a été divulguée non pour en sonder véritablement les mensonges et les cachotteries mais pour nous montrer les tribulations d'une femme, Nativa, qui a payé cher son désir d'émancipation, son célèbre amant l'ayant fait enterrer dans une fosse commune. Il y a des êtres, surtout des femmes, qu'il faut réhabiliter à tout prix, même quand le temps a effacé, croyons-nous, moult empreintes terrestres. Comme si le bref chapitre qui ouvre le livre, sans très bien le situer, nous avertissait de la fragilité des êtres, des hommes, quand toute liberté leur est interdite, leur vulnérabilité face à la chair innocente, insensibles aux roueries empoisonnées du démon qui s'affaire en eux. Au risque et au péril de se consumer dans le déni à force de trop s'y repaitre...
Nativa, la maîtresse de Camillien, Michèle Laliberté
Collection Sémaphore Mobile
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2022, 152 pages