Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
dimanche 19 octobre 2008
Il y a la mémoire faillible
On a peu parlé ici de livres, ayant eu pour toile de fond les guerres qui ébranlèrent les premières décennies du vingtième siècle. Sans le vouloir, on a privilégié les états d'âme, de cœur et de raison, d'individus en proie à leur guerre personnelle. C'est le très émouvant et grave roman, Certitudes, de l'écrivaine d'origine sino-malaisienne, Madeleine Thien, qui nous a fait prendre conscience de cette réalité à laquelle il était temps de remédier.
Nous entrons dans ce roman comme s'ouvriraient devant nous les portes d'un aéroport. Celles de continents différents, celles qui nous transportent dans le temps et dans l'espace. Nous sommes happés par des personnages qui, arrivés au terme de leur vie, cherchent à sonder des événements vieux de soixante ans, survenus durant la Deuxième Guerre mondiale. Voix multiples d'aujourd'hui nous parvenant de Vancouver ; voix hantées par les faux destins que, loin de la Malaisie et de l'Indonésie natales, les protagonistes ont dû assumer, sidérés que des hommes ennemis — à l'époque, les Japonais — aient fait basculer leur existence vers des êtres qui leur avaient été prêtés. Ainsi, Matthew Lim marié à Clara Leung, ne comprend toujours pas pourquoi son amie d'enfance, Ani, lui a échappé. Son questionnement se fera encore plus intense après que sa fille et celle de Clara, Gail, soit morte d'une pneumonie à Toronto, lors d'un voyage professionnel. Elle aussi s'interrogeait sur l'impossible issue de sa relation avec Ansel Ressing, peut-être empoisonnée par le mystère pesant sur sa famille. Tout comme son père poussé impérativement par Clara vers Jakarta où vit Ani et son fils, elle partira en Indonésie et sera confrontée aux erreurs de son grand-père qui avait collaboré avec l'ennemi. Si son père ne fait que frôler ce pan douloureux de sa jeunesse, c'est qu'il a en tête de retrouver Ani qui l'a repoussé rudement « sur une plage déserte à l'ouest de la ville, [où] ils marchaient ensemble sur le sable ». Il y a aussi le conjoint de Gail, Ansel Ressing, médecin établi à Vancouver qui n'en finit plus d'extrapoler sur les causes de l'éloignement de sa compagne et sur ses occupations de documentariste pour la radio. Nourri de la présence de la jeune femme morte, un retour vers leur amour insouciant lui sera nécessaire pour mettre au jour une aventure qu'il a eue avec Mariana, médecin elle aussi. Gail qui se passionnait pour le journal intime d'un prisonnier de guerre, William Sullivan, que celui-ci avait écrit en code numérique pour ne pas que les Japonais le décryptent, rencontrera en Hollande Harry Jaasma qui a décodé le journal. Plus tard, quand elle découvrira par hasard une lettre expédiée des Pays-Bas à son père, lui annonçant la mort d'Ani, elle ne résistera pas au désir de faire la connaissance de l'homme qui l'a épousée, Sipke Vermeulen, ancien photographe de guerre. Il confiera à Gail le parcours d'Ani, de son fils et son parcours à lui avant qu'Ani meure d'un cancer.
Si Gail Lim est le pivot du roman, autour duquel gravitent les protagonistes, on met en doute la véracité du journal de Sullivan. N'est-il pas un prétexte symbolique permettant d'avancer lentement dans le dédale étourdissant de ces " héros " déchus qui, oscillant entre le passé et le présent, s'avèrent incapables d'établir une frontière s'étendant à l'infini où des images défilent à vive allure, dénaturant ce qui fut réellement ? On pense aux papillons de nuit se blessant grièvement à la lumière aveuglante d'un fanal. Leur quête repose sur des éléments d'ensemble, le reste n'étant que ce que la mémoire fragmente et veut bien nous léguer. L'auteure ne dit-elle pas que « le passé n'est pas statique » ? Les deux événements majeurs sur lesquels se bâtit l'histoire tronquée des parents de Gail, de son amant et d'Ani, sont la trahison et l'assassinat du père de Matthew — ce dernier croyant naïvement que la vie après la guerre redeviendrait comme avant —, la naissance du fils d'Ani et de Matthew, révélée trop tard pour qu'il y ait réparation. À partir de ces certitudes se trament des conjurations morales bousculant des années de vie paisible entre des êtres soumis à une « mémoire [...] pleine de pièges. »
Cette histoire enveloppante et spiralée évoque une craie sur un tableau noir. Un long déchirement qui donne la chair de poule. Pas de cris excessifs, que des frôlements et des tremblements plus efficaces que des discours superflus. C'est aussi le livre des séparations provisoires ou définitives. Un ton lyrique et poétique, une plume éloquente, octroient une place primordiale au regard que nous posons sur les choses qui nous entourent et sans lesquelles nous ne pourrions peut-être rien résoudre. L'ampleur de ce premier roman étonne par la maturité et la réflexion de Madeleine Thien, jeune auteure de trente-quatre ans.
À lire pour frayer avec le dépaysement et se souvenir que notre sort d'humain ne tient qu'au fil ensanglanté d'une guerre. Et que rien jamais ne nous appartient, ni un pays, ni les êtres, ni les choses.
Certitudes, Madeleine Thien
roman traduit de l'anglais par Hélène Rioux
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 240 pages