Aphorisme. Des journées nous assomment. À moins que les êtres qui les habitent soient insupportables à vivre. Ou nous-même ? Comment savoir ? On parle du roman Les Devins de Margaret Laurence, cinquième et dernier volume du cycle de Manawaka.
Une rivière qui coule « dans les deux sens ». Une ferme isolée au Canada. De hautes herbes, des saules. Des hirondelles. Depuis des années, Morag Gunn, quarante-sept ans, admire le paysage. Un seul voisin, le vieux sourcier, Royland. Ce jour-là, Morag s'interroge sur le départ incognito de Pique, sa fille de dix-huit ans, qui a mis le cap à l'ouest. Elle se demande si Pique ira à Manawaka. Mot déclencheur de souvenirs lourds, figés sur des photos flétries par le temps. Un jeune couple timide, une petite fille heureuse qui se raconte de jolies histoires. Jusqu'au jour où le jeune couple timide, ses parents, meurt d'une maladie infectieuse. Morag sera alors confié à un ami de son père, Christie Logan et à Prin, son épouse. L'école à Manawaka, les rumeurs du village, la méchanceté des enfants, la violence d'un père, l'inertie apeurée de la mère. Christie Logan, éboueur du Dépotoir, le « Charognard », homme lucide, admirable orateur qui raconte à Morag l'histoire de ses ancêtres, la laissant démêler le vrai du faux. Prin — Princesse —, empêtrée dans sa graisse, dans son silence. Son désespoir. Il y a les Métis, la famille Tonnerre qui habite des baraques en bois pourries par les intempéries. L'attirance adolescente et le trouble de Morag pour Jules Tonnerre — dit Skinner —, la honte face à Christie qui lit dans les ordures l'hypocrisie des villageois. Jules qui part à la guerre. Un emploi pour Morag dans une librairie. L'incendie chez les Tonnerre dans lequel périront Piquette, une sœur de Skinner, et ses deux enfants. La décision de Morag de quitter le village, les êtres ravagés par la misère et l'alcool, d'aller étudier à l'Université de Winnipeg.
Deuxième étape cruciale dans la vie de Morag Gunn qui se dit sans passé. À l'université, elle rencontre Ella Gerson qui lui présentera sa mère et ses sœurs. Havre de compréhension amicale qui, jamais, ne faillira. Un matin, dans la cafétéria, Morag est interpellée par le professeur Brooke Skelton qui la complimente sur sa nouvelle publiée dans le journal étudiant. Le jeune homme est né en Inde. « Pas très loin de Calcutta. » À six ans, il a été envoyé dans un pensionnat en Angleterre. Solitude du professeur reflétée dans celle de Morag Gunn. Miroir effarant que, telle Alice, elle traversera sans trop se poser de questions. Elle écrit à Christie et à Ella qu'elle épouse Brooke Skelton qui, lui, veut aller enseigner à Toronto. Quatre ans plus tard, Morag réalise qu'elle s'ennuie ; n'ayant pas d'enfant, elle vit dans une apathie misérable Elle écrit un roman, s'épanche auprès de son héroïne. Ses feintes, ses mensonges, les failles mentales qu'elle ressent chez son mari. Les ombres de Manawaka se précisent. Une prémonition insupportable qu'elle essaie de camoufler, sachant très bien que « cela arriverait un jour [...] ». Un télégramme de Christie lui demandant de venir, Prin va très mal. Retour angoissé de Morag à Manawaka... Après les obsèques de Prin, elle rentre à Toronto, ressent le vide dans la coquille creuse de son appartement. Sa rancœur envers Brooke, la duplicité qu'elle ressent à son égard. Une éclaircie dans cette désolation : l'acceptation de son premier roman par un éditeur torontois. Puis, se promenant dans une rue, elle rencontre Jules Tonnerre qu'elle invite à souper chez elle. Soirée que Brooke gâchera par des réflexions désagréables... La rupture est inévitable, Morag vivra quelques semaines avec Jules puis s'en ira seule à Vancouver.
Basculement de la vie de Morag dans un univers hétéroclite. Des êtres marginaux, la naissance de sa fille, Piquette, la transforment en une jeune femme réaliste et perspicace. La publication d'un deuxième roman, la visite inopinée de Jules qui fera connaissance avec sa fille. Mais Vancouver a ses limites, quand son excentrique logeuse est à bout de ressources, Morag part en Écosse. Dans la librairie où elle travaille, elle s'éprend d'un artiste peintre, Daniel McRaith, marié, père de plusieurs enfants. Liaison qui la déçoit. Quand un télégramme l'informe de l'agonie de Christie, elle retourne à Manawaka. Un signe qu'elle attendait pour faire son chemin hors des grandes villes. Momentanément installée à Toronto chez son amie Ella et son mari, elle achète une ferme isolée où coule la rivière « dans les deux sens ». Le passé s'est dénoué au moment où Piquette, dix-huit ans, revient chez sa mère...
Si le passé rythme le cours de la rivière, la vie présente s'intègre aux péripéties quotidiennes. L'écriture d'un roman que Morag a peine à terminer, dérangée par Pique qui vit une relation tumultueuse avec Dan, par ses amis Okay et Maudie, le vieux sourcier Royland. Il y a l'ultime passage de Jules Tonnerre qui gagne sa vie en chantant du " country ", héritage qu'il laissera à sa fille. Son départ, sa mort quelques mois plus tard. Les aveux confondants du vieux Royland. Encore une fois, Pique choisit de s'en aller vers l'ouest, chez un frère de son père. Et la rivière qui ne cesse de couler... Mais les devins dans cette histoire de commencements et de fins, qui sont-ils ? Certes, Royland, le sourcier, celui qui subodorait la présence de l'eau sous la terre. Christie qui lisait la vie hypocrite des villageois dans les ordures. Prin, qui ne savait comment exprimer sa souffrance dans un corps engoncé dans la graisse. Peut-être Brooke Skelton, recherchant piteusement en Morag une légèreté d'enfant, conjurant ainsi le fardeau qui l'accable.
Chronologie implacable des événements, fusion d'un passé provoqué par une incidence particulière émanant du présent. Ouvrage magistral porté par la passion des ancêtres, des lieux, des êtres que côtoie Margaret Laurence. Des voix alternent, comme celle de la botaniste du XIXe siècle, Catharine Parr Traill que Morag interroge ; sa voix intérieure qu'elle tait pour ne blesser personne. Voix muettes de Rachel Cameron, Stacey Cameron, Vanessa MacLeod, femmes filigranées s'évadant de ses précédents romans. Œuvre majeure, coupant le souffle du lecteur, tellement sa densité l'accapare. Aucun répit ne nous est accordé, il faut lire jusqu'à la dernière page ce livre gigogne, récompensé par le Prix du Gouverneur général du Canada.
On félicite Sophie Bastide-Foltz pour la qualité de la traduction.
Les Devins, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Bastide-Foltz
Éditions Alto, Québec, 2012, 754 pages
Merci pour les quelques extraits. Je pense que je vais lire ce roman. L'auteur est pleine d'imagination qui jongle le passe au present. La fatalité des évènements durs dont elle tire une leçon...
RépondreSupprimerUne envie de lire cette histoire familiale où le Passé rattrappe le Présent, où la vie quotidienne pourrait être tranquille et limpide comme l'eau d'une rivière.............
RépondreSupprimerLa Paix des lieux et des êtres existe-t'elle ?
Bonjour Dominique
RépondreSupprimerÇa donne vraiment envie de lire ce roman. Je n'y manquerai pas pendant les beaux jours de l'été, pieds dans l'eau et sous le parasol. Surtout que l'été semble vouloir passer l'été par ici.
Yvon P