Aphorisme. Une jeune fille de quinze ans monte sur scène. Au rythme endiablé de sa guitare, paillettes et strass, sans talent elle chante. Les médias crient au génie. Un oiseau prend son envol, tombe et meurt. On se penche sur le roman de Lori Lansens, La ballade des adieux.
Année 1980. Adélaïde Shadd, vieille femme noire de soixante-dix ans, se voit confier malgré elle une petite fille métisse abandonnée par sa mère. Elle demeure dans un parc à caravanes Lakeview, à trente kilomètres de Chatham, Ontario. Quand Sharla Cody, cinq ans, la rejoint en pleine nuit, elle est prête à l'envoyer dans un foyer d'accueil. À son âge, que ferait-elle d'une enfant si jeune ? C'est sans compter avec le charme de la gamine qui se cherche une maman, la sienne lui préférant des amants occasionnels, qui la brutalisent. Les jours passent, printaniers, allégés par la présence attachante de la fillette. Addy lui prête des sortilèges qui déclenchent des souvenirs houleux, déchirants, dans l'esprit de celle que Sharla appelle Mamaddy.
Années 1920. Adelaïde Shadd est née à Rusholme, ville surtout peuplée de familles « de couleur ». Fondée vers 1850 par des esclaves noirs venant des États-Unis. À la suite d'une légende liée à un pasteur blanc américain, visité par le Seigneur, quatorze esclaves fugitifs s'étaient réfugiés au Canada, avaient fondé Rusholme. Adélaïde et son frère Leam seront éduqués dans une famille paysanne traditionnelle où les Noirs, à force de persévérance, ont acquis quelques biens. Adelaïde était destinée à se marier, à avoir des enfants. Mais l'impitoyable destin qui manipule outrageusement certains individus s'acharnera sur la jeune fille. À quinze ans, elle s'amourache de Chester Monk, garçon de son âge qui, dans le quotidien, lui prête peu d'attention. Il faudra qu'ait lieu la fête des Fraises pour que le drame éclate. Invitant une amie d'Adélaïde à se promener, Chester Monk dépite si fort la jeune fille qu'elle se réfugie chez ses parents. Sournoise, l'ignominie se présente sous les traits d'un ami de la famille qui violera l'adolescente. Enceinte, Adélaïde sera accusée d'être la cause de la mort de trois hommes, dont celle de son frère. Déshonorés, ses parents la banniront. À leurs yeux ignorants, elle est une « fille perdue ».
Il serait inconvenant de narrer au lecteur le périple insensé d'Adélaïde. Aucune jeune femme n'aurait survécu à ces accusations. Déterminée à prouver son innocence, toutes ses innocences, devrait-on écrire, Adélaïde se battra farouchement contre une société bornée. Recueillie un jour, rejetée le lendemain dès que les gens la reconnaissent, alourdissant ses épaules de la responsabilité d'actes dont personne ne connaît la source. De Windsor à Détroit, de Détroit à Chatham, et les années passant, Adélaïde s'éloigne de sa ville d'origine, de ses parents qui l'ont reniée. Elle rencontrera Gradison Modely qui l'épousera, le temps des mauvais augures semble s'esquiver. Temps pendant lequel Adélaïde observera ses semblables, pénétrant des secrets familiaux non moins révoltants que les siens, qui l'apitoient plus qu'ils ne la soulagent. La solitude et la mort s'avèrent un foyer de complicité, de réconciliation avec des êtres disparus qui cherchent à se faire pardonner. Des âmes fantomatiques, comme celle de son frère, ne la quittent jamais, l'assurent de leur étrange soutien, du besoin intense de la seconder dans ses agissements. Noirs, Blancs et Métis s'amalgament à des événements historiques et fictifs qui, lentement, se désagrègent dans la vie moderne des années quatre-vingt. Une jeune fille noire qui se promène avec son amoureux ne provoque plus de scandale.
Dans la vie présente, Addy Shadd, sachant qu'elle va bientôt mourir, ne se soucie que d'une chose. Trouver le père de Sharla Cody, une maison qui la préservera d'éventuels foyers d'accueil. Des anecdotes parfois amusantes, parfois angoissantes, composent le quotidien d'une vieille femme de plus en plus en proie à des rêves éveillés ou endormis. Des voix qui finiront par l'emporter. Vivante, elle protège une petite fille pétulante aux prises avec les coups de griffes donnés par des enfants de son âge, des adultes écorchés par une existence qu'ils n'ont pas toujours choisie. Fatalité inconsciente surgie de nulle part, telles les accusations portées contre Adélaïde Shadd, à son adolescence. Les sentences prononcées par des générations vieillissantes n'ont plus cours, le drame survenu à une jeune fille d'autrefois, a sombré dans des tombes silencieuses, poussiéreuses. Ne reste qu'une immense déconvenue face à l'insondable.
Le récit déboule, abondant, magnanime. Une histoire d'amour où la sexualité l'emporte sur les préjugés. Récit empreint de révolte contrebalançant une extrême générosité. Le pardon accordé à des êtres qui ont agi par ignorance, ce que comprendra Addy Shadd en aimant une enfant qu'à son tour, elle défend contre les aléas d'un avenir incertain. Roman sorti tout droit d'ombres célèbres. Charles Dickens, Margaret Laurence, Toni Morrison. Roman d'envergure où le style spiralé dénoue des intrigues inattendues, révèle la complexité douce-amère d'hommes et de femmes aux apparences trompeuses. Une lecture sans failles dans laquelle nous nous engouffrons, qui n'aura de fin que dans la démarche entreprise par Adelaïde Shadd. Déchiffrer le chant des potentialités humaines. Leurs bienfaits et leurs conséquences.
On a aimé la fluidité de la traduction, signée Valérie Rosier.
La ballade des adieux, Lori Lansens
Traduit de l'anglais par Valérie Rosier
Éditions Alto, Québec, 2012, 584 pages
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