Aphorisme. La présomption de la jeunesse empile nos bienfaits dans une
boîte à chapeaux, la sagesse de la maturité les range dans une boîte à
chaussures, le détachement de la vieillesse les classe dans une boîte
d'allumettes. On parle du dernier livre d'Alain Gagnon, Les Dames de l'Estuaire.
La science-fiction, le fantastique sont des genres peu usités dans la production romanesque qui se publie chaque saison au Québec. Il n'est pas simple d'exploiter des thèmes où l'humain traque des univers dissemblables, côtoie des êtres peu faits pour la vie terrestre. Pourquoi un écrivain s'intéresse-t-il à un tel sujet réfractaire ? Un refuge nécessaire au poète pour explorer ce dont, peut-être, il rêve de rejoindre ? Ces questions, n'attendant aucune réponse, nous viennent après la lecture de trois novellas signées Alain Gagnon, novellas où ne manquent pas les dames, qu'elles aient visage humain, qu'elles symbolisent la figure du jeu d'échecs où excelle l'écrivain. Récits funambulesques, fil tendu entre trois hommes se démenant avec une existence blessée par un précédent traumatisant. La Toupie, phare situé à l'embouchure du Saguenay, constamment corseté de brouillard, frappé par des tempêtes ravageuses. Andrei, écrivain slave, engoncé dans le remords d'un crime qu'il croit avoir commis sur Iar et Rada, ses meilleurs amis. Il est séparé de sa compagne, Irina, qui l'accusait d'être « un froussard ». Il fréquente les bars, lieux impersonnels, vides de tout élément accusateur. Dans l'un, il fera la connaissance de Pristine, jeune femme aux poignets marqués de cicatrices. Au phare, il est poursuivi par des paysages déformés, des bruits métalliques, qui se rapportent à l'homme qu'il a été à Krym. Pour s'apaiser, se rassurer, il relit des lettres d'Irina, sa Dame de cœur, qui le persuade de son innocence. Ne se raconte-t-il pas d'étranges et absurdes histoires ? S'il revient au pays, laquelle vivra-t-il ? Il en incombera à Pristine de la lui relater, le désignant tel un homme universellement souffrant ? Le surnaturel ici trouve sa place à l'intérieur des êtres — des femmes — virevoltant autour d'Andrei, comme si, malgré eux, ils adhéraient à son angoisse...
Dans l'estuaire du Saint-Laurent des dames s'y promènent, provoquent l'écrivain. S'inspirant d'une légende québécoise datant de 1884, Alain Gagnon fait revivre une Dame qui, lorsqu'elle apparaît à ses futures victimes, affirme que la vallée lui appartient depuis sa glaciation, aujourd'hui transformée en fleuve. Les villageois n'osent prononcer son nom de crainte qu'elle se manifeste. La Dame aux Glaïeuls. Pourtant, Jared Simon acceptera de garder un complexe hôtelier fermé durant l'hiver. L'endroit est idéal pour y terminer son roman. Solitude absolue, pense-t-il. Mais bientôt, des bruits anormaux, des ombres suspectes se manifestent. Des bancs de brume avalent parfois une blanche apparition. Sans intervention, la télé s'allume, le téléphone sonne. Des glaïeuls annoncent une présence, carte de visite ostentatoire dont le langage effraie Jared. Peu de distractions alentour. Un voisin prolixe, au loin les phares. Mau et Pat qui lui ont proposé ce « job ». Gladia, la femme aimée et quittée. Plus tard, le chien Boris. De multiples Gladia troubleront Jared. Un mot succinct écrit sur la grève. Le temps passe, la menace se resserre. La Dame aux Glaïeuls apparaît, disparaît. Reparaît. Souffle bref, bruissement d'ailes. Une jeune femme excentrique, Nikki, médium, rencontrée après avoir été chercher Boris, accompagnera Jared à l'hôtel. Elle veut venger Rick, son amoureux, frère de Pat, prétendument suicidé. Une nuit dramatique incitera violemment la Dame aux Glaïeuls, justicière improvisée, à révéler la raison de son exil terrestre : « des histoires entre dieux ». Mille morts endurées, elle, condamnée à ne pas mourir. Comment survivre sans se venger des humains qui, eux, ont le pouvoir de se corrompre ? Cruellement, la Dame aux Glaïeuls commettra une ultime ignition, calcinant les pierres, ceux qui les abritent. Cependant, la disparition de Jared Simon épaissira le mystère, amplifié par une dénommée Léa qui, dans son chalet, compulse des manuels de botanique, informant le lecteur de « tout ce qui touche à cette plante ». Le glaïeul.
Le dernier récit se trame autour du jeu d'échecs. Le Gambit de la Dame. Aucune dame visible n'entravera le destin de Sam, tueur à gages, qui, adolescent, de sang-froid, a abattu un fermier despotique. Ce dernier escroquait des villageois, les poussant à l'exil ou au suicide. Le Carcajou. Recruté par un mystérieux Pilou, Sam, sans état d'âme, perpétra des meurtres dont les raisons demeurent secrètes. En parallèle, il est bénévole dans un centre d'accueil pour vieillards. Il est aussi l'employé de Pilou qui gère un atelier de vieux ordinateurs. Deux solides alibis qui le protègent de tout soupçon. Pendant ce temps, la Dame aux échecs agit dans l'ombre, « s'insinue dans la vie d'un personnage », celui-ci étant Sam. La Dame déploie l'arme redoutable de sa machine de guerre. Sam, joueur vulgaire, mais lucide, ne pourra échapper à cette manœuvre meurtrière. Les pions se sont organisés : Pilou, Jade, jeune femme de qui Sam est amoureux, surgie de nulle part. Gambit de la Dame puisqu'elle sera, en partie, la cause de la perte de son amant. Phil, ami d'adolescence de Sam, sa compagne, Avril. D'autres, qui gravitent autour de son premier meurtre. Un sujet banal qui, mené d'une manière déconcertante, ésotérique, coupe le souffle au lecteur.
Trois novellas enveloppées de surnaturel, nourries d'un imaginaire riche et sans frontière, pouvons-nous avancer ; les thèmes, ne débordant pas des « séductions du Kamouraska », nous parviennent, dirons-nous, d'un au-delà palpable, embrumés d'êtres ni vivants ni fantomatiques. Mânes assoupis, fiévreux tremblements de l'âme, éblouissements du regard quand, spectres attentionnés à l'écriture du poète, ils transmettent au lecteur des messages venus d'outre-mondes. Il en faut des voix divinatoires pour décrypter la symbolique ailée de monstres malveillants ou, à l'inverse, dépeindre des silhouettes favorables, ombres portées, ravivant des feux cendreux, lassées des vicissitudes quotidiennes. La voix d'Alain Gagnon se pare de ces privilèges généreusement distribués par des dieux qui veillent. Le lecteur ne peut que remercier l'écrivain de partager avec lui l'intimité d'univers nobles ou factieux. Les univers ne font-ils pas l'homme ?
Les Dames de l'Estuaire, Alain Gagnon
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 155 pages
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