On aime les êtres qui nous troublent, nous émeuvent. Ils s'affilient aux magistrales phases naturelles de la Terre. Levers et couchers de soleil, dunes du Grand Erg, aurores boréales, marées d'équinoxes, et tant de phénomènes inexplicables à notre regard bouleversé. Passionnés, ces êtres écrivent, et se taisent. On parle du deuxième recueil de nouvelles de Morgan Le Thiec, Je n'ai jamais parlé de toi, ici.
Établis en Bretagne ou au Québec, des femmes et des enfants, quelques hommes, s'immiscent gravement dans les quinze histoires que propose la nouvellière. La vie s'y déroule comme pour tout un chacun, avec ses joies, ses peines, autant dire que rien d'original ne transforme le temps qui passe. Part d'ennui, part de conciliation, qu'il faut accrocher au train monotone de l'existence. Pourtant, il y a souvent un pourtant, des zones fluorescentes avivent des petites contrariétés sans qu'elles soient signalées par un phare qui affolerait soudain un océan tranquille. Ainsi, la nouvelle éponyme nous met face à un père divorcé qui, trois années plus tard, a rendez-vous avec sa fille. Une adolescente. La « petite ». Autant intimidés l'un par l'autre, nous avons l'impression que la mère absente, à peine suggérée, vient à bout de leurs maladroits dialogues. Quand la jeune fille doit retourner chez elle, les langues se délient, les gorges vomissent, il est trop tard, chacun repart vers un avenir flou. Les cheveux de soie de la petite atténuent le désarroi du père. Un jeune homme désenchanté réussit brillamment ses examens universitaires, se rend compte que ces dernières années ont été de tricherie, d'incompréhension. Il a téléphoné à son père l'assurant qu'il voulait faire « autre chose ». Quoi ? Il ne sait trop, mais fuir au plus vite le milieu académique des universités, les tensions idéologiques de la recherche. Cela n'a été qu'un « rêve, une déception ». L'héritage de l'usine du père, une désillusion. L'autre chose que souhaite le narrateur se situe sur les côtes normandes, un rêve mis de côté, sur le point de naufrager. Il y a aussi la mort qui rôde, empêchant d'improbables retrouvailles. La relation ambiguë d'une femme vieillissante avec un ouvrier venu réparer sa toiture. Il est seul avec un chien, il est patient, silencieux, contrairement à l'ex-compagnon de la narratrice, qui, sorti ivre d'un bar, l'a battue violemment sans qu'elle proteste. Depuis, il s'est marié, n'a pas d'enfant. Quelque chose de stérile en lui, est-elle persuadée. Le naufrage, nouvelle brève, donne le ton à l'ensemble des récits. Des vies abîmées, des fantômes de jeunesse, l'ectoplasme d'une fillette qui se remémore l'accident de voiture survenu avec son père. Elle n'est pas morte sur le coup, ses parents ont eu le temps d'espérer. La chute des corps et des esprits, l'hécatombe de sentiments décomposés dans un trop-plein de rancœur ou aspirés par la force des choses. Celle, entre autres, de ne savoir s'exprimer, de musser ses manques affectifs sous les strates d'un quotidien insipide. Des immobilités divergentes envahissent le recueil, donnant la parole à une fillette partagée entre les vacances en Argentine de son père et une mère, « l'air toujours un peu perdue. » L'immobilité mentale d'une femme qui apprend à la radio la mort de son ex, comédien célèbre. La mort ne fige-t-elle pas les souvenirs quand ils n'ont plus leur raison d'être ? Ne les transporte-elle pas dans un lieu inattendu ? Une image persiste, celle, innocente, d'un « garçon aux cheveux bouclés sur la terrasse de la maison familiale, à Casa. » En cet endroit intime, tout était encore possible. Des infirmités aussi contraignent certains personnages à se taire, à se révolter d'une manière étriquée. Là encore, les souvenirs fracassés affluent, se faufilent lors d'une soirée de fin d'année scolaire. Coralie que personne n'invite à danser. Plus tard, Pierre dont seules les mains se lamentent pour dire combien il est épris d'une jeune fille qui le repousse.
Quinze nouvelles scandées de la détresse d'êtres incapables de se plier aux exigences qu'obligent parfois des circonstances inattendues. Elles sont un signe désolant d'une société repliée sur elle-même, d'une planète qui bouge à tort et à travers, de femmes et d'hommes angoissés quand il s'agit de résoudre des questions, les réponses se dissimulant à l'intérieur d'eux-mêmes. Savons-nous cautériser les blessures de la chair sous la peau ? Le nombril, de nos jours glorifié, s'avère lui-même une cicatrice indélébile.
Ces récits laconiques, anecdotiques et amples à la fois, les naufrages physiques et moraux des humains étant universels, enchantent par leur densité, aiguisés dans un style implacable ; un regard lucide projeté sur un microcosme d'êtres, victimes et proies, leur existence déjà malmenée avant que la faille se creuse. Effet de boomerang impossible à éviter. Le tenter ne ferait qu'atteindre un projectile qui serait notre conscience. Écrites par une auteure talentueuse, ces enrichissantes nouvelles devraient la classer parmi les meilleures nouvellières de sa génération. Morgan Le Thiec possède le talent, l'exigence et le souffle nécessaires à prouver que la nouvelle est un art en soi.
Je n'ai jamais parlé de toi, ici, Morgan Le Thiec
Éditions la Pleine Lune, Lachine, 2013, 156 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 18 novembre 2013
lundi 11 novembre 2013
Et voguent les frégates ! *** 1/2
Il nous est souvent demandé à quoi tiennent nos introductions. À un fil. Celui d'une rencontre, d'une lecture, d'un paysage. Tant de sujets se prêtent à l'anecdote qui, si on la déplore dans une œuvre, suffit ici à émettre une courte opinion, à cerner des humeurs capricieuses, à étriller la laideur d'un tableau ou, plus rare, à louer la beauté d'un poème. On a lu le premier roman de Louis Carmain, Guano.
Que cherche l'Espagne en 1864 ? Sinon une raison de faire la guerre au Pérou. Trois siècles et demi plus tôt, Colomb a découvert l'Amérique, l'Andalousie a été reconquise sous le règne d'Isabelle 1ère. Depuis, l'Espagne n'est plus ce qu'elle était. La deuxième Isabelle, qui règne depuis dix-neuf ans déjà, soudainement avide de connaissances, décide d'organiser une expédition scientifique vers les eaux sud-américaines. Une flotte sera mise sur pied, composée de « navires à vapeur tout neufs. » Luis Hernandez Pinzon en sera l'amiral. À bord de l'une des frégates, un jeune lieutenant, Simon Cristiano Claro, surpris de se retrouver là. Peu ambitieux, prompt à l'ennui, une certaine aisance à l'écrit fera de lui le « plumitif attitré du navire. » Tâche à laquelle il se consacrera au-delà de toute espérance. L'ordre est enfin donné d'appareiller. En parallèle au Pérou, Diego Luna Sanchez Ortuno, veuf, « trop jeune pour l'être », se partage entre sa villa de Callao et ses plantations à Lambayeque. Colon typique de l'époque, il traite ses sujets avec un mépris absolu, n'hésitant pas à s'octroyer une jolie femme qui convient à ses désirs inavouables. Ses deux enfants, un fils pleutre, une fille : Maria Montserrat, trente-cinq ans, « vieille fille officielle de Callao ». Lectrice inassouvie de psychologie, elle vit dans un monde impropre à son père et à son frère. Ailleurs, les frégates d'Isabelle accostent Valparaiso. Le président du Chili et du Ballet national, José Joaquin Pérez, se divertit, avoue-t-il, à gouverner son pays. Simon observe et note. Valparaiso se dilue en demi-teintes, autant dire que rien ne s'y passe ; ville pastel, alanguie, déteignant sur les habitants, sur les amiraux, les marins. Puis, les navires se dirigent vers le Pérou. Callao apparaît « cerclée de brumes. » Un attroupement observe l'arrivée de la flotte. Pinzon serre des mains, celles du maire. Mais où est donc passé le nouveau président, monsieur Juan Antonio Pezet ? Un retard à Lima. Nul n'insistera. Une invitation pour le soir même est lancée à la mairie. Heureuse initiative, Simon et Montserrat — Montse — y feront connaissance, autant brumeuse que la ville. Simon aime une femme de rêve, Montse s'inscrit dans la lignée de femmes rêveuses. Ils ne se contenteront ni de l'un ni de l'autre, chacun devra reprendre sa route, poursuivre sa destinée. Lui, les mers, elle, ses songes auréolés d'une timide et théorique psychologie. Panégyrique ne convenant pas à quelques sentiments naissants, tous les deux n'osent poser pied sur du solide. Les failles, même inquiétantes, sont tellement reposantes, la vacuité des jours non partagés assurée. L'histoire de Simon et de Montse s'effritera sur les ruines enfumées de la demeure de celle-ci. Anecdote nécessaire pour la suite des péripéties péruviennes, entraînant Simon vers les trois îles Chincha où sera découvert le guano. Engrais composé d'excréments d'oiseaux, qui, exporté, assure une économie rentable au pays. Un entretemps, toujours, contrarie les décisions des amiraux. Devant le fils tétanisé, le père de Montse a été honteusement assassiné, l'honneur de l'Espagne, flétri, doit être outrageusement puni. Retour à Callao, Simon souhaite revoir Montse. Elle est en deuil, son frère à demi-fou. La dernière rencontre de Simon et Montse se déroulera dans un climat qui leur ressemble : indécis, brouillassé. Sera esquivé l'espoir de garder secrets des sentiments trop profonds, et lourds, pour les assumer quotidiennement. Le cœur en deux, au fond de soi apaisé. Une fois encore, l'ancre sera levée sur la probabilité d'une guerre avec le Pérou. Le guano en sera l'ultime argument, la principale ressource.
On ne décrira pas ce pan sanglant de l'Espagne. Il est grandiose. Tragique. On s'attardera sur l'ensemble d'un événement historique décrit bellement par Louis Carmain. Simon a noté, subtils, embellis, des propos se rapportant aux hommes d'un siècle où l'honneur dépendait de leurs actes, au point de se retirer discrètement du cercle des vivants. L'auteur a cerné les moindres détails d'une aventure humaine où se profile, en 1866, la flotte péruviano-chilio-équatorienne. Échec d'une mission scientifique organisée par Isabelle II. Six ans plus tard, ne sera-t-elle pas exilée en France ? On retiendra de ce superbe roman, où affluent d'abondants néologismes, l'écriture singulière qu'a utilisée l'écrivain, abordant par ce biais un monde rutilant d'extravagances, d'outrecuidance, de coquecigrues. Le danger d'un style aussi brillant, autant recherché, c'est que le lecteur, épris d'heureuses formules, comme on l'est, relègue l'histoire espagnole au second plan. Ce qui n'est pas un grand mal, les guerres empreintes d'un langage grossier, métaphoriquement s'entend, ne nous laissant aucun répit, ni jamais sur notre faim.
Roman étonnant, réjouissant, où se glissent une ironie persifleuse, des clins d'œil railleurs jusqu'à la dernière ligne. Nous dirions que Louis Carmain, jeune écrivain cultivé, pressé d'en terminer avec un siècle révolu, abandonne ses personnages sur un pied de nez. Une pirouette. Un rond de jambes. Que le lecteur s'arrange à sa guise avec eux !
Guano, Louis Carmain
Les Éditions de l'Hexagone, Montréal, 2013, 200 pages
Que cherche l'Espagne en 1864 ? Sinon une raison de faire la guerre au Pérou. Trois siècles et demi plus tôt, Colomb a découvert l'Amérique, l'Andalousie a été reconquise sous le règne d'Isabelle 1ère. Depuis, l'Espagne n'est plus ce qu'elle était. La deuxième Isabelle, qui règne depuis dix-neuf ans déjà, soudainement avide de connaissances, décide d'organiser une expédition scientifique vers les eaux sud-américaines. Une flotte sera mise sur pied, composée de « navires à vapeur tout neufs. » Luis Hernandez Pinzon en sera l'amiral. À bord de l'une des frégates, un jeune lieutenant, Simon Cristiano Claro, surpris de se retrouver là. Peu ambitieux, prompt à l'ennui, une certaine aisance à l'écrit fera de lui le « plumitif attitré du navire. » Tâche à laquelle il se consacrera au-delà de toute espérance. L'ordre est enfin donné d'appareiller. En parallèle au Pérou, Diego Luna Sanchez Ortuno, veuf, « trop jeune pour l'être », se partage entre sa villa de Callao et ses plantations à Lambayeque. Colon typique de l'époque, il traite ses sujets avec un mépris absolu, n'hésitant pas à s'octroyer une jolie femme qui convient à ses désirs inavouables. Ses deux enfants, un fils pleutre, une fille : Maria Montserrat, trente-cinq ans, « vieille fille officielle de Callao ». Lectrice inassouvie de psychologie, elle vit dans un monde impropre à son père et à son frère. Ailleurs, les frégates d'Isabelle accostent Valparaiso. Le président du Chili et du Ballet national, José Joaquin Pérez, se divertit, avoue-t-il, à gouverner son pays. Simon observe et note. Valparaiso se dilue en demi-teintes, autant dire que rien ne s'y passe ; ville pastel, alanguie, déteignant sur les habitants, sur les amiraux, les marins. Puis, les navires se dirigent vers le Pérou. Callao apparaît « cerclée de brumes. » Un attroupement observe l'arrivée de la flotte. Pinzon serre des mains, celles du maire. Mais où est donc passé le nouveau président, monsieur Juan Antonio Pezet ? Un retard à Lima. Nul n'insistera. Une invitation pour le soir même est lancée à la mairie. Heureuse initiative, Simon et Montserrat — Montse — y feront connaissance, autant brumeuse que la ville. Simon aime une femme de rêve, Montse s'inscrit dans la lignée de femmes rêveuses. Ils ne se contenteront ni de l'un ni de l'autre, chacun devra reprendre sa route, poursuivre sa destinée. Lui, les mers, elle, ses songes auréolés d'une timide et théorique psychologie. Panégyrique ne convenant pas à quelques sentiments naissants, tous les deux n'osent poser pied sur du solide. Les failles, même inquiétantes, sont tellement reposantes, la vacuité des jours non partagés assurée. L'histoire de Simon et de Montse s'effritera sur les ruines enfumées de la demeure de celle-ci. Anecdote nécessaire pour la suite des péripéties péruviennes, entraînant Simon vers les trois îles Chincha où sera découvert le guano. Engrais composé d'excréments d'oiseaux, qui, exporté, assure une économie rentable au pays. Un entretemps, toujours, contrarie les décisions des amiraux. Devant le fils tétanisé, le père de Montse a été honteusement assassiné, l'honneur de l'Espagne, flétri, doit être outrageusement puni. Retour à Callao, Simon souhaite revoir Montse. Elle est en deuil, son frère à demi-fou. La dernière rencontre de Simon et Montse se déroulera dans un climat qui leur ressemble : indécis, brouillassé. Sera esquivé l'espoir de garder secrets des sentiments trop profonds, et lourds, pour les assumer quotidiennement. Le cœur en deux, au fond de soi apaisé. Une fois encore, l'ancre sera levée sur la probabilité d'une guerre avec le Pérou. Le guano en sera l'ultime argument, la principale ressource.
On ne décrira pas ce pan sanglant de l'Espagne. Il est grandiose. Tragique. On s'attardera sur l'ensemble d'un événement historique décrit bellement par Louis Carmain. Simon a noté, subtils, embellis, des propos se rapportant aux hommes d'un siècle où l'honneur dépendait de leurs actes, au point de se retirer discrètement du cercle des vivants. L'auteur a cerné les moindres détails d'une aventure humaine où se profile, en 1866, la flotte péruviano-chilio-équatorienne. Échec d'une mission scientifique organisée par Isabelle II. Six ans plus tard, ne sera-t-elle pas exilée en France ? On retiendra de ce superbe roman, où affluent d'abondants néologismes, l'écriture singulière qu'a utilisée l'écrivain, abordant par ce biais un monde rutilant d'extravagances, d'outrecuidance, de coquecigrues. Le danger d'un style aussi brillant, autant recherché, c'est que le lecteur, épris d'heureuses formules, comme on l'est, relègue l'histoire espagnole au second plan. Ce qui n'est pas un grand mal, les guerres empreintes d'un langage grossier, métaphoriquement s'entend, ne nous laissant aucun répit, ni jamais sur notre faim.
Roman étonnant, réjouissant, où se glissent une ironie persifleuse, des clins d'œil railleurs jusqu'à la dernière ligne. Nous dirions que Louis Carmain, jeune écrivain cultivé, pressé d'en terminer avec un siècle révolu, abandonne ses personnages sur un pied de nez. Une pirouette. Un rond de jambes. Que le lecteur s'arrange à sa guise avec eux !
Guano, Louis Carmain
Les Éditions de l'Hexagone, Montréal, 2013, 200 pages
lundi 4 novembre 2013
Une louve égarée dans la meute ***
RAPPEL. Imposture. La mésaventure nous étant arrivée, on combattra les hommes et les femmes qui, prétextant une admiration douteuse, reproduiront dans divers réseaux sociaux et les leurs, nos différents écrits, nos photos ; emprunteront nos titres, sans autorisation de notre part. Pour ce faire, on n'hésitera pas à les poursuivre en justice, déjouant ainsi leurs velléités malhonnêtes. On parle du premier roman de Marjolaine Deschênes, Fleurs au fusil.
Le récit s'ouvre sur une scène de chair, d'entrailles et de sang. D'odeurs âcres et de crainte enfantine. Le père de Viviane Videloup dépèce des animaux avant de les empailler. La petite fille a des raisons légitimes d'être anxieuse, son père alcoolique la poursuit dans les champs, elle, sa mère et son frère, avec la sinistre intention de les tuer. Fleurs de chair, d'entrailles et de sang au bout de son fusil. Depuis cette époque barbare, Viviane est devenue enseignante, écrivaine. Elle se remémore, confie ses souvenances cauchemardesques à Louis Leloup, son voisin et ami. Il ne cesse de la réconforter, de veiller sur la fille de Viviane depuis qu'elle est petite. Il a trois chevaux que la jeune femme monte à l'occasion pour éloigner ses démons. Mais Louis va mourir. Douleur pour elle qui, après un congrès littéraire à Toronto, remet ses romans en question, les disséquant sans complaisance. Elle décide de s'accorder une année sabbatique, de ne plus écrire. Elle partira chez son ami Laurent Louve, en Belgique. L'homme est fragile, compassé, se consacre à la misère d'enfants abandonnés. Il porte à Viviane une amitié ambigüe, à la fois fraternelle, amoureuse. Une nuit, utilisant l'ordinateur de Laurent, elle lit une lettre qu'il a adressée à une dénommée Malika. La jeune femme attend un enfant, leur enfant. Deuxième lettre de Laurent ouverte un après-midi pluvieux, dans laquelle il renie Malika et l'enfant, prétextant des cas de schizophrénie dans sa famille. Il la supplie « d'être libre dans la lumière. » Viviane est « abattue, confuse. » Sidérée par ce qu'elle a découvert. Un autre jour, empruntant la voiture de Laurent, elle frôlera la mort dans un terrible accident dont elle n'est pas responsable. Ce qui la ramène au père de sa fille, Ugo Lagonie, qui, vingt et un ans plus tôt, s'est suicidé dans un sous-sol, Viviane est enceinte. L'amant a détruit sa confiance en l'être humain, « en l'être-ensemble ». Visitant Bruxelles avec Laurent, elle logera chez Karim, un ami marocain de Laurent, intellectuel, qui séjourne au Portugal. « Laurent avait fini par [ la ] laisser seule. » Elle commence à vivre « quelque chose comme le paradis », quand, assise à une terrasse, une voix l'interpelle. C'est Fleure, l'amie de jeunesse, qui, elle aussi, a vécu une effroyable enfance et adolescence. Violée, manipulée incessamment par son père. Rassemblant leurs malheurs, toutes les deux vivront une histoire d'amour intense qui, au moment de fermer le livre, n'est toujours pas terminée. Parce que tout achève.
L'histoire est banale, Marjolaine Deschênes a du talent. Beaucoup de talent. Et du souffle. Cependant, on a du mal à suivre les divagations lyriques de l'écrivaine. Trop d'éléments théoriques envahissent le récit, tics de culture inutiles, dissertation éculée sur le romantisme : quel esprit critique ne s'est-il pas penché sur le sujet ? Qui de nos jours ne sourit-il pas, ou ne s'ennuie-t-il pas, en relisant la littérature de ce siècle, scellée de grands noms de poètes, philosophes, écrivains ? Nous leur devons beaucoup. Viviane, contestataire — on l'aime ainsi —, s'attendrit éloquemment sur la lettre que Laurent Louve a écrit à Malika lorsqu'il rompt, à notre avis lâchement, avec elle ; réflexe sentimental qui nous semble être en désaccord avec sa pensée vigoureusement féministe, feu le romantisme, les sévices paternels ayant fait de la narratrice une femme lucide, indépendante. Forte et magnanime. Paradoxes grinçants qui déconcertent le lecteur. On aurait préféré un brin d'épanchement psychanalytique justifiant le patronyme des principaux protagonistes.
Quand Marjolaine Deschênes se sera défaite d'influences littéraires, dont celle de Réjean Ducharme et de Catherine Mavrikakis, son talent mis à nu, comme nous disons, elle nous donnera un roman moderne, dépouillé de la pensée d'autrui, version personnelle où ne sera nullement empêchée la beauté dramatique de fleurs au fusil. Toutefois, on recommande la lecture de ce roman touffu pour souligner l'apport intelligent d'une écrivaine et poète, celle-ci ayant publié quatre titres consacrés à ce dernier genre, chez différents éditeurs.
Fleurs au fusil, Marjolaine Deschênes
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 176 pages
Le récit s'ouvre sur une scène de chair, d'entrailles et de sang. D'odeurs âcres et de crainte enfantine. Le père de Viviane Videloup dépèce des animaux avant de les empailler. La petite fille a des raisons légitimes d'être anxieuse, son père alcoolique la poursuit dans les champs, elle, sa mère et son frère, avec la sinistre intention de les tuer. Fleurs de chair, d'entrailles et de sang au bout de son fusil. Depuis cette époque barbare, Viviane est devenue enseignante, écrivaine. Elle se remémore, confie ses souvenances cauchemardesques à Louis Leloup, son voisin et ami. Il ne cesse de la réconforter, de veiller sur la fille de Viviane depuis qu'elle est petite. Il a trois chevaux que la jeune femme monte à l'occasion pour éloigner ses démons. Mais Louis va mourir. Douleur pour elle qui, après un congrès littéraire à Toronto, remet ses romans en question, les disséquant sans complaisance. Elle décide de s'accorder une année sabbatique, de ne plus écrire. Elle partira chez son ami Laurent Louve, en Belgique. L'homme est fragile, compassé, se consacre à la misère d'enfants abandonnés. Il porte à Viviane une amitié ambigüe, à la fois fraternelle, amoureuse. Une nuit, utilisant l'ordinateur de Laurent, elle lit une lettre qu'il a adressée à une dénommée Malika. La jeune femme attend un enfant, leur enfant. Deuxième lettre de Laurent ouverte un après-midi pluvieux, dans laquelle il renie Malika et l'enfant, prétextant des cas de schizophrénie dans sa famille. Il la supplie « d'être libre dans la lumière. » Viviane est « abattue, confuse. » Sidérée par ce qu'elle a découvert. Un autre jour, empruntant la voiture de Laurent, elle frôlera la mort dans un terrible accident dont elle n'est pas responsable. Ce qui la ramène au père de sa fille, Ugo Lagonie, qui, vingt et un ans plus tôt, s'est suicidé dans un sous-sol, Viviane est enceinte. L'amant a détruit sa confiance en l'être humain, « en l'être-ensemble ». Visitant Bruxelles avec Laurent, elle logera chez Karim, un ami marocain de Laurent, intellectuel, qui séjourne au Portugal. « Laurent avait fini par [ la ] laisser seule. » Elle commence à vivre « quelque chose comme le paradis », quand, assise à une terrasse, une voix l'interpelle. C'est Fleure, l'amie de jeunesse, qui, elle aussi, a vécu une effroyable enfance et adolescence. Violée, manipulée incessamment par son père. Rassemblant leurs malheurs, toutes les deux vivront une histoire d'amour intense qui, au moment de fermer le livre, n'est toujours pas terminée. Parce que tout achève.
L'histoire est banale, Marjolaine Deschênes a du talent. Beaucoup de talent. Et du souffle. Cependant, on a du mal à suivre les divagations lyriques de l'écrivaine. Trop d'éléments théoriques envahissent le récit, tics de culture inutiles, dissertation éculée sur le romantisme : quel esprit critique ne s'est-il pas penché sur le sujet ? Qui de nos jours ne sourit-il pas, ou ne s'ennuie-t-il pas, en relisant la littérature de ce siècle, scellée de grands noms de poètes, philosophes, écrivains ? Nous leur devons beaucoup. Viviane, contestataire — on l'aime ainsi —, s'attendrit éloquemment sur la lettre que Laurent Louve a écrit à Malika lorsqu'il rompt, à notre avis lâchement, avec elle ; réflexe sentimental qui nous semble être en désaccord avec sa pensée vigoureusement féministe, feu le romantisme, les sévices paternels ayant fait de la narratrice une femme lucide, indépendante. Forte et magnanime. Paradoxes grinçants qui déconcertent le lecteur. On aurait préféré un brin d'épanchement psychanalytique justifiant le patronyme des principaux protagonistes.
Quand Marjolaine Deschênes se sera défaite d'influences littéraires, dont celle de Réjean Ducharme et de Catherine Mavrikakis, son talent mis à nu, comme nous disons, elle nous donnera un roman moderne, dépouillé de la pensée d'autrui, version personnelle où ne sera nullement empêchée la beauté dramatique de fleurs au fusil. Toutefois, on recommande la lecture de ce roman touffu pour souligner l'apport intelligent d'une écrivaine et poète, celle-ci ayant publié quatre titres consacrés à ce dernier genre, chez différents éditeurs.
Fleurs au fusil, Marjolaine Deschênes
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 176 pages