Il nous est souvent demandé à quoi tiennent nos introductions. À un fil. Celui d'une rencontre, d'une lecture, d'un paysage. Tant de sujets se prêtent à l'anecdote qui, si on la déplore dans une œuvre, suffit ici à émettre une courte opinion, à cerner des humeurs capricieuses, à étriller la laideur d'un tableau ou, plus rare, à louer la beauté d'un poème. On a lu le premier roman de Louis Carmain, Guano.
Que cherche l'Espagne en 1864 ? Sinon une raison de faire la guerre au Pérou. Trois siècles et demi plus tôt, Colomb a découvert l'Amérique, l'Andalousie a été reconquise sous le règne d'Isabelle 1ère. Depuis, l'Espagne n'est plus ce qu'elle était. La deuxième Isabelle, qui règne depuis dix-neuf ans déjà, soudainement avide de connaissances, décide d'organiser une expédition scientifique vers les eaux sud-américaines. Une flotte sera mise sur pied, composée de « navires à vapeur tout neufs. » Luis Hernandez Pinzon en sera l'amiral. À bord de l'une des frégates, un jeune lieutenant, Simon Cristiano Claro, surpris de se retrouver là. Peu ambitieux, prompt à l'ennui, une certaine aisance à l'écrit fera de lui le « plumitif attitré du navire. » Tâche à laquelle il se consacrera au-delà de toute espérance. L'ordre est enfin donné d'appareiller. En parallèle au Pérou, Diego Luna Sanchez Ortuno, veuf, « trop jeune pour l'être », se partage entre sa villa de Callao et ses plantations à Lambayeque. Colon typique de l'époque, il traite ses sujets avec un mépris absolu, n'hésitant pas à s'octroyer une jolie femme qui convient à ses désirs inavouables. Ses deux enfants, un fils pleutre, une fille : Maria Montserrat, trente-cinq ans, « vieille fille officielle de Callao ». Lectrice inassouvie de psychologie, elle vit dans un monde impropre à son père et à son frère. Ailleurs, les frégates d'Isabelle accostent Valparaiso. Le président du Chili et du Ballet national, José Joaquin Pérez, se divertit, avoue-t-il, à gouverner son pays. Simon observe et note. Valparaiso se dilue en demi-teintes, autant dire que rien ne s'y passe ; ville pastel, alanguie, déteignant sur les habitants, sur les amiraux, les marins. Puis, les navires se dirigent vers le Pérou. Callao apparaît « cerclée de brumes. » Un attroupement observe l'arrivée de la flotte. Pinzon serre des mains, celles du maire. Mais où est donc passé le nouveau président, monsieur Juan Antonio Pezet ? Un retard à Lima. Nul n'insistera. Une invitation pour le soir même est lancée à la mairie. Heureuse initiative, Simon et Montserrat — Montse — y feront connaissance, autant brumeuse que la ville. Simon aime une femme de rêve, Montse s'inscrit dans la lignée de femmes rêveuses. Ils ne se contenteront ni de l'un ni de l'autre, chacun devra reprendre sa route, poursuivre sa destinée. Lui, les mers, elle, ses songes auréolés d'une timide et théorique psychologie. Panégyrique ne convenant pas à quelques sentiments naissants, tous les deux n'osent poser pied sur du solide. Les failles, même inquiétantes, sont tellement reposantes, la vacuité des jours non partagés assurée. L'histoire de Simon et de Montse s'effritera sur les ruines enfumées de la demeure de celle-ci. Anecdote nécessaire pour la suite des péripéties péruviennes, entraînant Simon vers les trois îles Chincha où sera découvert le guano. Engrais composé d'excréments d'oiseaux, qui, exporté, assure une économie rentable au pays. Un entretemps, toujours, contrarie les décisions des amiraux. Devant le fils tétanisé, le père de Montse a été honteusement assassiné, l'honneur de l'Espagne, flétri, doit être outrageusement puni. Retour à Callao, Simon souhaite revoir Montse. Elle est en deuil, son frère à demi-fou. La dernière rencontre de Simon et Montse se déroulera dans un climat qui leur ressemble : indécis, brouillassé. Sera esquivé l'espoir de garder secrets des sentiments trop profonds, et lourds, pour les assumer quotidiennement. Le cœur en deux, au fond de soi apaisé. Une fois encore, l'ancre sera levée sur la probabilité d'une guerre avec le Pérou. Le guano en sera l'ultime argument, la principale ressource.
On ne décrira pas ce pan sanglant de l'Espagne. Il est grandiose. Tragique. On s'attardera sur l'ensemble d'un événement historique décrit bellement par Louis Carmain. Simon a noté, subtils, embellis, des propos se rapportant aux hommes d'un siècle où l'honneur dépendait de leurs actes, au point de se retirer discrètement du cercle des vivants. L'auteur a cerné les moindres détails d'une aventure humaine où se profile, en 1866, la flotte péruviano-chilio-équatorienne. Échec d'une mission scientifique organisée par Isabelle II. Six ans plus tard, ne sera-t-elle pas exilée en France ? On retiendra de ce superbe roman, où affluent d'abondants néologismes, l'écriture singulière qu'a utilisée l'écrivain, abordant par ce biais un monde rutilant d'extravagances, d'outrecuidance, de coquecigrues. Le danger d'un style aussi brillant, autant recherché, c'est que le lecteur, épris d'heureuses formules, comme on l'est, relègue l'histoire espagnole au second plan. Ce qui n'est pas un grand mal, les guerres empreintes d'un langage grossier, métaphoriquement s'entend, ne nous laissant aucun répit, ni jamais sur notre faim.
Roman étonnant, réjouissant, où se glissent une ironie persifleuse, des clins d'œil railleurs jusqu'à la dernière ligne. Nous dirions que Louis Carmain, jeune écrivain cultivé, pressé d'en terminer avec un siècle révolu, abandonne ses personnages sur un pied de nez. Une pirouette. Un rond de jambes. Que le lecteur s'arrange à sa guise avec eux !
Guano, Louis Carmain
Les Éditions de l'Hexagone, Montréal, 2013, 200 pages
Aujourd'hui en lisant votre critique mon vocabulaire s'est enrichi d'une nouveau mot "coquecigrue", merci Dominique .
RépondreSupprimerMerci Brigitte, nous ne sommes jamais trop savants-es...
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