Elle nous a fait rire en s'exclamant, outrée, que nos introductions sont
claires, que certaines personnes ne comprennent rien, ou ne veulent
rien comprendre. Elle mentionne aussi celles qui se dissimulent
derrière le nom d'une ville autre que la leur. On a recommandé à notre amie de se
calmer, puis on a conclu que l'aveuglement volontaire est l'une des
pires calamités qui soit, il use si on n'y prend garde. On a lu le récent roman de Pascal Millet, Sayonara.
L'histoire commence mal, elle ne finit pas mieux. Aux dires de la quatrième de couverture, ce récit se passe dans un village insignifiant de la Côte Nord. Ray, adolescent, rêve de quitter ce semblant de vie, encombré d'une mère dépressive, d'un père alcoolique. Zeb, son frère aîné, lui a promis qu'ils partiraient ensemble au Japon, continent mythique pour Ray. Zeb, qui ravitaillait ses parents et son frère en braconnant, en jouant au poker, a soudainement disparu, personne ne sait ce qu'il est devenu. Tout en faisant de la photo-amateur, Ray mène une enquête discrète. Il ne comprend pas pourquoi Zeb l'a abandonné, de même que son chien. Dans un climat angoissant qui se resserre autour du jeune homme et de Lou, serveuse du bar de Beef, maîtresse de Zeb, il découvrira ce que ses yeux lui défendaient de voir. La tricherie, le mensonge. Les agissements éhontés du père. Deux ou trois trous creusés dans le cimetière. Un homme blessé dans la forêt, retrouvé mort sur la berge d'une rivière. Lou, étouffant dans un étau de sang et de vengeance. Poursuite contre le sort qui s'acharne, le fantôme de Zeb apparaissant dans sa voiture qui, si elle pouvait raconter, se ferait un témoin accablant. Des chemins empoussiérés, enneigés, le ciel et ses étoiles, définissent les saisons pendant lesquelles Ray témoigne de la disparition de son frère. Va-et-vient incessant des personnages entre le bar, la « baraque » familiale, le cimetière, le lac. La rivière, la forêt. On évoque une sinistre scène de théâtre où se baladeraient sans but des comédiens dépassés, usés par leur propre rôle, n'essayant pas de se prémunir contre le malheur qui plane autour d'eux, s'infiltre en eux. Ray marche et court, chasse avec le chien de Zeb. Tire des conclusions naïves fondées sur des suppositions qui ne tiennent qu'au bout d'une carabine, ou d'un revolver trop lourd dans ses mains maladroites. Des ombres funestes rongent chacun des protagonistes, qui se taisent ou s'expriment sous l'effet de l'alcool. Prétexte faillible au remords du père qui se croit responsable d'un accident survenu sur la route, causant la mort d'un enfant. Maladresse qu'il utilisera pour confier un terrible secret à la mère, concernant le départ précipité de Zeb. Ce qui est arrivé après que les cartes ont avoué leur tricherie. Zeb a payé de ses doigts écrasés, Lou a dû se soumettre à des hommes indignes. Monologue infernal qu'elle confiera à Ray, lasse de le voir commettre des bévues dues à l'intransigeance de sa jeunesse. Explose alors la colère de l'adolescent qui, après avoir bravé les amis suspects de Zeb, se répète, tel un lancinant souvenir, les paroles prophétiques de son frère. « C'est quelquefois nécessaire de tuer. » La folie des mots ne l'emportera pas, Ray essaiera de renier son frère, sans y parvenir. Se contentant de lui faire ses adieux. Sayonara Zeb. Le lecteur sort du cauchemar, ne se demandant plus comment se terminera l'aventure. Sur une route, la nuit avec la voiture de Zeb, Lou au volant. Ray, se recueillant sur la tombe de sa mère, y pose le revolver, souhaite que son père vienne au rendez-vous de l'ultime réparation. Ray n'aura plus qu'à se laisser cueillir par Lou, abandonnant ses rêves japonais à un frère qui n'a fait que l'entretenir dans un mensonge grotesque. Ailleurs, n'est-il pas prêt à tout recommencer avec Zeb ? À pardonner ? Ailleurs, mais où ? Sayonara Ray.
Récit intimiste, terriblement efficace et poignant. Le discours se limitant à dénoncer l'inexprimable à coups de mots menaçants, rarement prononcés sur un ton compassé. Le village semble fabriqué de carton, prêt à s'écrouler, les villageois existant peu, relégués à leurs occupations quotidiennes. Personnages de composition. L'essentiel de l'action se déroule entre des hommes malveillants, deux femmes, l'une âgée, l'autre jeune, servant d'exutoire à leurs sinistres desseins. Un drame humain qui, chaque fois qu'il agite ses tentacules voraces, assaille des êtres prisonniers de carcans trompeurs, impossibles à désentraver.
Roman bref, où ce qui doit être accompli l'est avec démesure, rarement avec prudence. Seule la jeunesse dépitée de Ray secoue le village, risque de le transformer en un brasier gigantesque qui tient autant de la vengeance que de la trahison. Les aboiements du chien de Zeb, le bruit du moteur de sa voiture, le crissement des pneus, le saccage dans sa chambre, le nom d'une ville japonaise appris par cœur, Yokosuka, fracas qui infectera une blessure qui jamais, nous le devinons, ne se refermera. Une impression de vide que la maturité de Ray colmatera peut-être, s'il parvient avec Lou à conquérir une ville sans nom, celle-là, engageante. Ray ne dit-il pas à Lou qu'il veut aller le plus loin possible ? Synthèse de la vie quand la jeune femme dépeint une histoire qui, peu à peu, se combine à toutes les autres épreuves.
Un roman noir, certes, qui ne demande qu'à être lu pour en retirer quelques lueurs d'espérance. Ou même en créer. L'écriture sobre, autant concise que la parole des êtres prenant vie sous le crayon expérimenté de l'écrivain, Pascal Millet. On a aimé ce combat sombre et troublant. Une lente élucidation d'un mystère traquant des zones humaines trop longtemps laissées à l'abandon.
Sayonara, Pascal Millet
Éditions XYZ, Montréal 2014, 162 pages
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