dimanche 8 janvier 2017

Un été d'apprentissage ***1/2

À la mi-juin, elle nous annonce fièrement qu'elle a trouvé l'amour de sa vie. On la félicite, on connaît les épreuves qu'elle a traversées. On sait aussi qu'elle n'est plus très jeune. Hier, elle nous revient, le visage ravagé, les yeux rougis par trop de larmes versées. Elle nous apprend, le souffle court, que l'homme qu'elle aimait l'a lâchement quittée. On ne sait quoi dire, on éprouve une colère sourde envers cet homme qui a brisé le cœur d'une femme amoureuse. On a lu le roman de Carole Massé, La gouffre.

Nous sommes en 1951, au Québec. Un été à Baie-Saint-Paul. Estelle, quatorze ans, vit avec ses deux tantes, célibataires, indépendantes avant l'heure. La jeune fille aime aller se balader en vélo près de la rivière La Gouffre, elle y trouve le calme et apprécie le charme des lieux. Mais cet après-midi-là, une surprise l'attend sous la forme étourdissante d'une jeune femme qui, pour des raisons inconnues, apparait à Estelle. Elle s'appelle Gloria, se dit danseuse, raconte à l'adolescente ce qu'elle espère de la vie. Après quelques heures de gloire dans un cabaret de Montréal, célèbre à l'époque, Gloria rêve d'entreprendre une carrière à Hollywood. En attendant que ses projets se concrétisent, il faut vivre, et Gloria sera embauchée comme cuisinière à la ferme d'Émile, homme débonnaire dont le portrait nous a touchée. Ses deux fils, Louis et Jacques, gèrent la ferme du mieux qu'ils peuvent, chacun entretenant des illusions, l'un sur le passé d'une guerre mal digérée, l'autre sur l'avenir loin de la ferme. L'arrivée de Gloria sera le prétexte à mettre en évidence les refoulements de chacun et, surtout, à nous faire découvrir les sentiments farouches d'Estelle envers Gloria, quand elle apprendra que cette dernière y travaille.

L'intrigue, évidemment, ne s'arrête pas au chambardement que créera la beauté sensuelle de Gloria, sa personnalité rebelle de femme autonome, encore moins au mystère dont elle s'est pourvue pour mieux séduire son entourage dont Estelle s'avère le pivot. À quatorze ans, l'admiration portée sur autrui se révèle une passion juvénile, qui imprègne une existence encore en l'état de cocon. Le sujet de fascination devient mentor, ce que Gloria représentera pour la jeune fille quand, des années plus tard, celle-ci relatera cette histoire de cœur abîmé par une femme qui, elle, accomplira ses ambitions de jeunesse. La fiction, bellement narrée par Carole Massé, dont nous reconnaissons l'infaillible talent d'écrivaine, nous fait part en même temps du changement politico-social qui s'opère lentement au Québec. À travers Estelle, sa profession de costumière, l'effervescence qui bouleverse les projets inattendus des divers protagonistes, toujours témoignés par Estelle qui, telle Zazie, a vieilli.

Roman de l'apprentissage des sentiments humains, de leur joie, de leur peine, de leurs contradictions. De la fin de la naïveté mais aussi de la fidélité trouble ressentie envers un être inaccessible, qui ne nous quitte jamais malgré l'éloignement. Inévitablement, la mort rôde, pèse et chagrine, sans que la vie en soit altérée, le lot d'un pays, d'un être humain, étant d'avancer vers des lendemains salvateurs. On a aimé cette histoire superbement décrite au niveau simplement humain, le cœur des hommes et des femmes palpitant au-delà de ses capacités quand un événement improbable survient durant un été. Le soleil, la chaleur, le crissement des insectes, les ciels criblés de myriades d'étoiles, cisèleraient-ils le souvenir que nous gardons de quelques semaines hors du quotidien ? Évanescent, tels nos yeux intérieurs déforment une réalité consacrée à l'exagération de nos sensations. Il en est ainsi en chacun et chacune, nous vivons par procuration, ne voulant pas déserter tout à fait le paradis des vertes années. Estelle, estropiée de l'âme, entraîne le lecteur dans une fureur de vivre, propre aux êtres épris d'un idéal surgissant de toutes les rivières bouillonnantes, de tous les étés vacanciers.

Simplicité de l'écriture poétique de Carole Massé, subtile approche psychologique, le ton accélère son rythme en même temps que les personnages regardent loin devant eux, que les années noires du Québec se grisaillent, se diluent derrière elles. Juste équilibre du temps qui passe, qui s'effiloche dans des embardées nécessaires à rassembler des morceaux du puzzle, comme le fait Estelle avec des morceaux de tissu, qui consolident son talent de costumière, ce qu'elle ignore encore...


La Gouffre, Carole Massé
XYZ éditeur, Montréal, 2016, 380 pages

3 commentaires:

  1. Sirop que j'aime lire vos chroniques.
    Ce roman semble jouer entre deux ''genres'' . L'apprentissage et l'historique. Je me trompe?!

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  2. Non Suzanne, vous ne vous trompez pas. Dans cette histoire, l'un ne va pas sans l'autre.

    Merci de vos appréciations.

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Commentaires: