En cette fin d'hiver, les incertitudes abondent. Des grippes qui abrutissent. Des séparations et leur affluence de larmes. Des amis qui se défilent, d'autres qui justifient leur soudaine présence ostentatoire. Quant aux guerres, on choisit la révolte intérieure, respectant dans le silence l'intolérable résilience de ceux et celles qui en souffrent, qui en meurent. On parle du roman de Lynda Dion, Grosse.
Courageux roman qui n'en est pas tout à fait un. On pense à une autofiction qui aborde « une histoire impossible à écrire », celle de l'obésité qu'endure la narratrice « du plus loin qu'elle se souvienne ». Un « couteau de boucherie appuyé sur son ventre », qu'elle souhaite éviscérer, exemplifie cette confession analytique douloureuse. Le lecteur comprend très vite que ce geste fatal s'avère le symbole de la lutte d'une femme obèse qui se confie sans aucune pudeur, tel un cri strident qu'elle pousserait vers un public invisible.
Pour ouvrir le bal de ses révoltes, la narratrice a dessiné huit silhouettes qui la représentent sous son aspect le plus désavantagé, qu'elle dissèque sans ambigüité, sans larmoiements. Images figées du corps paré de ses bourrelets, qu'elle tient à dépouiller de son trop-plein de graisse. Des régimes, des exercices, des années de thérapie, de la méditation, en vain. Elle maigrit, elle grossit, toujours elle doit agir avec ces alternances désastreuses. Jusqu'à l'excès, elle traverse diverses phases qui inféodent un être humain avant qu'il sombre dans le désespoir, sinon dans le vide. Les miroirs projettent l'image d'une « géante », sorte d'amie non imaginaire, un double de la romancière, qu'elle insulte crûment. Des mots qui ont trait à la boucherie bousculent et malmènent le lecteur, peu habitué à ces étalages de viande. Le corps a de l'appétit pour tout ce qui se présente : le sexe, l'alcool, la mangeaille. Cependant, plusieurs troubles sèment la pagaille dans ce corps traité durement. Anxiété intense, menace d'une cirrhose, pensées suicidaires, qui se répètent chaque fois qu'un des huit dessins se transforme en un miroir cauchemardesque. C'est ainsi jusqu'à la dernière page, ce constat insupportable de la chair opulente qui convient à certains hommes. Des amants d'occasion qu'elle thésaurise, des Blancs, des Noirs, de toutes origines. Des hommes qui s'apaisent beaucoup plus qu'ils ne pacifient cette femme qui se prête à leur désir.
Il y a aussi des retraits dans l'enfance et l'adolescence. La mère qui essaie, par le biais de phrases toutes faites, de rassurer sa fille, les amies qui croient bien dire, s'efforcent de partager les angoisses de la narratrice. Plus tard, les psychiatres qui donnent leur avis, leurs conseils. Ses prières qui attendrissent le lecteur, tant il perçoit le vertige de ce carrousel qu'elle exhibe avec la foi d'une personne qui ne sait plus à quel saint se vouer. Des réflexions sur la mort, les maladies qu'elle s'invente pour pallier une volonté de vivre forcenée. Pathétique parcours de cette femme comme s'il reflétait l'aspect maléfique d'Alice dans son pays des merveilles, se transformant soudain en un pays en guerre contre un corps ennemi, prêt à dévorer la géante.
L'écrivaine utilise une écriture poétique pour narrer l'aventure charnelle qui la mine. De cette manière incisive, elle séduit le lecteur malgré les horreurs formulées au long de ce périple parsemé d'épines. Une narration hachurée, sans ponctuation, de courts paragraphes se soudant les uns aux autres, les mots se raccordant entre eux, lourds et gras de sens, efficaces. De nombreux symboles au centre de ce voyage. La société conforme à ses vieux dictats. Les modes qui travestissent les corps, les dévorent, les méprisent, les dénigrent sans aucune parole, l'afflux d'images glacées hurlant leurs propos débilitants. Faut-il s'attarder à ces miroirs aux alouettes, fuir des idoles trop parfaites ou, inversement, se bagarrer avec les imperfections d'un corps qui poursuit sa route émaillée d'exigences, jusqu'à faire subir des crises de panique à la chair qu'il emprisonne ?
Aucune commisération ne nourrit ce livre qui pourra heurter un lecteur trop sensible. C'est terriblement impudique, lucide. En toute circonstance, Lynda Dion assiste à son propre spectacle où elle tient le rôle principal, celui d'une victime qui demande un peu de répit à son corps insatiable. D'une voix intelligente, tumultueuse, surtout authentique, cette écrivaine de trois précédents romans tout autant percutants, narre une histoire dans laquelle elle fait preuve d'une humilité édifiante. D'un courage qui ne faillit jamais. À coups de couteau de boucherie, son « ventre enfin éviscéré ».
Grosse, Lynda Dion
Les éditions du Septentrion, collection Hamac
Québec, 2018, 215 pages
Wow, je suis sans voix. Quel beau billet!
RépondreSupprimerVous êtes trop généreuse, merci Suzanne. Il y a des livres qui m'inspirent, je n'y peux rien !
RépondreSupprimer