La chaleur est un élément favorable au silence, à la méditation. Le regard, rêveur, s'attarde sur les paysages, parfois sur les objets. Comme si les gestes plus dénoués de l'hiver ralentissaient leur rythme effréné. Où est la vraie vie, celle qui gouverne le monde, sans distinction aucune de signes distinctifs ou d'interrogations insipides ? On commente le roman de Virginie Francoeur, JELLY BEAN.
Étrange fiction dérangeante dès la première lecture. On sourit, on s'étonne, on s'interroge, persuadée qu'on ne saura donner une quelconque opinion sur cette histoire fracturée d'épineux travers. Puis, peu à peu, une réalité se décante, on ne peut faire autrement que de relire des pages qui nous ont échappées, ne comprenant pas grand-chose à ce milieu interlope, déconnecté de notre univers assurément fréquentable. Ophélie, la narratrice, se pose en spectatrice consentante, elle distribue sa jeunesse à qui désire la cueillir, sans jamais se compromettre, parvenue au faîte d'évènements fracassant le récit. Fille unique de parents intellectuels, née à Outremont, quartier bourgeois duquel elle veut s'évader. Éducation catholique dans un pensionnat pour filles. Sa mère s'est séparée du père, lasse de ses infortunes matérielles. Ophélie vit avec ce père insouciant, plus que libéral. Occupé à rétablir ses faillites, ce dernier ignore les frasques de sa fille tant aimée. À l'âge adolescent, Ophélie a jeté son dévolu sur l'une de ses ravissantes copines d'école. Sandra. Dévolu admiratif qui va l'entraîner dans des aventures desquelles elle abandonnera quelques morceaux de son corps, de son innocence. Se désillusionnant d'hommes qui traitent les femmes comme des objets luxueux désirables, rien de moins. Pour mieux suivre Sandra, Ophélie est devenue serveuse dans un bar de danseuses nues, lieu miteux où les rivalités entre filles sont peut-être la véritable stimulation à se contorsionner autour d'un poteau. Les corps s'exacerbent quand l'argent et l'alcool coulent à flots. Quand la drogue louvoie en circuit à peine fermé. C'est dans cette atmosphère viciée à tous les degrés qu'Ophélie a rejoint Sandra, déjà la chair abimée par des nuits avilissantes, bafouée par des hommes qui, leur libido rassasiée, retrouvent femme et enfants meublant tristement un bungalow dans quelque banlieue anonyme, leurs rêves inqualifiables suffisant à combler d'avides fantasmes sexuels.
L'histoire qu'a concocté habilement Virginie Francoeur est-elle prétexte à décrire les exacerbations d'un monde de femmes et d'hommes qui n'étreignent que le vide ? Richesse clinquante acquise auprès d'amants qui trament des affaires louches dans des pays asiatiques, de préférence. Le folklore oriental possède encore ses attraits, bien qu'il se restreigne à quelques poignées d'hommes détachés de toute substance humaine. Si Sandra représente un aspect d'une société misérable, — sa mère n'est-elle pas barmaid de brasserie ? —, son amie Djamila, jeune femme exubérante, « genre jaillissant d'une oasis de rêve », s'apparente à une famille musulmane bourgeoise de ville Mont-Royal. Bien que rigoureusement fidèle aux traditions religieuses, elle collectionne des partenaires juifs et arabes, richissimes et âgés, s'étourdit entre des loisirs somptueux et des amants à peine visibles. Djamila, donc, révèle un aspect crapuleux d'une coterie asociale, ne s'appuyant que sur le factice de situations dites professionnelles, ces hommes ne laissant transparaitre aucun indice suspect face à leurs maitresses, achetant leur chair à coups de gains véreux, camouflés dans des boules de Noël, sulfureuses. Sandra et Djamila s'avèrent aux antipodes l'une de l'autre, se jurent une fidélité à tout crin. Ce sera Ophélie qui, à plusieurs reprises, subjuguée par les folies dépensières de Djamila, déplorant la déchéance physique de Sandra, se rendra compte que quelque chose ne tourne pas rond dans leur trio livré à une répétitive débauche nocturne. Malaise qu'elle confiera à Sandra qui la rassurera, l'invitant à profiter impunément du moment présent. Ophélie n'est pas dupe, il y a dans le regard de son amie « une ombre de détresse, un vaste nuage noir insaisissable ».
Tout au long de ce périple sans issue, Ophélie se remémore amèrement la jeunesse insouciante, intellectuelle, qui a été la sienne jusqu'au départ de sa mère. Elle avait onze ans. Nous comprendrons pour quelles raisons affectives elle a éprouvé un sentiment sororal, indéfectible, pour Sandra : elle a été séduite par ses longs cheveux blonds, son air boudeur à la Bardot. « Quatorze ans et l'air de vingt. » Il lui faudra traverser une sorte d'enfer, risquant d'y laisser la vie, pour essayer de s'en échapper, et y parvenir. Un sort plus tragique happera Sandra dans ses crocs mortels. Djamila fuira aux confins de pays orientaux pour se soustraire à la colère vengeresse d'un vieil amant juif, la belle ayant abusé de sa générosité démesurée. Si on ébauche à peine cette fiction — en est-elle une ? —, c'est qu'on y a décelé une fable profonde qui méritait mieux que de s'arrêter aux apparences. Et les apparences ne manquent pas, ces trois femmes se réduisant à croquer des petites pilules — mini jelly beans — pour traquer l'euphorie de l'existence. « Du paradis-comprimés à volonté. » Ce n'est pas le roman d'une génération, comme cela a été mentionné, c'est le récit d'une écrivaine qui désirait nous démontrer d'une plume avertie, sans fioritures improvisées, que la luxure et la pauvreté sont parfois liées ensemble, soumettent des femmes aux pires misères, à de sordides tentations. Ophélie elle-même en subira les conséquences en tombant amoureuse du nouveau portier du bar. En étant la victime de douanières trop entreprenantes. Victime aussi d'une overdose qui propulse le lecteur dans un univers perçu au bout de lorgnettes accessoires. La réalité n'exhibe-t-elle pas parfois un envers sordide ? On a l'impression saisissante qu'Ophélie joue le rôle d'une journaliste qui mènerait une enquête sur les péripéties d'hommes et de femmes cherchant autre chose — mais quoi ? —, n'accédant qu'au plaisir éphémère, excessif des sens, visant d'inatteignables culminances. La compassion et la tendresse, sentiments qui ne veulent pas être nommés, parcourent chaque page. Le regret, innommé aussi, de ne pas s'être ancrées dans une existence plus consistante. Quelquefois murmuré par la voix d'Ophélie quand elle pleure sur son ourson saccagé. Et bien d'autres non-dits qui rebondissent à travers les agissements compulsifs de trois femmes inséparables. Si peu en rapport avec elles-mêmes, avec les autres, qui encombrent leur route jalonnée de manques et de refoulements.
Premier roman fort réussi d'une jeune écrivaine intelligente, observant ses semblables avec un brin d'amertume ironique. Utilisant un style acerbe et corrosif, des termes crus, pour intensifier des propos langagiers percutants, souvent à hauteur de la désespérance de Sandra, pour fouailler la perversité de Djamila, dénoncer la crédulité lucide d'Ophélie. Roman qui, témoignant de la vie de trois femmes à la recherche d'elles-mêmes, superbement dépeintes par Virginie Francoeur, se lit une première fois avec le sourire aux lèvres, nécessitant de s'y pencher à nouveau, le sourire en moins. Ce qu'on a fait sans hésiter pour savourer la " substantifique moelle " de ce récit atypique. Reconnaissant le talent d'une écrivaine surprenante, elle-même marginale, tant son parcours littéraire, déjà, impressionne.
JELLY BEAN, Virginie Francoeur
Éditions Druide, collection Écarts
Montréal, 2018, 184 pages
Wow! Je vais me procurer ce livre. Merci Madame Blondeau. Et je vais suivre votre blogue aussi. Merci encore.
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