Des deuils, sans nous en rendre compte, nous en subissons tous les jours. Des deuils imperceptibles, comme celui d'une feuille qui tombe, se craquelle, d'une fleur qui se fane, d'un insecte que nous écrasons du pied. Deuil plus ostentatoire, celui d'un amour qui s'étiole. Le cœur se brise, se rompt un peu plus chaque jour, tel Chamfort le préconise. Ainsi, le cœur malmené jusqu'à son dernier souffle. On a lu le livre de Charles-Philippe Laperrière, Gens du milieu.
Trente courts textes qui nous ont surprise, tant par leur teneur hautement psychologique que par une écriture, elle aussi, hautement soignée qui, à mesure que nous entrons dans le livre, se modèle, souple et légère, aux propos de protagonistes qui se supportent difficilement. N'en sommes-nous pas tous là, à nous évaluer un jour, une nuit, la fatigue de vivre nous rappelant à notre condition éphémère d'humain ? Trente textes brefs qui font frémir par leur capacité de lucidité ironique. Tout est dit, dans un style foisonnant, s'ajustant à la personnalité des uns et des autres. Enfermement en soi-même, certes, à partir du titre qui ne tolère aucune concession, une possible échappatoire se délimitant à un prénom et à une profession. Offrant un espace restreint, parfois étouffant, le point de vue de l'écrivain s'avérant cérébral.
Dès le premier texte, s'impose un émissaire, faisant aller le lecteur entre les occupations professionnelles de deux personnages. Thomas est comptable, des impressions suffisent à le situer en quelques lignes. Puis, surgit Isabelle, son épouse, Isabelle, psychologue, « cultivée et sensible », amoureuse de son mari, certes, mais qu'elle connaît mal et peu. Un échec dont elle ne se remettra pas quand le pire surviendra un « samedi splendide d'avril ». On est tentée d'écrire que ces récits se parent de la démarche succincte de la nouvelle même si l'écrivain les sous-titre " légendes vivantes ", comme pour donner un soupçon d'importance à des faits que nous accomplissons, de la naissance à la mort. Un individu légendaire n'a-t-il pas commis un ou plusieurs actes exceptionnels durant son périple terrestre ? Nova qui s'inscrit en bout de ligne, dans la pierre. Dans la mémoire. Ce que ressent Gabrielle, future attachée de presse, quand elle surgit au monde prématurément. Toutes ses sensations nous sont révélées à travers la voix réflexive du narrateur-émissaire, omniprésent. À quoi sert d'être une légende supposément morte alors que la vie nous taraude de ses péripéties, d'événements impromptus, pour tracer nos pas dans leurs empreintes ? Réjean, président-directeur général, homme dangereux, captif de son pouvoir, n'endure même pas son ombre, il en profite pour soudoyer ses secrétaires, dont Manon, qui le redoute. Misogyne invétéré, Réjean, en compagnie de l'émissaire parcourant l'ouvrage, se verra mourir, en quelques secondes, d'une manière tapageuse et voyeuse. Alain, partisan conservateur, crache le peu d'estime qu'il voue à ses compatriotes. Différemment, mais un brin similaire à Réjean, Alain méprise les initiatives novatrices tant sociales que politiques. Sa suffisance radicalisée lui permet de s'opposer à tout ce qui est vital, comme l'avortement et l'euthanasie. Omnia, dix-sept ans, collégienne, ou l'art de dépeindre les émois juvéniles, les illusions, sans trop en avoir, le réalisme innocent des premiers regards masculins, même s'ils ne sont pas plus expérimentés que la jeune fille qui les suscite. Ont tous l'âge de Rimbaud, et c'est touchant. Rosalie, romancière, tourmentée plutôt que philosophe, clôt le recueil au relent de haine et d'amour, sentiments impossibles à départager parce que poussés à leur paroxysme instinctif. Tout est double, nous faisons semblant de l'ignorer ou, le sachant, nous préférons dénier cette probabilité. Ce serait troublant et fatigant de démêler les manœuvres de ces hommes et femmes contemporains, détenteurs de professions appréciables, rarement mal éduqués, prisonniers de la monotonie de leurs habitudes. Ces êtres ne formulent aucune originalité dans leurs entreprises. Que de l'ordinaire dans leurs comportements et agissements.
Autant dire qu'il ne se passe pas grand-chose, mais un pas grand-chose qui fascine, l'impact entre les individus et leurs velléités s'avérant d'une intensité violente, superbement mise en une sourde évidence par le narrateur-émissaire, nous rappelant certains ouvrages de Patrick Modiano, abritant des protagonistes qui paraissent et disparaissent, le temps d'une averse sous le ciel brouillassé d'une banlieue parisienne... Si parfois l'écriture, savamment dosée de vocables peu usités, demande quelque exigence de compréhension, on a admiré l'art de l'écrivain à synthétiser des existences symbolisant la déambulation de quidams, qui se manifestent à vive allure, ne font que passer. On a aimé que des mondes faillibles, loin d'histoires préméditées, aient été bousculés, dérangés, nous faisant ressentir la fragilité de nos ambitions, les emportant vers de légitimes désirs, nous permettant de vivre décemment. Pour certains, cela est possible, pour d'autres pas, la mort se faisant justicière, signant un décret qui nous échappe, auquel nous pensons si peu quand nous rêvons, sans scrupules, d'un lendemain meilleur. Notre but n'est-il pas de conformer notre petit monde à notre convenance, sans y parvenir tout à fait ?
Gens du milieu, Charles-Philippe Laperrière
Le Quartanier éditeur, Montréal, 2018, 184 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 29 octobre 2018
lundi 22 octobre 2018
Rupture amoureuse au métro Papineau ***
On pense à de menus travaux de fin d'été, la nouvelle saison plus fraîche prenant ses aises dans les jours qui suivront le délire estival. C'est toujours ainsi que cela se passe, les recommencements qui nous enchantent, les fins qui nous attristent. De la naissance à la mort, les sourires et les larmes font office de notre passage intempestif sur terre. On parle du roman de Jean-Guy Forget, After.
Un peu par hasard, on plonge dans des livres qui ne sont pas de tout repos. Des histoires classiques de fin d'amour, de nostalgie, de regrets, de réminiscences. C'est la manière ici de dire ce qui compte. L'écriture s'amalgame aux dislocations du cœur, de la tête, sans jamais se départir de la densité de sentiments éprouvés pour la muse du moment. Les femmes ne sont-elles pas à tous âges des muses quand elles inspirent de tels inassouvissements ? C'est ce qui arrive au jeune narrateur de ce premier roman. L'amour contrarié pour une fille de son âge qui, pour des raisons de personnalité divergente, l'entraine dans les souvenirs inachevés d'amoureuses desquelles il ne parvient pas à se libérer. Ce qui occasionne des rencontres insolites. Cette démarche incendiaire se situe dans le Mile-End, d'un party à un autre, d'un visage féminin à un autre, dans l'antre désenchanté de soirées et de nuits suractivées par l'alcool et la drogue. Le sexe. C'est sur ce ton de désœuvrement que l'auteur se laisse aller à un langage autant disjoncté que ses souvenirs envahis d'une réalité improbable. Il y a la mère qu'il aime plus que toutes les femmes éparpillées dans sa tête. Son narcissisme qui le soutient pour mener à bien ses allées et venues dans la ville, balades qui ricochent sur des noms coutumiers, sur des normes inusitées. Jeune homme aux apparences placides, conditionné par la certitude craintive de croiser, tôt ou tard, des femmes qu'il a aimées, ne désirant jamais les quitter. Il s'adresse toujours à celle qui alimente ce récit disparate, prisonnier de ses spontanéités rompues de points fixes. Ce besoin de repères dont il use pour fonctionner. Une ruelle, une chambre. Son rapport avec lui-même, ce qu'il nomme sa masculinité, préoccupé qu'il est par son authenticité, au point de narrer son histoire, après qu'elle a été terminée, sans l'être jamais tout à fait, au métro Papineau. Point fixe qu'il mentionnera, tel un leitmotiv s'insère dans notre mémoire castrée par trop d'émotions ambivalentes. Désastre intentionnel qu'il entretient dans une sorte de cacophonie qui brouille ses velléités de cheminer vers autre chose de plus prégnant que l'échec successif de ses amours agonisantes.
Employant un mélange de termes français et anglais qui apportent au récit un ton de trébuchement, l'auteur ne fait que renforcer le désarroi impulsif de son personnage, signifiant au lecteur que s'exprimer par des moyens déboités symbolise ce que vivent certains jeunes dans la vie réelle, vie mêlée au rêve. Se répercutent alors des sons musicaux qui ont révulsé les oreilles quand elle s'est imposée hors de normes apprises. Il n'est pas question d'apprivoiser qui que ce soit, l'amour n'a de raison d'être que s'il est mal vécu. Nous ne sommes pas loin des romantiques du XIXe siècle. Cependant, Jean-Guy Forget devra faire preuve de plus de rationalité pour plaire à une majorité de lecteurs et lectrices habitués à la complaisance d'histoires qui se meurent, aboutissent non à une fin tragique mais à un after prenant tout son sens dans les habitudes rassurantes —gestes et paroles — de la vie quotidienne. Malgré ses embûches, ses travers, ses émotions mal cicatrisées, privilège attendrissant d'une génération survoltant sa vingtaine d'années dans des relations passionnelles. Instabilité de l'être humain qui se retrouve dépouillé de son entièreté face à l'écriture quand il a la chance de savoir, de pouvoir s'exprimer loin du métro de la rupture.
Un roman dérangeant, on en lit plusieurs ces derniers temps, qui nous a à peine étonnée. On est témoin d'une relève qui ne veut pas être dupée ni par des lecteurs straight, ni par ceux et celles qui s'offusquent d'une éloquence désemparée, affichée dans un langage débridé, pour employer un terme cher à Arthur Rimbaud.
After, Jean-Guy Forget
Éditions Hamac, Québec, 2018, 175 pages
Un peu par hasard, on plonge dans des livres qui ne sont pas de tout repos. Des histoires classiques de fin d'amour, de nostalgie, de regrets, de réminiscences. C'est la manière ici de dire ce qui compte. L'écriture s'amalgame aux dislocations du cœur, de la tête, sans jamais se départir de la densité de sentiments éprouvés pour la muse du moment. Les femmes ne sont-elles pas à tous âges des muses quand elles inspirent de tels inassouvissements ? C'est ce qui arrive au jeune narrateur de ce premier roman. L'amour contrarié pour une fille de son âge qui, pour des raisons de personnalité divergente, l'entraine dans les souvenirs inachevés d'amoureuses desquelles il ne parvient pas à se libérer. Ce qui occasionne des rencontres insolites. Cette démarche incendiaire se situe dans le Mile-End, d'un party à un autre, d'un visage féminin à un autre, dans l'antre désenchanté de soirées et de nuits suractivées par l'alcool et la drogue. Le sexe. C'est sur ce ton de désœuvrement que l'auteur se laisse aller à un langage autant disjoncté que ses souvenirs envahis d'une réalité improbable. Il y a la mère qu'il aime plus que toutes les femmes éparpillées dans sa tête. Son narcissisme qui le soutient pour mener à bien ses allées et venues dans la ville, balades qui ricochent sur des noms coutumiers, sur des normes inusitées. Jeune homme aux apparences placides, conditionné par la certitude craintive de croiser, tôt ou tard, des femmes qu'il a aimées, ne désirant jamais les quitter. Il s'adresse toujours à celle qui alimente ce récit disparate, prisonnier de ses spontanéités rompues de points fixes. Ce besoin de repères dont il use pour fonctionner. Une ruelle, une chambre. Son rapport avec lui-même, ce qu'il nomme sa masculinité, préoccupé qu'il est par son authenticité, au point de narrer son histoire, après qu'elle a été terminée, sans l'être jamais tout à fait, au métro Papineau. Point fixe qu'il mentionnera, tel un leitmotiv s'insère dans notre mémoire castrée par trop d'émotions ambivalentes. Désastre intentionnel qu'il entretient dans une sorte de cacophonie qui brouille ses velléités de cheminer vers autre chose de plus prégnant que l'échec successif de ses amours agonisantes.
Employant un mélange de termes français et anglais qui apportent au récit un ton de trébuchement, l'auteur ne fait que renforcer le désarroi impulsif de son personnage, signifiant au lecteur que s'exprimer par des moyens déboités symbolise ce que vivent certains jeunes dans la vie réelle, vie mêlée au rêve. Se répercutent alors des sons musicaux qui ont révulsé les oreilles quand elle s'est imposée hors de normes apprises. Il n'est pas question d'apprivoiser qui que ce soit, l'amour n'a de raison d'être que s'il est mal vécu. Nous ne sommes pas loin des romantiques du XIXe siècle. Cependant, Jean-Guy Forget devra faire preuve de plus de rationalité pour plaire à une majorité de lecteurs et lectrices habitués à la complaisance d'histoires qui se meurent, aboutissent non à une fin tragique mais à un after prenant tout son sens dans les habitudes rassurantes —gestes et paroles — de la vie quotidienne. Malgré ses embûches, ses travers, ses émotions mal cicatrisées, privilège attendrissant d'une génération survoltant sa vingtaine d'années dans des relations passionnelles. Instabilité de l'être humain qui se retrouve dépouillé de son entièreté face à l'écriture quand il a la chance de savoir, de pouvoir s'exprimer loin du métro de la rupture.
Un roman dérangeant, on en lit plusieurs ces derniers temps, qui nous a à peine étonnée. On est témoin d'une relève qui ne veut pas être dupée ni par des lecteurs straight, ni par ceux et celles qui s'offusquent d'une éloquence désemparée, affichée dans un langage débridé, pour employer un terme cher à Arthur Rimbaud.
After, Jean-Guy Forget
Éditions Hamac, Québec, 2018, 175 pages
lundi 15 octobre 2018
L'apprentissage de la vie sur fond de tendresse *** 1/2
Des catastrophes naturelles, il y en a de nombreuses. Notre planète se fâche contre les humains qui lui font subir mille offenses. De tout temps, il en a été ainsi. Le déluge préhistorique fut une catastrophe qui changea la surface d'un monde à peine entrevu en cette époque lointaine, dirigé sans pitié, ni compassion, par l'omniprésence d'un dieu hypothétique. On commente le roman de Pierre Cayouette, Les amoureux du jour 2.
Arrivée dix ans plus tôt au Québec, les années quatre-vingt nous étaient un peu opaques, un peu hors de nos préoccupations. Par la suite, on a appris beaucoup de cette décennie, on a encore appris en lisant le dernier roman de Pierre Cayouette, à la fois journaliste et éditeur. On laisse de côté ses différentes occupations intellectuelles. On est là pour mentionner l'apport bénéfique d'une histoire qui nous a particulièrement touchée. Une étonnante humilité habite le cœur du jeune homme qui la narre, comme si être humble allait de soi. Il s'appelle Christian Ladouceur, il a dix-huit ans. Des événements historiques et personnels vont former son caractère qu'il a plutôt naïf, mais combien intègre. Innocent, en quelque sorte. Spectateur passionné du référendum qui bat son plein d'espoir, en mai 1980, il fait part au lecteur d'anecdotes qu'il savoure dans l'épicerie familiale. Observe avec un brin d'humour juvénile les clients qui, chaque jour, viennent s'approvisionner. Il admire René Lévesque, milite dans son sillage, persuadé que le rêve de ce dernier se concrétisera. Le lecteur connait la suite. Christian se souvient d'un infime moment de complicité avec sa mère qui mourra d'un cancer, léguant à son fils non la révolte mais la tolérance et la bonté. Scène émouvante quand la mère se reproche de mourir, laissant son garçon face aux turpitudes de la vie. Des séquences brossées avec une délicatesse désarmante, comme s'il était permis d'espérer l'impossible. Auréolé de sa jeunesse bouillonnante, Christian défie la banalité quotidienne en compagnie de son amoureuse, Geneviève, dépeinte d'une manière intense, toujours caressée d'une écriture en dentelle, à peine effleurée par la plume talentueuse de l'écrivain. Avec Geneviève, violoncelliste, il prendra une décision difficile, celle d'un avortement, leur jeune âge ne leur permettant pas de devenir parents. Toutes les réalités, amour et incertitudes, donc tous les contrastes existentiels, se meuvent autour de Christian qui les assume sur fond musical, comme pour imprégner le lecteur d'une vérité élémentaire : pourquoi se révolter alors que nous ne pouvons rien quand la vie se maquille de ses deux masques, comédie et tragédie ? Mélancolie qui traverse le livre, lui impartit une profondeur jusque dans les moindres accoutumances du quotidien. Que faut-il raconter au juste ? C'est là tout l'intérêt du roman, Pierre Cayouette réussissant à nous emporter non vers des dérives propres aux années vertes, si présentes dans le roman actuel, mais vers des espérances à hauteur d'homme, qui grandira loin des illusions, puisqu'il le faut. Le printemps se pare, en lui et hors de lui, — nous sommes en mai — de teintes pastel qui accentueront leur joliesse, renforçant l'amitié insolite partagée avec Jean, professeur de musique et de français à la retraite. Christian, d'abord réticent à cette amitié, prétextant leur « énorme différence d'âge », se laissera séduire, la bienveillance lucide de son interlocuteur se mettant au diapason des heures effervescentes du jeune homme. Son vieil ami se montre érudit, les grands classiques littéraires québécois n'ont plus de secret pour lui. Homme exceptionnel qui ne pouvait que plaire à ce jeune adulte qui entre timidement dans la vie alors que le vieil homme la quitte sur la pointe douloureuse des pieds.
Tout le livre est ainsi, basé sur la tendresse, décrivant une souffrance acceptée, guidant les uns et les autres au centre parfois tourbillonnant de leur vie conformiste. Comme s'il était indu que des pleurs tracent leurs marques sur des joues lisses ou ridées. Jeunesse et vieillesse se côtoient, la maladie équilibre les joies et les peines démarquant l'existence d'hommes et de femmes qui foulent le tapis mordoré, soit changeant, de péripéties impossibles à éviter. Jean qui a sa vie derrière, s'avère le miroir de Christian qui lui aussi, après la maladie et la mort, devra subir l'échec de son premier amour. Lui-même est atteint cruellement dans sa chair. Aidé de son vieil ami Jean, il s'en remettra, se consacrant à ses semblables âgés, au sport, à la musique. Si tout n'est que séparation, souhaitée ou pas, il faut continuer, le cœur en bandoulière. Cette fiction divisée en deux parties, oscille entre l'endroit et l'envers d'une médaille humaine, celle d'un dynamisme fébrile, teintée de ses habituelles contrefaçons, et celle plus sombre de l'existence, frappée de ses inconvénients, de ses tourments, de son manège de désagréments.
Une part d'ombre et de lumière sillonne ces pages imprégnées d'une saveur poétique à mesure que Christian prend la main du lecteur pour mieux le diriger vers ce qui en vaut la peine. Si la toile de fond s'agite autour du premier référendum, elle n'embrouille jamais la démarche des protagonistes qui vont et viennent, chacun et chacune ne pouvant rien contre les aléas qui influencent leurs actions. L'écrivain, Pierre Cayouette, est un sage qui fuit la violence. Griffer, se rebiffer, s'avèrent des moyens aléatoires pour transcender le moindre élan d'exaltation dont nous avons besoin pour surmonter les crises événementielles qui nous mordent sans crier gare. C'est un roman courageux, nécessaire, que nous offre l'écrivain, porté par le discours de René Lévesque, par la poésie d'Anne Hébert, de Gaston Miron. Et la tendresse, nichée au cœur d'une écriture exécutant ses arpèges, nous convainc que cette vertu, de plus en plus rare et recherchée, existe encore.
Les amoureux du jour 2, Pierre Cayouette
Collection « Écarts »,
Éditions Druide, Montréal, 2018, 136 pages
Arrivée dix ans plus tôt au Québec, les années quatre-vingt nous étaient un peu opaques, un peu hors de nos préoccupations. Par la suite, on a appris beaucoup de cette décennie, on a encore appris en lisant le dernier roman de Pierre Cayouette, à la fois journaliste et éditeur. On laisse de côté ses différentes occupations intellectuelles. On est là pour mentionner l'apport bénéfique d'une histoire qui nous a particulièrement touchée. Une étonnante humilité habite le cœur du jeune homme qui la narre, comme si être humble allait de soi. Il s'appelle Christian Ladouceur, il a dix-huit ans. Des événements historiques et personnels vont former son caractère qu'il a plutôt naïf, mais combien intègre. Innocent, en quelque sorte. Spectateur passionné du référendum qui bat son plein d'espoir, en mai 1980, il fait part au lecteur d'anecdotes qu'il savoure dans l'épicerie familiale. Observe avec un brin d'humour juvénile les clients qui, chaque jour, viennent s'approvisionner. Il admire René Lévesque, milite dans son sillage, persuadé que le rêve de ce dernier se concrétisera. Le lecteur connait la suite. Christian se souvient d'un infime moment de complicité avec sa mère qui mourra d'un cancer, léguant à son fils non la révolte mais la tolérance et la bonté. Scène émouvante quand la mère se reproche de mourir, laissant son garçon face aux turpitudes de la vie. Des séquences brossées avec une délicatesse désarmante, comme s'il était permis d'espérer l'impossible. Auréolé de sa jeunesse bouillonnante, Christian défie la banalité quotidienne en compagnie de son amoureuse, Geneviève, dépeinte d'une manière intense, toujours caressée d'une écriture en dentelle, à peine effleurée par la plume talentueuse de l'écrivain. Avec Geneviève, violoncelliste, il prendra une décision difficile, celle d'un avortement, leur jeune âge ne leur permettant pas de devenir parents. Toutes les réalités, amour et incertitudes, donc tous les contrastes existentiels, se meuvent autour de Christian qui les assume sur fond musical, comme pour imprégner le lecteur d'une vérité élémentaire : pourquoi se révolter alors que nous ne pouvons rien quand la vie se maquille de ses deux masques, comédie et tragédie ? Mélancolie qui traverse le livre, lui impartit une profondeur jusque dans les moindres accoutumances du quotidien. Que faut-il raconter au juste ? C'est là tout l'intérêt du roman, Pierre Cayouette réussissant à nous emporter non vers des dérives propres aux années vertes, si présentes dans le roman actuel, mais vers des espérances à hauteur d'homme, qui grandira loin des illusions, puisqu'il le faut. Le printemps se pare, en lui et hors de lui, — nous sommes en mai — de teintes pastel qui accentueront leur joliesse, renforçant l'amitié insolite partagée avec Jean, professeur de musique et de français à la retraite. Christian, d'abord réticent à cette amitié, prétextant leur « énorme différence d'âge », se laissera séduire, la bienveillance lucide de son interlocuteur se mettant au diapason des heures effervescentes du jeune homme. Son vieil ami se montre érudit, les grands classiques littéraires québécois n'ont plus de secret pour lui. Homme exceptionnel qui ne pouvait que plaire à ce jeune adulte qui entre timidement dans la vie alors que le vieil homme la quitte sur la pointe douloureuse des pieds.
Tout le livre est ainsi, basé sur la tendresse, décrivant une souffrance acceptée, guidant les uns et les autres au centre parfois tourbillonnant de leur vie conformiste. Comme s'il était indu que des pleurs tracent leurs marques sur des joues lisses ou ridées. Jeunesse et vieillesse se côtoient, la maladie équilibre les joies et les peines démarquant l'existence d'hommes et de femmes qui foulent le tapis mordoré, soit changeant, de péripéties impossibles à éviter. Jean qui a sa vie derrière, s'avère le miroir de Christian qui lui aussi, après la maladie et la mort, devra subir l'échec de son premier amour. Lui-même est atteint cruellement dans sa chair. Aidé de son vieil ami Jean, il s'en remettra, se consacrant à ses semblables âgés, au sport, à la musique. Si tout n'est que séparation, souhaitée ou pas, il faut continuer, le cœur en bandoulière. Cette fiction divisée en deux parties, oscille entre l'endroit et l'envers d'une médaille humaine, celle d'un dynamisme fébrile, teintée de ses habituelles contrefaçons, et celle plus sombre de l'existence, frappée de ses inconvénients, de ses tourments, de son manège de désagréments.
Une part d'ombre et de lumière sillonne ces pages imprégnées d'une saveur poétique à mesure que Christian prend la main du lecteur pour mieux le diriger vers ce qui en vaut la peine. Si la toile de fond s'agite autour du premier référendum, elle n'embrouille jamais la démarche des protagonistes qui vont et viennent, chacun et chacune ne pouvant rien contre les aléas qui influencent leurs actions. L'écrivain, Pierre Cayouette, est un sage qui fuit la violence. Griffer, se rebiffer, s'avèrent des moyens aléatoires pour transcender le moindre élan d'exaltation dont nous avons besoin pour surmonter les crises événementielles qui nous mordent sans crier gare. C'est un roman courageux, nécessaire, que nous offre l'écrivain, porté par le discours de René Lévesque, par la poésie d'Anne Hébert, de Gaston Miron. Et la tendresse, nichée au cœur d'une écriture exécutant ses arpèges, nous convainc que cette vertu, de plus en plus rare et recherchée, existe encore.
Les amoureux du jour 2, Pierre Cayouette
Collection « Écarts »,
Éditions Druide, Montréal, 2018, 136 pages
mardi 9 octobre 2018
Une jeune fille magique *** 1/2
On réalise que notre existence se scinde en deux fragments, tels l'endroit et l'envers de toute médaille. Celle-ci, la nôtre, ne se perçoit qu'à travers nos actes. Nos pensées les inventent pour mieux en sonder la profondeur, en mesurer la distance qui nous sépare d'une réalité qui nous appartient. Ce qui permet à notre vie de s'équilibrer quand des incidents imprévisibles font battre notre pouls plus vite. On a lu le roman de Natalie Jean, La vie magique.
Si des romans plutôt sombres et mélancoliques sont le produit d'une certaine génération, des écrivains se démarquent de cette réalité grise et morne. C'est le cas du récit de cette écrivaine, nouvelliste appréciée, qui offre au lecteur une histoire irradiante, ensoleillée intérieurement, celle-ci se déroulant à l'automne jusqu'à ses premières neiges. Miranda a dix-sept ans, elle vit avec son père à la campagne. Sa mère est morte quand elle avait dix ans. Ce sont là de simples indices que souligne la romancière, le quotidien se greffant sur le regard lumineux que Miranda pose sur son entourage, qu'elle transcende parce qu'elle est faite comme ça. Les souvenirs de sa mère, la tendresse de son père, qui ne vit que pour sa fille, réjouissent le lecteur tant ils étincellent, comme un matin à sa première aube. Beaucoup de choses sont dites sur l'amitié qu'elle partage avec sa meilleure amie, Delfine. Son amour de la nature que, tenant la main inspirante de Natalie Jean, Miranda dépeint magistralement, enjolivée de détails poétiques, là où d'autres ne verraient pas grand-chose. Ses premiers émois pour des garçons de son âge, ses refus de se prêter à des aventures sexuelles sans lendemain. Aucune pruderie à redouter, la jeune fille veut se garder intacte pour l'homme qui la fera frémir, pour que « des ronds s'agrandissent à la surface du lac qui est devenu infini. » Elle veut être espérée, préférée. Chaque chapitre résonne des idéaux de Miranda, sans ne jamais tomber dans une mièvrerie moralisatrice. En toute candeur, elle confie au lecteur qu'elle est vierge, qu'elle « sait exactement comment ça marche ». Sa mère, d'une manière subtile, l'a initiée au mystère de l'amour et surtout au mystère du désir. Le corps, Miranda l'a découvert dans un livre de son idole : Léonard de Vinci. Comme référence, la jeune fille ne pouvait mieux tomber. Ses connaissances anatomiques, elles les partage avec ses amies de classe, ignorantes des ricochets de la puberté qui les guettent. Témoin lucide de sa jeunesse, Miranda contemple les nuages, la pluie, les jardins. Le fleuve. Les orages lui rappellent de joyeux intermèdes au chalet avec ses parents. La détestation de Noël sans sa mère, les parties de pêche avec son père. Tant de faits quotidiens qui diffèrent d'une journée à l'autre, l'adolescente oscillant entre le passé et le présent, entre l'absence d'une mère bienveillante, les attentions compatissantes d'un père débonnaire, fidèle aux sentiments amoureux qu'il a éprouvés pour son épouse. À peine abordés les drames intrinsèques à l'humanité, ravageant un monde infernal qu'elle effleure d'une révolte à peine révélée.
Miranda nous apprend qu'elle est synesthète. Cela se ressent à peine : le regard coloré qu'elle pose naturellement sur ses alentours s'avèrent des balises qui nous invitent à la suivre partout où elle se sent en accord avec sa jeune vie. Il en est de même pour les personnes qu'elle aime, son père au temps présent, sa mère au temps passé. Delfine se glisse dans les interstices qui lui permettent de se retrouver dans un temps qui grandit avec son amie, mais aussi avec des filles et garçons de leur âge. Bientôt, Miranda devra quitter la campagne effervescente pour aller étudier en ville. Pour se mesurer à un univers de béton. Monde futur qu'elle envisage à peine, elle doit profiter intensément de la pluie, des nuages, des bêtes. De la musique que son père lui a apprise. Elle, Miranda, dessine depuis son plus jeune âge. Deviendra-t-elle une artiste ? Cela ne surprendrait pas le lecteur.
Il serait tentant d'écrire que c'est une adolescence idéalisée que dépeint Natalie Jean, souhaitant que des trésors de la sienne l'aient inspirée. Effets d'une génération ou pas, parents aimants ou pas, pavés ou sentiers arpentés, il n'en demeure pas moins que cette période incertaine porte ses marques personnelles, les créent, telle une brûlure sur la peau mal cicatrisée. Parce que l'adolescence, perçue par un regard innocent, poursuit sa turbulente traversée dans de magistrales avenues asphaltées d'espérance.
Si Miranda est faite comme ça, pour notre plus grand plaisir de la fréquenter assidûment à travers les pages, de l'accompagner parmi ses joies, ses peines, Natalie Jean lui a prêté une part de son talent pour la dessiner au centre de turpitudes dans notre monde agité. Il est rare de lire un récit où la magie opère d'une manière autant saisissante, l'écrivaine et son personnage constamment en osmose. La tombée des livres de l'automne nous a plutôt divertie des confidences de jeunes femmes incomprises, comme si la littérature servait de défouloir où déverser ses frustrations. Ce n'est pas un grand livre, comme nous l'entendons, c'est un livre où exulte une tendre générosité envers ses semblables, jeunes et moins jeunes. Caméléon que Miranda, sous la plume pétillante de Natalie Jean, sécrétant des fluides étonnants dans notre monde dépourvu d'oreilles attentives. D'yeux fascinés par des arcs-en-ciel métaphoriques, nés de la nécessité de grandir.
La vie magique, Natalie Jean
Leméac Éditeur, Montréal, 2018, 173 pages
Si des romans plutôt sombres et mélancoliques sont le produit d'une certaine génération, des écrivains se démarquent de cette réalité grise et morne. C'est le cas du récit de cette écrivaine, nouvelliste appréciée, qui offre au lecteur une histoire irradiante, ensoleillée intérieurement, celle-ci se déroulant à l'automne jusqu'à ses premières neiges. Miranda a dix-sept ans, elle vit avec son père à la campagne. Sa mère est morte quand elle avait dix ans. Ce sont là de simples indices que souligne la romancière, le quotidien se greffant sur le regard lumineux que Miranda pose sur son entourage, qu'elle transcende parce qu'elle est faite comme ça. Les souvenirs de sa mère, la tendresse de son père, qui ne vit que pour sa fille, réjouissent le lecteur tant ils étincellent, comme un matin à sa première aube. Beaucoup de choses sont dites sur l'amitié qu'elle partage avec sa meilleure amie, Delfine. Son amour de la nature que, tenant la main inspirante de Natalie Jean, Miranda dépeint magistralement, enjolivée de détails poétiques, là où d'autres ne verraient pas grand-chose. Ses premiers émois pour des garçons de son âge, ses refus de se prêter à des aventures sexuelles sans lendemain. Aucune pruderie à redouter, la jeune fille veut se garder intacte pour l'homme qui la fera frémir, pour que « des ronds s'agrandissent à la surface du lac qui est devenu infini. » Elle veut être espérée, préférée. Chaque chapitre résonne des idéaux de Miranda, sans ne jamais tomber dans une mièvrerie moralisatrice. En toute candeur, elle confie au lecteur qu'elle est vierge, qu'elle « sait exactement comment ça marche ». Sa mère, d'une manière subtile, l'a initiée au mystère de l'amour et surtout au mystère du désir. Le corps, Miranda l'a découvert dans un livre de son idole : Léonard de Vinci. Comme référence, la jeune fille ne pouvait mieux tomber. Ses connaissances anatomiques, elles les partage avec ses amies de classe, ignorantes des ricochets de la puberté qui les guettent. Témoin lucide de sa jeunesse, Miranda contemple les nuages, la pluie, les jardins. Le fleuve. Les orages lui rappellent de joyeux intermèdes au chalet avec ses parents. La détestation de Noël sans sa mère, les parties de pêche avec son père. Tant de faits quotidiens qui diffèrent d'une journée à l'autre, l'adolescente oscillant entre le passé et le présent, entre l'absence d'une mère bienveillante, les attentions compatissantes d'un père débonnaire, fidèle aux sentiments amoureux qu'il a éprouvés pour son épouse. À peine abordés les drames intrinsèques à l'humanité, ravageant un monde infernal qu'elle effleure d'une révolte à peine révélée.
Miranda nous apprend qu'elle est synesthète. Cela se ressent à peine : le regard coloré qu'elle pose naturellement sur ses alentours s'avèrent des balises qui nous invitent à la suivre partout où elle se sent en accord avec sa jeune vie. Il en est de même pour les personnes qu'elle aime, son père au temps présent, sa mère au temps passé. Delfine se glisse dans les interstices qui lui permettent de se retrouver dans un temps qui grandit avec son amie, mais aussi avec des filles et garçons de leur âge. Bientôt, Miranda devra quitter la campagne effervescente pour aller étudier en ville. Pour se mesurer à un univers de béton. Monde futur qu'elle envisage à peine, elle doit profiter intensément de la pluie, des nuages, des bêtes. De la musique que son père lui a apprise. Elle, Miranda, dessine depuis son plus jeune âge. Deviendra-t-elle une artiste ? Cela ne surprendrait pas le lecteur.
Il serait tentant d'écrire que c'est une adolescence idéalisée que dépeint Natalie Jean, souhaitant que des trésors de la sienne l'aient inspirée. Effets d'une génération ou pas, parents aimants ou pas, pavés ou sentiers arpentés, il n'en demeure pas moins que cette période incertaine porte ses marques personnelles, les créent, telle une brûlure sur la peau mal cicatrisée. Parce que l'adolescence, perçue par un regard innocent, poursuit sa turbulente traversée dans de magistrales avenues asphaltées d'espérance.
Si Miranda est faite comme ça, pour notre plus grand plaisir de la fréquenter assidûment à travers les pages, de l'accompagner parmi ses joies, ses peines, Natalie Jean lui a prêté une part de son talent pour la dessiner au centre de turpitudes dans notre monde agité. Il est rare de lire un récit où la magie opère d'une manière autant saisissante, l'écrivaine et son personnage constamment en osmose. La tombée des livres de l'automne nous a plutôt divertie des confidences de jeunes femmes incomprises, comme si la littérature servait de défouloir où déverser ses frustrations. Ce n'est pas un grand livre, comme nous l'entendons, c'est un livre où exulte une tendre générosité envers ses semblables, jeunes et moins jeunes. Caméléon que Miranda, sous la plume pétillante de Natalie Jean, sécrétant des fluides étonnants dans notre monde dépourvu d'oreilles attentives. D'yeux fascinés par des arcs-en-ciel métaphoriques, nés de la nécessité de grandir.
La vie magique, Natalie Jean
Leméac Éditeur, Montréal, 2018, 173 pages
lundi 1 octobre 2018
La face cachée de nos bonnes intentions *** 1/2
Les introductions accompagnant le livre qu'on a lu et qu'on va commenter, nous ramènent à cet instant où la pensée, fulgurante, s'appesantit sur une chose précise. Bien souvent un fait divers qu'on a jugé étonnant, alors que plus tard la mémoire fait abstraction de cette sensation d'étrangeté. Comme quoi, la subjectivité joue un rôle surprenant face à l'incertitude. On commente le numéro 135 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.
Le thème proposé, les armes, impliquait une certaine rigueur, peut-être inconsciente, de la part des écrivains qui ont participé à cette aventure. Rigueur parfois colérique, et même vengeresse. Comme cherchant profondément en eux et en elles, l'irrationnel qui manque à tout jugement spontané quand il s'agit de prendre une décision qui clora un chapitre douloureux de notre existence. À notre habitude, des textes plus que certains nous ont touchée, faisant vibrer une corde sensible qui ne palpite pas aux faits quotidiens. Ce numéro, dirigé par Gaëtan Brulotte, provoque des agissements d'hommes et de femmes qui, en d'autres circonstances, seraient restés endormis. Nos démons intérieurs qui veillent, n'attendent qu'une occasion pour se manifester.
La nouvelle qui ouvre le recueil, signée Stéphanie Pelletier, titrée Les vandales, met en scène une femme âgée qui donne libre cours à sa hargne contre son vieux mari, replié sur un monde moribond. Elle s'emporte contre de mystérieux inopportuns qui ont vandalisé les tombes du cimetière. Il a suffi d'un acte outrageant pour que le moindre geste de son mari se disproportionne. Comme s'il était responsable du saccage des tombes que son épouse, acariâtre, s'évertuera à reconstituer. Récit troublant qui confirme que la violence ensommeillée en nous, fortifie des repères accablants pour se laisser aller à l'aveuglement de l'injustice. Un récit qui tiendra le rôle de locomotive pour accrocher le lecteur à des textes où la violence, souvent sous-jacente, y va de son effet dévastateur. On ne citera pas toutes ces fictions, nous devinerons que les armes interviennent à tous les niveaux de notre inconscience — sinon comment assassiner nos semblables de sang-froid ou est-ce l'effet d'un second état ? — que des faits de guerres, impitoyables, alimentent chaque jour. Le bacha de Michel Robert s'avère un triste exemple de ce qu'on avance. Un enfant nord-africain de dix ans sert de cible sexuelle à un vieux chef de police et à ses sbires. Abandonné de ses parents sur le bord d'une route, le garçon, affamé, se livrera à des hommes sordides. Peu importe le prix à payer, mentionne l'auteur, même si la vie en est ce prix désespéré, voire suicidaire. Texte cruel qui emporte le lecteur vers Attentats automatiques qui se propagent dans plusieurs villes mondiales en l'an de grâce 2029. Lucidité d'un nouvellier, Mario Yeault, dont le pessimisme visionnaire n'épargne personne. Des règlements de comptes, des assassinats qui se commettent pour se venger, où est l'amour qui, de temps à autre, habite l'être humain ? On dirait que la souffrance, la violence, qui émanent de ces fictions, camouflent l'humanisme dont est doté chacun et chacune d'entre nous. Ce n'est pas la nouvelle de Paul Ruban, Pacifica, qui atténuera notre façon de voir et de lire. Un homme aux apparences normales — qu'est-ce qu'au juste la normalité ? — loue une voiture. Il a en tête un schéma sordide qu'il mettra froidement à exécution. Là encore, un acte désespéré, mortellement rancunier, sème la terreur envers des quidams qui, dans un square, défendaient la cause en laquelle ils croyaient. On voudrait que tout soit raison de vivre, contrairement à ce que manigancent certains êtres en porte-à-faux avec leurs convictions corruptibles. Le dernier texte du recueil, Agonie d'une passion, relaie la tendresse aux calendes grecques. Son auteure, Marie-Claude Leclerc, fait part au lecteur de la ruse désinvolte qu'emploie la narratrice qui veut se séparer d'un amant qu'elle aime, mais qui ne semble pas partager ce sentiment amoureux. L'amour s'use, seul le désir excite les corps séduisants.
On ne pourrait fermer le recueil sans mentionner le lauréat du concours annuel de nouvelles de cette année. Si sa nouvelle s'érige habilement sous la bannière créatrice de l'œuvre d'Yves Thériault, le ton demeure étonnamment individuel, innovant une manière tout à fait personnelle de dépeindre un lien affectif unissant un homme âgé à un adolescent amérindien. Le vieil homme initiera le jeune narrateur au noble métier de pêcheur. Un brin de philosophie traverse ce récit dont les non-dits côtoient les sages paroles du Vieux. Les rituels de la vie quotidienne s'entremêlant à la marginalité des deux personnages. Confrontation en douceur de deux générations issues de culture différente. Voir loin, Frédéric Hardel. On note une émouvante fiction dans la section " Thème libre ". Une façon poétique, particulière à Caroline Guindon, de narrer l'histoire d'un vieux professeur érudit qui subjugue ses étudiants. Un titre métaphorique, La mémoire des cathédrales. À lire parmi les textes les plus subtils de ce numéro.
Avec un profond intérêt, on a lu le " Plaidoyer pour la nouvelle belge ", que critique Michel Lord. Ce sont des nouvelles belges à l'usage de tous, choisies par René Godenne. Celui-ci est un éminent spécialiste de la nouvelle française. La critique intelligente, édifiante, de Michel Lord mettra l'eau à la bouche du lecteur attiré par ce genre.
Ce numéro 135 de la revue XYZ est particulièrement riche et vigoureux. Dire original serait banal. On a aimé l'aspect sombre et franc que les nouvelliers et nouvellières ont exprimé dans leurs écrits, sans jamais se banaliser par quelque retenue compréhensive. Celle d'une pudeur discutable. Textes qui éclairent les recoins obscurs de l'âme, défont les nœuds que les événements dramatiques de ces dernières décennies suggèrent à ceux et celles qui utilisent les mots comme moyens de défense. Et même d'attaque. Une arme qui peut trancher dans le vif sans tuer personne. On félicite Gaëtan Brulotte, fervent arbitre de la nouvelle et meneur passionné de ce recueil, qu'il faudra lire maintes fois pour apprécier pleinement, des récits denses, parfois subversifs.
XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 135 dirigé par Gaëtan Brulotte
Montréal, 2018, 101 pages
Le thème proposé, les armes, impliquait une certaine rigueur, peut-être inconsciente, de la part des écrivains qui ont participé à cette aventure. Rigueur parfois colérique, et même vengeresse. Comme cherchant profondément en eux et en elles, l'irrationnel qui manque à tout jugement spontané quand il s'agit de prendre une décision qui clora un chapitre douloureux de notre existence. À notre habitude, des textes plus que certains nous ont touchée, faisant vibrer une corde sensible qui ne palpite pas aux faits quotidiens. Ce numéro, dirigé par Gaëtan Brulotte, provoque des agissements d'hommes et de femmes qui, en d'autres circonstances, seraient restés endormis. Nos démons intérieurs qui veillent, n'attendent qu'une occasion pour se manifester.
La nouvelle qui ouvre le recueil, signée Stéphanie Pelletier, titrée Les vandales, met en scène une femme âgée qui donne libre cours à sa hargne contre son vieux mari, replié sur un monde moribond. Elle s'emporte contre de mystérieux inopportuns qui ont vandalisé les tombes du cimetière. Il a suffi d'un acte outrageant pour que le moindre geste de son mari se disproportionne. Comme s'il était responsable du saccage des tombes que son épouse, acariâtre, s'évertuera à reconstituer. Récit troublant qui confirme que la violence ensommeillée en nous, fortifie des repères accablants pour se laisser aller à l'aveuglement de l'injustice. Un récit qui tiendra le rôle de locomotive pour accrocher le lecteur à des textes où la violence, souvent sous-jacente, y va de son effet dévastateur. On ne citera pas toutes ces fictions, nous devinerons que les armes interviennent à tous les niveaux de notre inconscience — sinon comment assassiner nos semblables de sang-froid ou est-ce l'effet d'un second état ? — que des faits de guerres, impitoyables, alimentent chaque jour. Le bacha de Michel Robert s'avère un triste exemple de ce qu'on avance. Un enfant nord-africain de dix ans sert de cible sexuelle à un vieux chef de police et à ses sbires. Abandonné de ses parents sur le bord d'une route, le garçon, affamé, se livrera à des hommes sordides. Peu importe le prix à payer, mentionne l'auteur, même si la vie en est ce prix désespéré, voire suicidaire. Texte cruel qui emporte le lecteur vers Attentats automatiques qui se propagent dans plusieurs villes mondiales en l'an de grâce 2029. Lucidité d'un nouvellier, Mario Yeault, dont le pessimisme visionnaire n'épargne personne. Des règlements de comptes, des assassinats qui se commettent pour se venger, où est l'amour qui, de temps à autre, habite l'être humain ? On dirait que la souffrance, la violence, qui émanent de ces fictions, camouflent l'humanisme dont est doté chacun et chacune d'entre nous. Ce n'est pas la nouvelle de Paul Ruban, Pacifica, qui atténuera notre façon de voir et de lire. Un homme aux apparences normales — qu'est-ce qu'au juste la normalité ? — loue une voiture. Il a en tête un schéma sordide qu'il mettra froidement à exécution. Là encore, un acte désespéré, mortellement rancunier, sème la terreur envers des quidams qui, dans un square, défendaient la cause en laquelle ils croyaient. On voudrait que tout soit raison de vivre, contrairement à ce que manigancent certains êtres en porte-à-faux avec leurs convictions corruptibles. Le dernier texte du recueil, Agonie d'une passion, relaie la tendresse aux calendes grecques. Son auteure, Marie-Claude Leclerc, fait part au lecteur de la ruse désinvolte qu'emploie la narratrice qui veut se séparer d'un amant qu'elle aime, mais qui ne semble pas partager ce sentiment amoureux. L'amour s'use, seul le désir excite les corps séduisants.
On ne pourrait fermer le recueil sans mentionner le lauréat du concours annuel de nouvelles de cette année. Si sa nouvelle s'érige habilement sous la bannière créatrice de l'œuvre d'Yves Thériault, le ton demeure étonnamment individuel, innovant une manière tout à fait personnelle de dépeindre un lien affectif unissant un homme âgé à un adolescent amérindien. Le vieil homme initiera le jeune narrateur au noble métier de pêcheur. Un brin de philosophie traverse ce récit dont les non-dits côtoient les sages paroles du Vieux. Les rituels de la vie quotidienne s'entremêlant à la marginalité des deux personnages. Confrontation en douceur de deux générations issues de culture différente. Voir loin, Frédéric Hardel. On note une émouvante fiction dans la section " Thème libre ". Une façon poétique, particulière à Caroline Guindon, de narrer l'histoire d'un vieux professeur érudit qui subjugue ses étudiants. Un titre métaphorique, La mémoire des cathédrales. À lire parmi les textes les plus subtils de ce numéro.
Avec un profond intérêt, on a lu le " Plaidoyer pour la nouvelle belge ", que critique Michel Lord. Ce sont des nouvelles belges à l'usage de tous, choisies par René Godenne. Celui-ci est un éminent spécialiste de la nouvelle française. La critique intelligente, édifiante, de Michel Lord mettra l'eau à la bouche du lecteur attiré par ce genre.
Ce numéro 135 de la revue XYZ est particulièrement riche et vigoureux. Dire original serait banal. On a aimé l'aspect sombre et franc que les nouvelliers et nouvellières ont exprimé dans leurs écrits, sans jamais se banaliser par quelque retenue compréhensive. Celle d'une pudeur discutable. Textes qui éclairent les recoins obscurs de l'âme, défont les nœuds que les événements dramatiques de ces dernières décennies suggèrent à ceux et celles qui utilisent les mots comme moyens de défense. Et même d'attaque. Une arme qui peut trancher dans le vif sans tuer personne. On félicite Gaëtan Brulotte, fervent arbitre de la nouvelle et meneur passionné de ce recueil, qu'il faudra lire maintes fois pour apprécier pleinement, des récits denses, parfois subversifs.
XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 135 dirigé par Gaëtan Brulotte
Montréal, 2018, 101 pages