Il nous écrit qu'il a de la peine, qu'il ne dort plus. Connaissant l'histoire de sa vie, on est surprise de tant d'inconscience. Cette peine, ces insomnies, c'est lui qui, par son égoïsme, a créé cet état de dépendance. En y réfléchissant, on conclut que, comme beaucoup d'hommes, il a refusé le meilleur, désireux de ne pas franchir la monotonie de ses habitudes. On ne lui répond pas. Parlons du roman de Lucie Lachapelle, Les étrangères.
C'est certainement la plus tendre histoire qu'on aura lue cet hiver. Tendre mais aussi affligeante, mettant en scène une panoplie de femmes aux diverses origines, plutôt orientales, recluses dans un quartier populaire de Montréal. L'immeuble où certaines s'enferment nous incite à penser que ce récit ferait une excellente pièce de théâtre. C'est dans ce précaire huis clos que Rose, exilée de la Gaspésie, vient habiter avec son bébé. Nous ne savons rien d'elle ni des locataires, c'est peu à peu que le drame vécu par chacune, parsemé d'indices, nous renseignera sur leur présence dans ce refuge instable. Jeunes et moins jeunes, elles entretiennent un passé trop lourd, trop encombrant pour en disséquer chaque parcelle. L'arrivée de Rose et de son enfant se présente comme un bienfait, ces femmes désireuses de savoir ce que vient faire cette jeune inconnue dans leur retraite abritant leurs malheurs. C'est la curiosité manifestée envers Rose qui leur fera prendre conscience de leur condition offensante, frustrées qu'elles sont du peu qu'elles possèdent. Elles vont d'un étage à l'autre, se croisent dans les escaliers, se saluent poliment, observent leurs agissements sans établir une véritable et nécessaire sororité. Étrangères d'un pays elles sont mais aussi étrangères les unes envers les autres. C'est Rose qui se posera là, comme un miroir dans lequel elles se reflètent. Tain brouillé qui s'éclaircit lentement quand elles se remettront en question, s'interrogeant sur l'infortune qui les encercle, leur impose un enfermement auquel elles désirent se soustraire. Lassées de se soumettre. La violence, qu'elles ont subi ailleurs, point de repère indispensable à leur colère, elles attendent que quelque chose arrive à travers le passé ignoré de Rose.
Des femmes qui ont peur, cela est coutumier, mais nous n'y pensons pas toujours, telle Souad, bénévole dans un hôpital qui la tient en vie. L'enfant de Rose lui rappelle « sa vie d'avant ». Elle a un fils dont l'inconduite lui fait honte. Elle ne fréquente personne, ne donne plus signe de vie à sa meilleure amie. Violette, la plus âgée, immigrée en ville depuis ses dix ans. Son père et ses oncles, originaires de la Gaspésie, ont tenté leur chance dans les usines. Elle se débrouille en glanant des canettes, en travaillant dans une manufacture. Les autres, soit la famille Botero, responsable de l'immeuble. Le couple et leurs trois enfants réfugiés depuis seulement deux ans, angoissés, ne savent toujours pas s'ils pourront rester au pays. Soit aussi Perpétue, séparée officieusement de Faustin, parents d'une fillette. Toujours sur ses gardes, de crainte que son mari lui enlève Nkani. Elle a fui la guerre, elle a besoin de paix, ne veut plus vivre dans l'indignité. Soit aussi Zeenat qui est arrivée au pays avec son fils, mal aimée des siens, laissant son mari derrière, persuadée qu'il les rejoindra bientôt. Et puis, Ludmilla et Iulia, mère et fille, exilées de Russie. La mère est presque aveugle, la fille est coiffeuse, pratiquant dans leur petit appartement. De son côté, tout en soulignant le rôle évocateur des locataires, Rose vit son propre drame, ignorant à quel point elle est un sujet salvateur. Plus elle s'enfonce dans le questionnement des événements qui l'ont fait fuir la Gaspésie, plus ses voisines voient clair en elles-mêmes, confiant au lecteur quelques-unes de leurs occupations, la viduité de leur existence, la solitude qui les mine. Elles attendent. Nous les accompagnons dans leur courageuse démarche, escortés de Rose, témoins attristés que nous sommes de ses régurgitations, car fumant et buvant trop, elle se rend malade, se trainant dans la salle de bains pour vomir un passé duquel elle se sent coupable. La trouvaille du roman, c'est d'y avoir glissé la silhouette nocturne d'un homme qui, croient ces femmes, et les rapprochent, les surveillent nuit et jour. Son visage constamment invisible. Ne les menaçant jamais mais les observant sans intervenir. Chacune y voit le symbole de sa propre affliction, tel un oiseau de mauvais augure. Ce malaise envahissant exhortera les locataires, le concierge et sa famille, à se réunir dans l'escalier pour enfin savoir quoi faire à propos de l'individu. Débat qui les encouragera à convenir de la peur craintive de l'inconnu mais aussi à vouloir concrétiser leurs attentes existentielles.
Ce n'est qu'en tournant patiemment les pages que Lucie Lachapelle nous fait pénétrer dans l'antre jusque-là bouclé de ces étrangères, messagères de toutes les femmes opprimées, qui hantent certaines rues de la ville, de toutes les villes, sans que nous pensions à ce qu'elles traversent de douleur réprimée. Dans ce récit tellement d'actualité, ce qu'on déplore, nulle violence ne sert d'exutoire à des refoulements enfouis, si intenses, qu'il est remarquable que pas une des victimes ne les transcende en haine justifiée. Récit basé sur la tendresse, sur des rebuffades, rarement sur des accusations envers une société individualiste, comblée. Il est vrai que le quartier où se démènent ces femmes ne se prête guère à l'apitoiement sur ses semblables. Sinon démêler leurs déboires, réviser le jugement qu'elles portent sur leurs proches. Choisir de s'exiler n'est pas simple, les racines grimpent autour du tronc que forme le corps fatigué, la tête rebelle s'insurgeant contre soi-même. Nous devons lire cette émouvante fiction, qui ne l'est pas véritablement, pour mieux comprendre que nous sommes tous et toutes des étrangers, des étrangères. La terre d'exil se délimitant toujours par un océan, par un fleuve, celui de Rose qui lui permettra de réunir pendant quelques jours des êtres fragiles, démunis, qui, à la suite du décès d'une de leurs compagnes, demeureront dans le provisoire de leur infini personnel. L'espoir de modifier le nouveau paysage suggéré par l'écriture poétique de Lucie Lachapelle.
Les étrangères, Lucie Lachapelle
XYZ éditeur, Montréal, 2018, 190 pages
Merci madame Blondeau! Sincèrement.
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