On a des humeurs grinçantes ce matin, on ne sait trop pourquoi. Est-ce le passage de l'été chaleureux à l'automne échevelé, qui agit sur nos images mentales ? Des morsures hivernales remplaceront bientôt cette saison incendiaire, endormiront les odeurs des feuilles mortes. Décomposition de paysages en attendant mieux. On a lu le récit de Myrna Chahine, La jeune fille qui venait d'ailleurs.
D'origine libanaise, Ryma, la narratrice, nous convie à ses difficultés d'adaptation en France quand, avec sa mère, ses deux frères et sa sœur, elle a quitté son pays en guerre. Le père est resté momentanément au Liban. Ryma a huit ans, innocente et fragile, elle ne prend pas très au sérieux ce périple qui ne présage aucun retour immédiat. D'emblée, elle nous informe des obstacles réservés aux filles libanaises. Aucune dérogation à la morale n'est permise, les filles, moins bien considérées que les garçons, sont soumises à des contraintes conformées depuis la nuit des temps. Les mariages arrangés, l'obéissance sans condition aux hommes de la famille. Les lamentations incessantes de la mère, sa préférence pour ses deux fils au détriment de ses filles. Le père, généreux et loyal, ayant compris que Ryma est différente de ses trois autres enfants, intervient peu dans les décisions irrévocables de la mère. C'est avec beaucoup de réticence qu'il devra céder aux exigences des villageois qui jugent sa fille ainée, Sana, trop libérée. Il devra sévir devant ces hommes asservis aux coutumes ancestrales. Pour l'honneur, comme cela se pratique encore aujourd'hui. Après que les deux garçons, adolescents, sont recrutés par la milice, les parents décideront de s'exiler en France. Ryma est à l'âge « où partir voulait aussi dire revenir. » Bien des années auront passé quand elle reviendra au Liban, à Beyrouth.
L'arrivée en France se fera durant l'été 1984. C'est un membre de la famille qui les accueillera chez lui à Albi. Une tante arrive à son tour qui s'occupera de la fillette. Une tante qui mourra subitement. Ryma en est chagrinée, elle craint sa mère, nerveuse et colérique, qui ne tolère aucun sentiment affectif. Ni amoureux. Les a-t-elle connus elle-même ces sentiments ? Elle a aimé un garçon de son âge mais a dû épouser l'homme imposé par ses parents. Tempérament « volcanique » de la parenté maternelle. Plus tard, Ryma, réglant ses comptes, accusera un oncle et sa mère d'avoir traumatisé son enfance, celle de sa sœur et de ses frères. Ryma, qui ne parle pas français, se réfugiera dans une bibliothèque publique où elle trouvera « une bibliothécaire aux allures de déesse. » Ce sont des heures de félicité que cette femme et les livres lui apporteront. Médusée, elle rentre à l'appartement avec tristesse, toujours sous le regard soupçonneux de la mère. L'inscription à l'école, les moqueries de ses camarades, l'incompréhension de quelques-unes des institutrices. Le père, resté au Liban, lui manque. Elle lui en veut de les avoir abandonnés. Ce n'est qu'un 1985 qu'il rejoindra sa famille. Après bien des déceptions, des anecdotes se résumant aux premières amitiés, aux humeurs atrabilaires de la mère, tous les cinq émigreront au Québec en 1987. Deuxième déracinement que Ryma ne souhaitait pas, la France étant devenue son nouveau chez-soi. La mère refusera toujours la nationalité française, « d'intégrer une société où elle avait vécu le mépris et le rejet. » C'est un frère de la mère qui les hébergera dans le Vieux-Longueuil. L'oncle cohabite avec la grand-mère de Ryma, qui mettra toujours un point d'honneur à favoriser ses deux frères, les filles devant se subordonner aux moindres volontés masculines. Ce qui agace profondément la fillette, les deux frères étant eux-mêmes gênés du comportement de la vieille femme. À sa décharge, la mère a toujours défendu à ses deux filles de s'occuper de travaux domestiques, obsédée qu'elle est par l'apport socio-culturel des diplômes. Elle les oblige à étudier sans relâche. Sana, la sœur ainée, qui a rencontré un amoureux quittera le foyer familial plutôt que de céder aux exigences maternelles, celle-ci lui ordonnant de rompre avec cet homme plus âgé qu'elle.
Tous les récits, brefs et lucides, desquels on ne mentionne que des bribes, sont axés sur les traditions, sur les thèmes éducatifs et divertissants du nouveau pays. Myrna Chahine les narre avec beaucoup de sincère enthousiasme, sur fond de révolte, parfois de tristesse, quand meurt sa meilleure amie québécoise. Mais la mort rôde, suggérant plus de gravité à la narration jusque-là spontanée, l'auteure ayant su mettre en valeur la jeunesse de la fillette et ses frustrations. Celle-ci ne comprenant pas toujours les agissements de son entourage familial et ceux de son pays d'adoption. Depuis son arrivée au Québec, la chrysalide enfantine s'est transformée en une jeune fille avide de tout apprendre des humains. Les amis, les professeurs. Les premiers émois sensuels. Cependant, la cellule familiale sera tragiquement affectée, presque démembrée, quand l'un des deux frères mourra brusquement d'un anévrisme. La mère menace de se tuer puis, à la suite d'une lettre reçue du patriarche de la famille, elle s'envole pour le Liban. Autre période de la vie de Ryma qui devra encore subir les injonctions rétrogrades de la mère. Devoir épouser un homme choisi par celle-ci et la famille.
Mais le jeune homme en question se fera le complice de sa soi-disant future épouse. Lui et Ryma savent que les temps ont changé, chacun ira de son côté continuer sa vie, gérer les péripéties de l'existence. Aujourd'hui enseignante. Myrna Chahine a dû éprouver un grand bien-être après avoir rédigé ces histoires biographiques. Leur donnant un air de fable. Depuis la migration des années quatre-vingt, bien des événements douloureux se sont déroulés, les guerres constantes ayant chassé de leur pays d'origine des hommes, des femmes et des enfants. Les routes tortueuses de cultures différentes ont ouvert les esprits, dessillé les yeux de part et d'autre. Le livre généreux de Myrna Chahine devrait faire naitre un sentiment apaisant dans le cœur d'êtres humains transhumant vers des mondes dont ils devront s'affranchir avec le désir profond de continuer à vivre pour le meilleur et non pour le pire.
La jeune fille qui venait d'ailleurs, Myrna Chahine
Collection « Première Impression »
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2019, 220 pages
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