Il y a des livres qui, après lecture, nous ébranlent. D'autres nous font sourire de bien-être. Des premiers on en sort fatiguée, des seconds on s'interroge sur la nécessité de les commenter. Brève réflexion pour mentionner qu'aucune histoire ne nous laisse indifférente. Cependant, on a éprouvé de la colère après avoir refermé une centaine de pages qui n'apportaient rien à la littérature, ni à nous-même. On parle du roman d'André Frappier, Kerguelen.
Après avoir terminé la lecture de ce roman, on en est sortie rassérénée, malgré un récit où la vie et la mort se chevauchent, donnant la parole à quatre protagonistes, qui se sont blessés mutuellement. Il est vrai qu'on venait de lire une histoire complexe où le sort de l'être humain s'avérait désespérant. Peu de lumière à l'horizon, contrairement à ce roman où les agissements de trois hommes et d'une femme ont transcendé la normalité de leur bref passage sur la terre ferme. Et ce n'est pas une architecture non linéaire qui a influencé ce qu'on avance. Les quatre, aux prises avec leur amour exacerbé, enclos de limites humaines qu'ils acceptent mal. La mort, ou plutôt sa résurrection, les réconciliera, magnifiant un passé inhabituel mentionné dans un temps ordinaire, des années plus tard. C'est l'éloignement qui les réunira, leurs âmes pour le moment assoupies, leur corps, enveloppe charnelle encombrante. Entre fiction et réalité, les immenses montagnes dépeintes par l'écrivain existent bien, les alpinistes professionnels y défient leur courage, ils les affrontent non pour en vaincre le sommet mais pour se mesurer à une nature rébarbative qui leur apprend l'humilité. Ce jour-là, Ariel, fils de Patrice, qui fut un passionné, opposé farouchement à toute injustice, répand les cendres de son père sur les pentes du K2, massif du Karakoram, au Pakistan. Durant ce trajet périlleux, Ariel, paléontologue, se souviendra de Patrice, alpiniste, médecin, qui l'a abandonné, lui et son frère, leur mère, pour partir à la conquête du monde, visant les montagnes et le désert. Se désintéressant d'une femme qu'il aimera intensément, trop épris de liberté. Alexandra qu'Ariel retrouvera, suivant un indice de son père, au Casino Taj Mahal, à Atlanta City. Ils tomberont dans les bras l'un de l'autre avant de se révéler arrimés à Patrice, l'un étant le fils, l'autre, l'amante. Alexandra, célèbre violoncelliste, a elle aussi abandonné mari et enfant quand par hasard, après un concert, Patrice lui proposera de partir avec lui. N'importe où. Contingence qui les amènera à prendre en considération les mal-nantis de ce monde, Patrice construisant des cliniques, Alexandra improvisant des concerts. Depuis ce temps, narré par Ariel, la musicienne est morte, assassinée par des terroristes, à Zamboanga, ville phare de l'île de Mindanao, aux Philippines. Son fils, Guillaume, devenu violoniste, se remémorera son enfance loin de cette femme idéaliste. Plus tard, quand les deux, Ariel et Guillaume, auront fait la paix avec eux-mêmes, et leur partenaire affectif, père et mère, ils entreprendront de réunir les âmes de Patrice et d'Alexandra durant un long périple, à bord du voilier d'Ariel, le Kerguelen, qui se dirige vers le port de Mindelo, au Cap Vert.
Les voix des quatre protagonistes s'entremêlent, Ariel et Guillaume se penchent sur le comportement inexplicable d'êtres qu'ils ont aimés désespérément, Patrice et Alexandra explicitant les raisons essentielles de leur abandon. Ces deux derniers étant morts, Ariel et Guillaume les transcendent, déifiant ce père et cette mère qui vivaient en marge de la société conventionnelle, leur profession les isolant dans un monde singulier où musiciens et alpinistes font bande à part. Ce qui se ressent dans leur histoire édifiante, cette nécessité de se retrouver dans des lieux et conditions extrêmes. Plus nous pénétrons dans leur aventure insensée, plus un profond détachement les habite, représenté surtout par Patrice qui traversera le désert de Gobi, au mépris de la chaleur inhumaine, de l'absence de puits d'eau, d'un nulle part qui se dresse devant lui. Alexandra, de son côté, avertie de son ingérence dans une école de Mindanao, poursuit son périple périlleux. Pour elle, la musique n'a qu'un sens, celui de la transmettre à des enfants démunis, valeur intrinsèque qu'elle paiera de sa vie.
L'écrivain André Frappier met ses connaissances de la montagne à contribution. Quelques-unes de ses marginalités, comme l'éducation des enfants. La voix paisible d'Ariel nous avise des cheminements entêtés de son père, de son indomptable indépendance quand il s'agit d'affronter des contrées vierges, de s'attacher à des hommes pourvus du même idéal que lui. Sa peine incommensurable quand l'un de ses compagnons de cordée sera emporté par une avalanche dans l'Himalaya. Des pages admirables dépeignent l'amour excessif d'un homme et d'une femme, voulant échapper à l'usure des sentiments, empreints de trop de quotidien. Le parcours d'Ariel, se souvenant de celui de son père, nous fait côtoyer des gens hors du commun, de ce qu'il est possible d'atteindre dans la grandeur des paysages, le regard peu habitué à de telles démesures qui semblent ramener l'être humain à sa petitesse pour mieux l'endiguer au paroxysme de ses possibilités. Patrice et Alexandra, l'un sur les parois du K2, l'une dans les profondeurs du lac Baïkal, poursuivront leur route cahotée vers la Terre d'Adélie, jusqu'à ce que leurs âmes reprennent une certaine consistance pour les réunir enfin dans la dernière étape de leur voyage maritime.
Récit onirique comme nous en lisons rarement dans la littérature actuelle. On a savouré le questionnement d'Ariel, paléontologue, qui s'interroge sur les bouleversements qui ont décimé la planète de ses dinosaures, les ont peut-être pétrifiés sous l'effet d'une immense masse de sable charriée par un vent titanesque, il y a soixante-cinq millions d'années. Ces interrogations servent-elles d'alibis pour nous faire part de l'obsédant désir de liberté de Patrice qu'il ressentait devant tout attachement, et dont il se serait servi pour rechercher Ariel, faisant de son fils le but obsessionnel de sa traversée du désert de Gobi ? Roman lyrique, enrubanné d'idéalisme, bardé de balbutiements passionnels, d'épanchements autres que des paroles. Récit symphonique comme le sous-titre André Frappier, tel un orchestre se met en place, délaissant la cacophonie des voix instrumentales pour transiter vers l'union inespérée d'âmes conjointes, qui auraient pu se perdre dans une incompréhension aveugle quand elles étaient emprisonnées dans un corps périssable...
Kerguelen, André Frappier
Éditions Les 3 Colonnes, Paris, 2021, 206 pages