On a passé plus d'une heure au téléphone avec une compagnie spécialisée en réparations de boites vocales. On se rend compte qu'on ne fait aucun effort pour se prêter à la bienveillance de la personne qui, à l'autre bout, parvient à nous sortir d'une désagréable impasse. On a toujours été ainsi, réfractaire aux attraits électroniques qui, en bonne marche, gouvernent notre existence quotidienne. On a lu le roman de André Jacques, Les gouffres du Karst.
C'est un sans-abri, mussé derrière un conteneur, qui assiste de loin à un meurtre. Il appelle le 9-1-1 et l'histoire commence. Orchestrée par ce troublant détail, l'occasion est belle pour faire la connaissance du major retraité de l'armée canadienne, Alexandre Jobin, taciturne et secret, un brin alcoolique. De sa compagne, Chrysanthy Orowitzn, originaire de Slovaquie. De Pavie, jeune femme imprévisible à la main justicière, et d'autres qui gravitent par nécessité autour de l'antiquaire et amateur d'art. Son magasin est tenu par Isabelle Bédard, présente dans une aventure antérieure, assisté du vieux Sam Wronski, ancien propriétaire des lieux, tous deux complices inconditionnels d'Alexandre Jobin. L'homme qui a été tué est l'un de ses amis, autrefois lieutenant dans l'armée canadienne. Jobin sera convoqué par le Service canadien du renseignement de sécurité pour poursuivre l'enquête. Depuis quelque temps, une recrudescence d'armes a été remarquée dans l'ensemble du Canada, sans connaitre leur provenance. C'est sur ce dossier épineux que travaillait l'ami de Jobin, Ian Fitzgerald. La filière remonte jusqu'aux Balkans, des rumeurs circulent à propos d'exilés bosniaques ou croates, de la mafia italienne, de gangs de rue. Dont pour certains le point de ralliement se situe dans un bistrot sur Van Horne, Le Zadar. Jobin connaissant les horreurs de la guerre des Balkans, il n'hésitera pas, à son corps défendant, à prendre les choses en main, lui qui a déjà fait preuve de son talent de fin limier dans des aventures qu'on n'a pas encore lues...
Thriller dans lequel les principaux acteurs voyagent, filent entre les mains des responsables du SPVM, eux aussi chargés de l'enquête. Ce qui met hors de lui le lieutenant-détective Lucien Latendresse, qui tient Alexandre Jobin en haute estime. Malgré le drame qui se joue, le comportement du détective est parfois cocasse, Jobin menant la vie dure à son collègue. De Montréal jusqu'en Croatie en passant par l'Italie, des hommes rivaux des uns des autres trament sur leur chemin sanguinaire des situations qui feront des victimes, toujours innocentes, qui échapperont aux bonnes intentions de Jobin qui tient à venger la mort de son collègue Ian Fitzgerald mais aussi celle de sa femme, morte officiellement d'un cancer foudroyant. C'est le général Dragomir Broz, responsable d'un réseau criminel qui sera visé en priorité. Il demeure en Croatie, intouchable malgré les soupçons pesant sur l'ampleur de son organisation aux douteuses apparences. Retraité dans sa villa sur l'île de Krk, il s'est recyclé dans le transport et le tourisme, considéré comme un héros de la guerre des Balkans. Histoire touffue mais combien haletante, le rythme galopé nous incite à suivre Alexandre Jobin, sa compagne Chrysanthy, dans leur rôle de justicier et de justicière, sans oublier la mystérieuse Pavie, à la lame affutée quand il s'agit de décider du sort d'individus qu'elle soupçonne de méfaits irréparables. On ne sait trop qui elle est mais on préfère l'entourer de mystère, d'où son charme androgyne. Quand le général et Jobin, implacables ennemis de guerre, se battront à mort dans la clairière au Kratz, Jobin devra la vie sauve à Pavie, bouleversé qu'il est par les réminiscences qui ne cessent de le hanter, sous formes de " failles ", ainsi nommées par l'écrivain André Jacques. Tels des indices qui s'amalgament entre passé et présent, qui assoiffent la tête et le cœur d'un enquêteur exacerbé par la lâcheté mensongère de sbires attirés par plus fort que les risques de leur engagement mortifère.
Si on ne fait qu'effleurer le sort des bons et des pervers, c'est qu'il serait dommage de dévoiler l'intrigue d'une manière historique et humaine. Parvenue jusqu'à nous sous la plume dynamique d'André Jacques, on accorde à l'écrivain le bénéfice non du doute mais celui d'une évidente certitude : il a l'art de concocter un récit cinématographique, rebondissant d'événements sordides qui nous tiennent en haleine jusqu'à retrouver notre souffle à la dernière page. Les protagonistes, reluqués à la taille de la revanche qu'ils désirent prendre sur le temps assoupi, nous fascinent de leur trop-plein de fatuité, de leur félonie mal contenue. Ou plus compensatoire, certains de leur intégrité. Aucune moralité ne transpire entre les lignes, l'action est là qui sert de psychologie à qui veut en chercher parmi les agissements d'hommes formés en connaissance de cause, les guerres leur servant de tremplin expiatoire irréversible, la haine nourrissant leur insuffisance à ne pas avoir tué davantage. Ce sont les éléments inusités comme un tableau de l'artiste serbe Vladimir Velickovic, planqué parmi les armes, qui servira d'appât, au même titre qu'une machine à tuer. Que devient l'art quand il n'est plus que prétexte à se transformer en couverture ostentatoire, taché de l'odeur de sang et de soufre ? Objet métaphorique, défait de son attrait artistique, qui nous fait nous interroger sur certains êtres occupant le livre, telle Pavie dont le comportement laisse envisager un lourd héritage affectif. Chrysanthy, amoureuse parfois agressive envers son compagnon, se présentant à lui comme une indispensable interprète. Que dire des hommes et des femmes, bons et moins bons, défilant autour d'Alexandre Jobin, lui-même réduit au rôle gluant de l'anguille par ses supérieurs ? Chacun exerce une profession qui doit beaucoup à une double personnalité, dont l'une, fonctionnelle, que l'armée conditionne au bas de son échelle militaire, la vie civile ne pouvant offrir à ces hommes endoctrinés semblable gouvernance. Les cauchemars d'Alexandre Jobin sont comme une métaphore inavouée du comportement rationalisé de ces hommes où peu se devine. Seulement se laisse entrevoir.
Avec un plaisir jouissif on a lu ce roman policier, qui nous a dépaysée de nos habituelles lectures portées sur l'âme et ses états cassables, parfois usés, évoquant l'image d'un doigt se posant sur la corne d'un escargot, se retirant prestement dans sa coquille. Inversement, cette fiction — en est-elle une ? — nous a révélé des hommes imbus de leur condition humaine, comme le général Broz qui se croit invincible, mais qui assuré de cette conviction trompeuse y laissera sa peau, souillée du sang de crimes impunis. Alexandre Jobin, curieux personnage pénétré d'un mal-être existentiel, mène ce bal de vivants et de morts avec un désenchantement déconcertant, qui nous éloigne de l'image narcissique de James Bond. Anti-héros par excellence, Alexandre Jobin nous est d'autant plus sympathique qu'il nous faut gratter sa couenne bourrue pour y trouver des brins de tendresse éparpillés sous une couche de rudesse qu'il ne réserve qu'aux êtres vils. Ambiance masculine, lecture pour hommes, on ne sait trop, mais de temps à autre cette évasion au sein de mondes interlopes nous remet hâtivement les pieds sur une terre porteuse de multiples dangers. On a apprécié notre incursion touristique, entre bords de mer chatoyants, comme dirait Chrysanthy, flânant sur les plages adriatiques pendant que son amant, rébarbatif à la détente, crie vengeance...
Les gouffres du Karst, André Jacques
Éditions Druide, Montréal, 2021, 428 pages
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Commentaires: