La chaleur s'en est venue, puis elle est repartie. On n'aime pas ces allées et venues climatiques qui déconcertent notre épiderme. On aime la démarcation stable des saisons, un été qui ne bouge pas d'un iota, nous fait admirer ses tons de vert, nous fait sentir ses odeurs de terre, de trèfle, nous fait craindre le fracas des orages. Caprice du temps, agitation du monde qui, semblable à l'été, s'avère audacieusement fluctuant. On commente le roman de David Turgeon, L'inexistence.
Pouvons-nous avancer que le déroulement de ce récit occupe un pays imaginaire, qui, dans la réalité, ressemble à beaucoup d'autres, subissant des renversements spectaculaires au point d'oublier quels sont les individus qui les ont traversés. Des interrogations fébriles attisent une dose de curiosité, nécessaire quand on est journaliste, photos à l'appui qui font découvrir des vies d'autrefois à jamais disparues, n'en reste que des bribes glanées par-ci par-là. Argumentation que formule l'historienne Sabine Oloron, observant la photo de quatre jeunes gens, trois hommes et une femme, prise, il y a longtemps, dans un café fréquenté par des artistes. Qui ont-ils été, que sont-ils devenus ? Si l'identité de trois d'entre eux lui est connue, qui est ce jeune homme qui se nomme Carel Ender ? Il travaille dans un ministère, a deux frères et une sœur, son père possède des usines de ciment. Esprit théâtral, désir d'écrire, Carel Ender fréquente un essaim d'artistes qui réside à La Devinière, demeure achetée par une riche héritière, peu loin de Privine, ville inquiétée par le nouveau pouvoir en place, la langue et la culture disparaissent sournoisement. Ville qui, cet après-midi-là, nous fait rencontrer le jeune homme qui rentre chez lui, dans une maison trop grande, édifice patrimonial que lui a offert son père. L'action se déroule bien avant les ordinateurs, bien avant les commodités technologiques qui gèrent l'existence de chacune et chacun. Dans cet empire opprimant survit une communauté qui n'est pas sans rappeler les groupes ethniques repliés sur eux-mêmes, propres aux grandes villes migratoires. Carel Ender appartient à cette collectivité menacée par des impératifs socio-politiques de l'Empire. Sera dépeinte sa personnalité à travers les yeux conformistes de sa famille, à travers la complicité timide du sous-directeur avec qui il travaille. Par le camarade Jean Faber, organisateur politique, qu'il rencontre occasionnellement lors de réunions de comité. Carel Ender porte en lui une nonchalance mélancolique, héritée du manque de considération affective quand il était enfant. Ses frères sont des hommes d'affaires, le père, incompréhensif envers ce troisième fils si différent, reléguera ce dernier rejeton aux bons soins de la mère.
Les rapports aux femmes de ce jeune homme influençable, commencent bien mal avec une tante qui le soudoie sexuellement pour placer son fils de dix-sept ans au ministère. Plus tard, les yeux noirs de Nina Fischer, journaliste réputée, le fascineront au point de ne l'aimer que de loin. On dirait que toute approche humaine lui est insupportable, dérangeant des rêves inatteignables. Mais les événements politiques allant de mal en pis, Carel Ender devra faire face à une terrifiante réalité qui n'est plus une mise en scène comme il se plait à l'édifier pour justifier sa présence dans une existence falsifiée. Chaque rencontre, chaque invitation, le bouleversent, créent des sentiments mitigés en lui, qui renforcent son état d'individu inconfortable dans le microcosme d'une société en péril. Confronté à la multitude de ses façades théâtrales qu'il livre aux autres, croyant se mettre à leur diapason. Dans cette vie effleurée seront abordés les thèmes de l'immigration, de l'intégration, de la religion, des réfugiés, préoccupations actuelles que Carel Ender ne pourra ignorer après un séjour de deux ans dans un sanatorium en raison d'une santé extrêmement fragile. Il a perdu son emploi, le sous-directeur a pris sa retraite, plus que jamais le pouvoir soustrait les minorités à ce qu'elles représentent, soit à peu de chose en regard du pouvoir totalitaire qui s'installe et s'impose. Que fera Carel Ender, sinon retrouver les artistes à La Devinière, après que Jean Faber l'aura entrainé dans une situation critique. Parcours en vélo dans la neige et le froid, ne trouvant sur place que des êtres sur le point de se réfugier loin de la guerre qui vient d'éclater. Silhouettes humaines qu'éclipse déjà la certitude de ne plus jamais se revoir.
Dans cette vie aux abords fades, balisant les rencontres insolites que fait Carel Ender, le jeune homme a laissé un souvenir inoubliable en établissant au ministère des fichiers qui préfigurent « le développement des approches quantitatives », une correspondance échangée avec un ami pendant son séjour au sanatorium, qui cerne une nouvelle dimension de sa personnalité inconnue de sa famille et de ses proches. Roman qui nous a captivée, nous demandant où, après chaque guerre, chaque déportation, se logeaient les survivants oubliés de l'Histoire. Que d'existences effilochées dans le désordre du temps qui finit par s'assoupir. Cette histoire, loin d'être fictionnelle, sa finale surtout, nous a rappelé l'intransigeance sordide du pouvoir quand il prend possession d'un pays déconfit par l'échec de ses convictions. Métaphore que représente l'historienne Sabine Oloron, victime d'un cancer qui a récidivé. Son mari la regarde, consterné par son visage creusé, s'écriant que tout ceci est une tragédie. Finale en deux mouvements, nous ne savons trop de quelle tragédie il s'agit, englobant très certainement l'étrange destin de Carel Ender et le sort injuste réservé à l'historienne.
Auteur de plusieurs livres dont l'un qui nous avait particulièrement touchée, Le continent de plastique, David Turgeon se définit comme l'un des écrivains contemporains des plus intelligents, qu'on lit et relit avec moult sentiments contradictoires. Ses histoires, en partie véridiques, trament ce qu'il faut de cohérence grâce à un phrasé, pouvons-nous avancer, poétique mais réaliste, se teintent d'une éclaircie bienfaisante pour en protéger des traces anciennes, qui ne seront plus que bribes évanescentes après notre disparition terrestre. N'est-ce pas plutôt de notre vivant que nous devenons inexistants ?
L'inexistence, David Turgeon
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2021, 224 pages
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