On a écrit une nouvelle qui, pour le moment, reste dans nos tiroirs. On y dépeint l'éducation sentimentale d'un jeune homme en notre siècle moderne. On n'est ni Balzac ni Flaubert pour nous épancher davantage. Il y aura toujours une Blanche de Mortsauf, une Marie Arnoux pour remodeler le cœur froissé de jeunes gens mal aimés de leur mère. On a lu le recueil de nouvelles de Linda Amyot, Les heures africaines.
La saison littéraire automnale aura été marquée par la parution de nombreux recueils de nouvelles, et pas des moindres. On prolonge le plaisir de lecture avec quatorze histoires signées Linda Amyot, qui nous mène d'un continent, d'un pays à un autre. D'une île à une autre. Des femmes surtout prennent la parole, intérieure, comme il se doit. On connaît la capacité des femmes à intérioriser leurs sentiments, leurs sensations. La nouvelle éponyme se teinte d'une mélancolie amère. La narratrice se souvient d'une amie avec qui elle rêvait d'aller « là-bas. N'importe où ». Depuis, le temps les a séparées, l'une s'est arrêtée en cours de route, l'autre voyage dans les villes dont son amie lui parle dans ses lettres. Un jour, elle aussi s'arrêtera. À la Martinique, une femme flâne. Elle a loué une maison, Aimée est là pour la servir. Une Martiniquaise silencieuse mais combien observatrice. Peu à peu, les deux femmes parviennent à communiquer, amorçant de brèves questions apparemment insignifiantes. Une journée à la plage encouragera les confidences, souvent entrecoupées d'incidents inopinés, renforçant davantage la complicité de la narratrice avec sa servante. Du côté de Venise, un dimanche, un homme et une femme, après six années de vie commune, se séparent. C'est elle qui évoque le passé surgi du présent, distillant goutte à goutte la générosité amoureuse qui les avait unis. Un cimetière symbolique creuse l'écart entre ce qui a été et la fugacité de l'instant. Ne sachant comment combler une prochaine solitude, elle se mire dans les yeux d'un inconnu qu'elle a rencontré elle ne sait plus où.
Ce qui frappe dans ces nouvelles, ce sont les regards furtifs qui interpellent des êtres déçus, évoquant sans cesse l'image d'une femme ou d'un homme aimé. Des profils se dessinent, intenses, souvent insaisissables, prisonniers d'un passé jamais décrit mais suggéré. Rarement le bonheur de vivre, de s'aimer, n'intervient librement, toujours dépendant d'une ombre repliée au tréfonds de la mémoire. Un court texte dément cependant ce qu'on avance. L'eau de Nice donne la parole à un témoin, autre ombre effleurée plus tard, dépeignant l'élan amoureux d'un couple désirant se confondre à la mer. Un frissonnement dans la mémoire de la jeune femme nous fait douter. En avril, en Nouvelle-Angleterre, nous arpentons une plage froide en compagnie d'un couple sur le point de s'effilocher. Nous le suivons de loin, comme eux-mêmes le font en observant un phoque attardé sur la plage. Ultime distraction, minutes de répit avant de reprendre leur marche, puis de rentrer chacun chez soi. Le phoque a disparu. Symbolisme d'une image animale qui ne peut réconcilier deux êtres dépris l'un de l'autre. L'espace maritime abandonné, nous pénétrons dans l'enfermement d'une chambre jamaïcaine. Lui et elle attendent que passe un ouragan qui devrait frapper l'île durant la nuit. Pour calmer leur angoisse, ils parlent de tout et de rien. Lui se lamente, tellement sa peur le gruge. Elle, calme, attend patiemment. Elle se souvient de leurs disputes, des pleurs de leur petite fille effrayée par le ton cassant de leur voix. Au petit matin blême, avant de s'endormir, lui demande à sa compagne : « Quand crois-tu que ça s'est gâché ? » Un haussement d'épaules, un sourire triste scindent le lever du jour. Boléro, un texte scandé par la danse. Un couple enlacé sur la piste. Lui s'abandonne au rythme, elle, contemple un autre couple qui danse à ses côtés. L'homme est beau, il lui rappelle Javier. « Il lui ressemblait de façon saisissante. ». Le temps, quatorze ans, a eu raison de ce visage ; depuis, deux enfants sont nés, sont restés là-bas, en hiver. Eux essaient de colmater une profonde blessure.
De nouvelle en nouvelle, les souvenirs happent et réveillent ce que les personnages croyaient une fois pour toutes enclos dans leur mémoire, dans leur cœur. Il suffit d'un fébrile agacement, d'une menace faillible, pour raviver les expressions d'un visage, la tendresse d'un regard, la lourdeur d'un geste. Le silence établi, tel un accord implicite, renforce le trouble suscité par d'accessoires subterfuges. Linda Amyot a su tendre, entre le lecteur et ses protagonistes, des courtines suffisamment hermétiques pour que personne ne se heurte à des réminiscences décevantes, nostalgiques à souhait. Nous le savons, aucun amour, aucune passion ne renaissent de cendres disséminées dans différents lieux de divertissement. Dompter la mémoire contre de préjudiciables complots nous évitent de mordants désenchantements, ce que l'écrivaine a très bien exprimé à travers la voix bruissante d'hommes et de femmes que le temps n'a pas abîmés tout à fait.
À lire, pour mesurer la diversité de récits emperlés de nostalgie, de violence, noirceur et désespérance. Griffant des êtres stigmatisés par des aléas manœuvrant toute existence.
Les heures africaines, Linda Amyot
Leméac Éditeur, Montréal, 2013, 136 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 16 décembre 2013
lundi 9 décembre 2013
Une année de bonheur *** 1/2
Des personnes nous assomment de leurs citations axées sur le mal qu'on pourrait dire à leur endroit. Elles nous sont tellement indifférentes, que ce serait leur donner une importance que même leur médiocrité ne mérite pas. Surtout quand elles confondent désinvolture et liberté. On s'attarde sur le livre de J.R. Léveillé, Le soleil du lac qui se couche.
Un récit, divisé en cent soixante-quatre fragments, dépeint, du printemps tout neuf à la fin de l'hiver, la liaison amoureuse entre Angèle, métisse, vingt ans, étudiante en architecture, et Ueno Takami, poète japonais renommé, soixante-trois ans. L'aventure, relatée par Angèle des années plus tard, se passe à Winnipeg, Manitoba. La jeune femme et le vieil homme se remarquent dans une galerie d'art, « lors d'une exposition d'un artiste cri. » L'âge d'Ueno et sa renommée impressionnent la jeune fille, même si elle rit des remarques désinvoltes qu'il porte sur elle. Chacun de son côté, le poète et l'étudiante meublent le quotidien de leurs occupations habituelles. Angèle a une mère et une sœur aînée à qui elle est très attachée. Ueno vit seul dans une étrange cabane qu'il a construite selon un rite japonais et cri, sur un terrain boisé qui surplombe Setting Lake « le lac qui se couche », près de Wabowden. Une autre fois, Angèle et Ueno se reverront dans un parc, puis à l'imprimerie, chez Rinella, où le poète travaille à l'impression d'un de ses livres d'art. Aucun hasard, Angèle a provoqué ces rencontres parce qu'elle se sent bien, « que la vie n'était plus [ ... ] quelque chose de banal ». Prédestinés, certes, ils le sont, mais leur relation s'accommode surtout de fragments de la vie d'Angèle. Elle nous parle d'un ancien amant, Aron, avec qui elle a vécu, lui aussi artiste. Sculpteur à la Brancusi. Follement épris, ils se sont quittés parce que tout finit. Restés bons amis, elle l'aide à monter une installation, louangée par Ueno Takami. Angèle, passionnée, vit dans une dimension opposée à celle de sa mère et de sa sœur ; souvent un sommeil de surface l'emporte vers des rêves prémonitoires. Narrant sa vie de jeune femme moderne, elle dresse des frontières étanches pour mieux cerner ce qui arrivera entre elle et Ueno. De son côté, le poète attend la jeune femme, comme si le temps s'avérait amputé sans elle. Il y a une beauté dans l'incomplétude, une perfection dans la relation des êtres qui s'aiment. Armés d'une telle philosophie, aucun état impermanent ne saura les séparer. Angèle n'est-elle pas le soleil qui s'épanouit au-dessus du lac qui se couche ? Sans cesse, la beauté en tout intervient, soudant, dirons-nous, le creuset irréversible de leur âge. La joie émanant de la jeunesse d'Angèle rassure le vieil homme malade. N'est-il pas wabi-sabi ? Il fera d'elle la traductrice de ses poèmes.
C'est aussi la joie qui nous habite à la lecture de cet amour irrationnel entre deux êtres d'exception ; Angèle ne compare-t-elle pas son attachement à Ueno Takami au tintement d'une « cloche dans le ciel vide » ? Cependant, ne nous leurrons pas, J.R. Léveillé pointe du doigt et du regard un Manitoba blessé par les humains. Angèle, métisse, constamment porteuse de messages éclairés, « voit tout ce qu'on a fait au pays et au peuple. » Constats de lucidité quand elle rejoint, en car, son vieil amant. Ne dira-t-elle pas de son originale cabane qu'elle en « apprendra plus que durant ses études universitaires » ? Fascinée, elle demandera à Ueno de lui en raconter la légende. Pour estomper les ombres néfastes, Ueno apprendra à sa compagne des chansons traditionnelles interprétées sur des instruments authentiques, comme le koto, le shakuhachi. Il est émouvant de retrouver dans ce lieu sauvage, et si libre, Jean-Pierre Rampal qui joue de la flûte moderne. Les jours se déroulent, sereins, les nuits, blanches, érotiques.
Le tour de force de l'écrivain, c'est d'avoir su décrire, à l'intérieur d'un langage exclusivement féminin, sensible et palpable, les émotions d'Angèle, les sensations qu'elle éprouve, sans jamais se fourvoyer dans quelque nuance trompeuse qui nous aurait fait douter de la véracité du récit. Aucun fragment ne se profile angulaire, mais toujours sphérique comme l'est depuis la nuit des temps le monde perçu par les femmes. Rondeur du nid, rondeur du ventre d'Angèle qui portera l'enfant d'Ueno, au comble d'un sourire, « incrédule et acquiesçant. » Elle a su transcender l'absolu, établir la vie individuelle.
On mentionne que ce livre a été publié une première fois aux Éditions du Blé, en 2002. Récit dont la critique a peu parlé et repris, avec fougue, en 2013 par les Éditions La Peuplade. Une trentaine de livres signés J.R. Léveillé, enrichissent la littérature francophone de l'Ouest. Certains, récompensés par divers prix, dont le Grand Prix de distinction en arts du Manitoba.
Le soleil du lac qui se couche, J.R. Léveillé
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 138 pages
Un récit, divisé en cent soixante-quatre fragments, dépeint, du printemps tout neuf à la fin de l'hiver, la liaison amoureuse entre Angèle, métisse, vingt ans, étudiante en architecture, et Ueno Takami, poète japonais renommé, soixante-trois ans. L'aventure, relatée par Angèle des années plus tard, se passe à Winnipeg, Manitoba. La jeune femme et le vieil homme se remarquent dans une galerie d'art, « lors d'une exposition d'un artiste cri. » L'âge d'Ueno et sa renommée impressionnent la jeune fille, même si elle rit des remarques désinvoltes qu'il porte sur elle. Chacun de son côté, le poète et l'étudiante meublent le quotidien de leurs occupations habituelles. Angèle a une mère et une sœur aînée à qui elle est très attachée. Ueno vit seul dans une étrange cabane qu'il a construite selon un rite japonais et cri, sur un terrain boisé qui surplombe Setting Lake « le lac qui se couche », près de Wabowden. Une autre fois, Angèle et Ueno se reverront dans un parc, puis à l'imprimerie, chez Rinella, où le poète travaille à l'impression d'un de ses livres d'art. Aucun hasard, Angèle a provoqué ces rencontres parce qu'elle se sent bien, « que la vie n'était plus [ ... ] quelque chose de banal ». Prédestinés, certes, ils le sont, mais leur relation s'accommode surtout de fragments de la vie d'Angèle. Elle nous parle d'un ancien amant, Aron, avec qui elle a vécu, lui aussi artiste. Sculpteur à la Brancusi. Follement épris, ils se sont quittés parce que tout finit. Restés bons amis, elle l'aide à monter une installation, louangée par Ueno Takami. Angèle, passionnée, vit dans une dimension opposée à celle de sa mère et de sa sœur ; souvent un sommeil de surface l'emporte vers des rêves prémonitoires. Narrant sa vie de jeune femme moderne, elle dresse des frontières étanches pour mieux cerner ce qui arrivera entre elle et Ueno. De son côté, le poète attend la jeune femme, comme si le temps s'avérait amputé sans elle. Il y a une beauté dans l'incomplétude, une perfection dans la relation des êtres qui s'aiment. Armés d'une telle philosophie, aucun état impermanent ne saura les séparer. Angèle n'est-elle pas le soleil qui s'épanouit au-dessus du lac qui se couche ? Sans cesse, la beauté en tout intervient, soudant, dirons-nous, le creuset irréversible de leur âge. La joie émanant de la jeunesse d'Angèle rassure le vieil homme malade. N'est-il pas wabi-sabi ? Il fera d'elle la traductrice de ses poèmes.
C'est aussi la joie qui nous habite à la lecture de cet amour irrationnel entre deux êtres d'exception ; Angèle ne compare-t-elle pas son attachement à Ueno Takami au tintement d'une « cloche dans le ciel vide » ? Cependant, ne nous leurrons pas, J.R. Léveillé pointe du doigt et du regard un Manitoba blessé par les humains. Angèle, métisse, constamment porteuse de messages éclairés, « voit tout ce qu'on a fait au pays et au peuple. » Constats de lucidité quand elle rejoint, en car, son vieil amant. Ne dira-t-elle pas de son originale cabane qu'elle en « apprendra plus que durant ses études universitaires » ? Fascinée, elle demandera à Ueno de lui en raconter la légende. Pour estomper les ombres néfastes, Ueno apprendra à sa compagne des chansons traditionnelles interprétées sur des instruments authentiques, comme le koto, le shakuhachi. Il est émouvant de retrouver dans ce lieu sauvage, et si libre, Jean-Pierre Rampal qui joue de la flûte moderne. Les jours se déroulent, sereins, les nuits, blanches, érotiques.
Le tour de force de l'écrivain, c'est d'avoir su décrire, à l'intérieur d'un langage exclusivement féminin, sensible et palpable, les émotions d'Angèle, les sensations qu'elle éprouve, sans jamais se fourvoyer dans quelque nuance trompeuse qui nous aurait fait douter de la véracité du récit. Aucun fragment ne se profile angulaire, mais toujours sphérique comme l'est depuis la nuit des temps le monde perçu par les femmes. Rondeur du nid, rondeur du ventre d'Angèle qui portera l'enfant d'Ueno, au comble d'un sourire, « incrédule et acquiesçant. » Elle a su transcender l'absolu, établir la vie individuelle.
On mentionne que ce livre a été publié une première fois aux Éditions du Blé, en 2002. Récit dont la critique a peu parlé et repris, avec fougue, en 2013 par les Éditions La Peuplade. Une trentaine de livres signés J.R. Léveillé, enrichissent la littérature francophone de l'Ouest. Certains, récompensés par divers prix, dont le Grand Prix de distinction en arts du Manitoba.
Le soleil du lac qui se couche, J.R. Léveillé
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 138 pages
lundi 2 décembre 2013
Failles et faillites *** 1/2
Facebook encore. On fréquente des sites plus assidûment que d'autres,
ce que chacun pratique. On est souvent surprise des "J'aime" compulsifs
qui essaiment divers articles, ceux-ci n'ayant pas été encore lus. Que
faut-il penser de ce geste mécanique qui ôte toute saveur intellectuelle, sans parler de la notoriété de celui et celle
qui abusent de ce procédé machinal ? Faut-il montrer autant
d'obstination possessive pour valoriser sa présence ? On a lu le nouveau recueil de nouvelles d'Esther Croft, L'ombre d'un doute.
On ne présente plus la nouvellière Esther Croft qui, dans son dernier recueil, nous offre dix récits à la thématique universelle. Le doute. Pas celui risquant de se transformer en certitude mais, celui, insidieux, qui éveille nos perceptions assoupies, au risque de nous détruire. Il est commode de se laisser aller au débordement de sensations et vertiges, même si, lentement, ceux-ci nous étouffent. Faut-il se débattre ? Vaincre la peur exige du courage : il faut savoir se dépêtrer d'ombres gluantes. Comme ce futur père qui, dans un magasin de meubles pour enfants, doit vérifier la solidité d'un lit pour bébé. Sa compagne, sur le point d'accoucher, n'a pu se déplacer. Submergé par cet univers miniaturisé qu'il ne connaît pas, l'homme, angoissé, remet en question son désir de devenir père. Le sien « n'en a jamais été un sauf dans les registres ». Quant à Yannick, il est partagé entre trois « papas », dont l'un est un monstre. Les interrogations silencieuses d'un enfant subissant le quotidien désarticulé d'une famille recomposée. Il y a elle qui, n'ayant jamais eu envie de vivre, a décrété ce matin-là que « ce jour n'aurait pas vingt-quatre heures. » C'était sans compter sur la présence de son fils qui ne vit que pour elle. Si jeune, il a pris la place du père. Lassé de l'inaptitude au bonheur de sa compagne, ce dernier l'a quittée des années plus tôt. Aurélie, adolescente, se révolte contre ses parents, ils ont fait d'elle une jeune fille parfaite qui réussit tout ce qu'elle entreprend, au point que son image ne reflète plus qu'une pâle copie de ce qu'elle est devenue. Se promenant au port de la ville, Aurélie rompra les amarres d'années insipides. Un récit qu'on a particulièrement aimé, L'éloge du doute. Un professeur donne son dernier cours avant de prendre sa retraite. Comment va-t-il faire pour éviter la fadeur d'un discours enseigné pendant une trentaine d'années ? Les écrivains consacrés, rangés dans sa bibliothèque, ne lui sont d'aucune aide. Seule la dissertation de Sébastien, étudiant rebelle, le dissuadera de la teneur philosophique de son exposé, le doute n'est-il pas qu'une approximation ?
Le doute ronge, ébranle des hommes et des femmes endormis dans le confort d'eux-mêmes, pour qui tout semblait acquis. Marie-Maude s'isole dans le chalet parental, échappant aux accusations portées contre Félix, son conjoint. Entraîneur de hockey pour enfants, il est inculpé de pédophilie. Marie-Maude, déroulant les onze années heureuses avec Félix et leurs deux enfants, le défendra envers et contre tous, se promet-elle. Pourtant, dans sa tête se dessinent des figures aux contours sournois, des cauchemars font place à la certitude. Des enfants courent vers Marie-Maude pour qu'elle les protège contre le prédateur redoutable logé en Félix. Il y a aussi Bernadette qui, dans un texte touchant, s'implique pour la première fois de sa douloureuse et aveugle existence, dans la cause des enfants maltraités, abusés, « marchandés comme des soldats de plomb. » Le recours ultime à l'euthanasie prend son angoissante importance dans un récit bouleversant, Quelques heures encore. En phase terminale d'un cancer généralisé, Dario, le compagnon de Jasmina, lui a fait jurer de ne pas le laisser souffrir. Serment verbal qui, sous la menace implacable de la mort, devra s'accomplir. Désespérée, Jasmina se remémore leur existence insoutenable dans un pays en guerre, la décision d'en partir, leur intégration difficile dans le pays d'accueil, les déceptions communes. « C'était lui sa terre d'accueil et d'abondance. » Maintenant, toujours elle sera seule, étrangère dans ce pays étranger. » Nouvelle dérangeante, la finale est sublime, mettant en relief la solitude de certains immigrants, leur déroute face aux embûches qu'ils ne soupçonnent pas. Leur dépaysement, les concessions nécessaires pour acquérir un brin de confiance en soi.
Le livre se ferme sur la débâcle mémorielle d'une vieille femme qui, à l'hôpital, à la suite d'un grave accident de voiture, refuse de parler. Elle interprète ce qu'elle observe avec acuité, les infirmières, l'une de ses filles. Croit reconnaître un fils qu'elle a perdu en bas âge, son conjoint tué sur le coup lors de l'accident. Parvient-elle à distinguer le vrai du faux, nous ne savons pas très bien. La confusion règne autant dans sa tête que dans le désordre des personnages autour d'elle.
Démence et mort dénoncent leurs doutes, ne reste qu'à se fier à l'avant-vie, à l'enfance dupée qui invitent à la lecture du recueil. Des existences cernées par leurs failles, maintenues comme elles peuvent dans leurs faillites. Esther Croft dépeint magistralement, d'une écriture classique, efficace, des êtres qui, contrairement au professeur de philosophie provoqué par son étudiant, ont misé sur des certitudes malmenées par des impromptus désaccordés. Regarder ainsi une parcelle souffrante du monde demande beaucoup de courage, de talent. Une profonde générosité.
À lire, pour confronter des êtres leurrés par leur propre condition humaine, se montrant tels qu'ils auraient souhaité se reconnaître, leur existence aspirée par une réalité déformée, miroir éclaté, blessures elles aussi hypothétiques, mises en doute.
L'ombre d'un doute, Esther Croft
Lévesque éditeur, Montréal, 2013, 126 pages
On ne présente plus la nouvellière Esther Croft qui, dans son dernier recueil, nous offre dix récits à la thématique universelle. Le doute. Pas celui risquant de se transformer en certitude mais, celui, insidieux, qui éveille nos perceptions assoupies, au risque de nous détruire. Il est commode de se laisser aller au débordement de sensations et vertiges, même si, lentement, ceux-ci nous étouffent. Faut-il se débattre ? Vaincre la peur exige du courage : il faut savoir se dépêtrer d'ombres gluantes. Comme ce futur père qui, dans un magasin de meubles pour enfants, doit vérifier la solidité d'un lit pour bébé. Sa compagne, sur le point d'accoucher, n'a pu se déplacer. Submergé par cet univers miniaturisé qu'il ne connaît pas, l'homme, angoissé, remet en question son désir de devenir père. Le sien « n'en a jamais été un sauf dans les registres ». Quant à Yannick, il est partagé entre trois « papas », dont l'un est un monstre. Les interrogations silencieuses d'un enfant subissant le quotidien désarticulé d'une famille recomposée. Il y a elle qui, n'ayant jamais eu envie de vivre, a décrété ce matin-là que « ce jour n'aurait pas vingt-quatre heures. » C'était sans compter sur la présence de son fils qui ne vit que pour elle. Si jeune, il a pris la place du père. Lassé de l'inaptitude au bonheur de sa compagne, ce dernier l'a quittée des années plus tôt. Aurélie, adolescente, se révolte contre ses parents, ils ont fait d'elle une jeune fille parfaite qui réussit tout ce qu'elle entreprend, au point que son image ne reflète plus qu'une pâle copie de ce qu'elle est devenue. Se promenant au port de la ville, Aurélie rompra les amarres d'années insipides. Un récit qu'on a particulièrement aimé, L'éloge du doute. Un professeur donne son dernier cours avant de prendre sa retraite. Comment va-t-il faire pour éviter la fadeur d'un discours enseigné pendant une trentaine d'années ? Les écrivains consacrés, rangés dans sa bibliothèque, ne lui sont d'aucune aide. Seule la dissertation de Sébastien, étudiant rebelle, le dissuadera de la teneur philosophique de son exposé, le doute n'est-il pas qu'une approximation ?
Le doute ronge, ébranle des hommes et des femmes endormis dans le confort d'eux-mêmes, pour qui tout semblait acquis. Marie-Maude s'isole dans le chalet parental, échappant aux accusations portées contre Félix, son conjoint. Entraîneur de hockey pour enfants, il est inculpé de pédophilie. Marie-Maude, déroulant les onze années heureuses avec Félix et leurs deux enfants, le défendra envers et contre tous, se promet-elle. Pourtant, dans sa tête se dessinent des figures aux contours sournois, des cauchemars font place à la certitude. Des enfants courent vers Marie-Maude pour qu'elle les protège contre le prédateur redoutable logé en Félix. Il y a aussi Bernadette qui, dans un texte touchant, s'implique pour la première fois de sa douloureuse et aveugle existence, dans la cause des enfants maltraités, abusés, « marchandés comme des soldats de plomb. » Le recours ultime à l'euthanasie prend son angoissante importance dans un récit bouleversant, Quelques heures encore. En phase terminale d'un cancer généralisé, Dario, le compagnon de Jasmina, lui a fait jurer de ne pas le laisser souffrir. Serment verbal qui, sous la menace implacable de la mort, devra s'accomplir. Désespérée, Jasmina se remémore leur existence insoutenable dans un pays en guerre, la décision d'en partir, leur intégration difficile dans le pays d'accueil, les déceptions communes. « C'était lui sa terre d'accueil et d'abondance. » Maintenant, toujours elle sera seule, étrangère dans ce pays étranger. » Nouvelle dérangeante, la finale est sublime, mettant en relief la solitude de certains immigrants, leur déroute face aux embûches qu'ils ne soupçonnent pas. Leur dépaysement, les concessions nécessaires pour acquérir un brin de confiance en soi.
Le livre se ferme sur la débâcle mémorielle d'une vieille femme qui, à l'hôpital, à la suite d'un grave accident de voiture, refuse de parler. Elle interprète ce qu'elle observe avec acuité, les infirmières, l'une de ses filles. Croit reconnaître un fils qu'elle a perdu en bas âge, son conjoint tué sur le coup lors de l'accident. Parvient-elle à distinguer le vrai du faux, nous ne savons pas très bien. La confusion règne autant dans sa tête que dans le désordre des personnages autour d'elle.
Démence et mort dénoncent leurs doutes, ne reste qu'à se fier à l'avant-vie, à l'enfance dupée qui invitent à la lecture du recueil. Des existences cernées par leurs failles, maintenues comme elles peuvent dans leurs faillites. Esther Croft dépeint magistralement, d'une écriture classique, efficace, des êtres qui, contrairement au professeur de philosophie provoqué par son étudiant, ont misé sur des certitudes malmenées par des impromptus désaccordés. Regarder ainsi une parcelle souffrante du monde demande beaucoup de courage, de talent. Une profonde générosité.
À lire, pour confronter des êtres leurrés par leur propre condition humaine, se montrant tels qu'ils auraient souhaité se reconnaître, leur existence aspirée par une réalité déformée, miroir éclaté, blessures elles aussi hypothétiques, mises en doute.
L'ombre d'un doute, Esther Croft
Lévesque éditeur, Montréal, 2013, 126 pages
lundi 18 novembre 2013
Histoires de naufrages *** 1/2
On aime les êtres qui nous troublent, nous émeuvent. Ils s'affilient aux magistrales phases naturelles de la Terre. Levers et couchers de soleil, dunes du Grand Erg, aurores boréales, marées d'équinoxes, et tant de phénomènes inexplicables à notre regard bouleversé. Passionnés, ces êtres écrivent, et se taisent. On parle du deuxième recueil de nouvelles de Morgan Le Thiec, Je n'ai jamais parlé de toi, ici.
Établis en Bretagne ou au Québec, des femmes et des enfants, quelques hommes, s'immiscent gravement dans les quinze histoires que propose la nouvellière. La vie s'y déroule comme pour tout un chacun, avec ses joies, ses peines, autant dire que rien d'original ne transforme le temps qui passe. Part d'ennui, part de conciliation, qu'il faut accrocher au train monotone de l'existence. Pourtant, il y a souvent un pourtant, des zones fluorescentes avivent des petites contrariétés sans qu'elles soient signalées par un phare qui affolerait soudain un océan tranquille. Ainsi, la nouvelle éponyme nous met face à un père divorcé qui, trois années plus tard, a rendez-vous avec sa fille. Une adolescente. La « petite ». Autant intimidés l'un par l'autre, nous avons l'impression que la mère absente, à peine suggérée, vient à bout de leurs maladroits dialogues. Quand la jeune fille doit retourner chez elle, les langues se délient, les gorges vomissent, il est trop tard, chacun repart vers un avenir flou. Les cheveux de soie de la petite atténuent le désarroi du père. Un jeune homme désenchanté réussit brillamment ses examens universitaires, se rend compte que ces dernières années ont été de tricherie, d'incompréhension. Il a téléphoné à son père l'assurant qu'il voulait faire « autre chose ». Quoi ? Il ne sait trop, mais fuir au plus vite le milieu académique des universités, les tensions idéologiques de la recherche. Cela n'a été qu'un « rêve, une déception ». L'héritage de l'usine du père, une désillusion. L'autre chose que souhaite le narrateur se situe sur les côtes normandes, un rêve mis de côté, sur le point de naufrager. Il y a aussi la mort qui rôde, empêchant d'improbables retrouvailles. La relation ambiguë d'une femme vieillissante avec un ouvrier venu réparer sa toiture. Il est seul avec un chien, il est patient, silencieux, contrairement à l'ex-compagnon de la narratrice, qui, sorti ivre d'un bar, l'a battue violemment sans qu'elle proteste. Depuis, il s'est marié, n'a pas d'enfant. Quelque chose de stérile en lui, est-elle persuadée. Le naufrage, nouvelle brève, donne le ton à l'ensemble des récits. Des vies abîmées, des fantômes de jeunesse, l'ectoplasme d'une fillette qui se remémore l'accident de voiture survenu avec son père. Elle n'est pas morte sur le coup, ses parents ont eu le temps d'espérer. La chute des corps et des esprits, l'hécatombe de sentiments décomposés dans un trop-plein de rancœur ou aspirés par la force des choses. Celle, entre autres, de ne savoir s'exprimer, de musser ses manques affectifs sous les strates d'un quotidien insipide. Des immobilités divergentes envahissent le recueil, donnant la parole à une fillette partagée entre les vacances en Argentine de son père et une mère, « l'air toujours un peu perdue. » L'immobilité mentale d'une femme qui apprend à la radio la mort de son ex, comédien célèbre. La mort ne fige-t-elle pas les souvenirs quand ils n'ont plus leur raison d'être ? Ne les transporte-elle pas dans un lieu inattendu ? Une image persiste, celle, innocente, d'un « garçon aux cheveux bouclés sur la terrasse de la maison familiale, à Casa. » En cet endroit intime, tout était encore possible. Des infirmités aussi contraignent certains personnages à se taire, à se révolter d'une manière étriquée. Là encore, les souvenirs fracassés affluent, se faufilent lors d'une soirée de fin d'année scolaire. Coralie que personne n'invite à danser. Plus tard, Pierre dont seules les mains se lamentent pour dire combien il est épris d'une jeune fille qui le repousse.
Quinze nouvelles scandées de la détresse d'êtres incapables de se plier aux exigences qu'obligent parfois des circonstances inattendues. Elles sont un signe désolant d'une société repliée sur elle-même, d'une planète qui bouge à tort et à travers, de femmes et d'hommes angoissés quand il s'agit de résoudre des questions, les réponses se dissimulant à l'intérieur d'eux-mêmes. Savons-nous cautériser les blessures de la chair sous la peau ? Le nombril, de nos jours glorifié, s'avère lui-même une cicatrice indélébile.
Ces récits laconiques, anecdotiques et amples à la fois, les naufrages physiques et moraux des humains étant universels, enchantent par leur densité, aiguisés dans un style implacable ; un regard lucide projeté sur un microcosme d'êtres, victimes et proies, leur existence déjà malmenée avant que la faille se creuse. Effet de boomerang impossible à éviter. Le tenter ne ferait qu'atteindre un projectile qui serait notre conscience. Écrites par une auteure talentueuse, ces enrichissantes nouvelles devraient la classer parmi les meilleures nouvellières de sa génération. Morgan Le Thiec possède le talent, l'exigence et le souffle nécessaires à prouver que la nouvelle est un art en soi.
Je n'ai jamais parlé de toi, ici, Morgan Le Thiec
Éditions la Pleine Lune, Lachine, 2013, 156 pages
Établis en Bretagne ou au Québec, des femmes et des enfants, quelques hommes, s'immiscent gravement dans les quinze histoires que propose la nouvellière. La vie s'y déroule comme pour tout un chacun, avec ses joies, ses peines, autant dire que rien d'original ne transforme le temps qui passe. Part d'ennui, part de conciliation, qu'il faut accrocher au train monotone de l'existence. Pourtant, il y a souvent un pourtant, des zones fluorescentes avivent des petites contrariétés sans qu'elles soient signalées par un phare qui affolerait soudain un océan tranquille. Ainsi, la nouvelle éponyme nous met face à un père divorcé qui, trois années plus tard, a rendez-vous avec sa fille. Une adolescente. La « petite ». Autant intimidés l'un par l'autre, nous avons l'impression que la mère absente, à peine suggérée, vient à bout de leurs maladroits dialogues. Quand la jeune fille doit retourner chez elle, les langues se délient, les gorges vomissent, il est trop tard, chacun repart vers un avenir flou. Les cheveux de soie de la petite atténuent le désarroi du père. Un jeune homme désenchanté réussit brillamment ses examens universitaires, se rend compte que ces dernières années ont été de tricherie, d'incompréhension. Il a téléphoné à son père l'assurant qu'il voulait faire « autre chose ». Quoi ? Il ne sait trop, mais fuir au plus vite le milieu académique des universités, les tensions idéologiques de la recherche. Cela n'a été qu'un « rêve, une déception ». L'héritage de l'usine du père, une désillusion. L'autre chose que souhaite le narrateur se situe sur les côtes normandes, un rêve mis de côté, sur le point de naufrager. Il y a aussi la mort qui rôde, empêchant d'improbables retrouvailles. La relation ambiguë d'une femme vieillissante avec un ouvrier venu réparer sa toiture. Il est seul avec un chien, il est patient, silencieux, contrairement à l'ex-compagnon de la narratrice, qui, sorti ivre d'un bar, l'a battue violemment sans qu'elle proteste. Depuis, il s'est marié, n'a pas d'enfant. Quelque chose de stérile en lui, est-elle persuadée. Le naufrage, nouvelle brève, donne le ton à l'ensemble des récits. Des vies abîmées, des fantômes de jeunesse, l'ectoplasme d'une fillette qui se remémore l'accident de voiture survenu avec son père. Elle n'est pas morte sur le coup, ses parents ont eu le temps d'espérer. La chute des corps et des esprits, l'hécatombe de sentiments décomposés dans un trop-plein de rancœur ou aspirés par la force des choses. Celle, entre autres, de ne savoir s'exprimer, de musser ses manques affectifs sous les strates d'un quotidien insipide. Des immobilités divergentes envahissent le recueil, donnant la parole à une fillette partagée entre les vacances en Argentine de son père et une mère, « l'air toujours un peu perdue. » L'immobilité mentale d'une femme qui apprend à la radio la mort de son ex, comédien célèbre. La mort ne fige-t-elle pas les souvenirs quand ils n'ont plus leur raison d'être ? Ne les transporte-elle pas dans un lieu inattendu ? Une image persiste, celle, innocente, d'un « garçon aux cheveux bouclés sur la terrasse de la maison familiale, à Casa. » En cet endroit intime, tout était encore possible. Des infirmités aussi contraignent certains personnages à se taire, à se révolter d'une manière étriquée. Là encore, les souvenirs fracassés affluent, se faufilent lors d'une soirée de fin d'année scolaire. Coralie que personne n'invite à danser. Plus tard, Pierre dont seules les mains se lamentent pour dire combien il est épris d'une jeune fille qui le repousse.
Quinze nouvelles scandées de la détresse d'êtres incapables de se plier aux exigences qu'obligent parfois des circonstances inattendues. Elles sont un signe désolant d'une société repliée sur elle-même, d'une planète qui bouge à tort et à travers, de femmes et d'hommes angoissés quand il s'agit de résoudre des questions, les réponses se dissimulant à l'intérieur d'eux-mêmes. Savons-nous cautériser les blessures de la chair sous la peau ? Le nombril, de nos jours glorifié, s'avère lui-même une cicatrice indélébile.
Ces récits laconiques, anecdotiques et amples à la fois, les naufrages physiques et moraux des humains étant universels, enchantent par leur densité, aiguisés dans un style implacable ; un regard lucide projeté sur un microcosme d'êtres, victimes et proies, leur existence déjà malmenée avant que la faille se creuse. Effet de boomerang impossible à éviter. Le tenter ne ferait qu'atteindre un projectile qui serait notre conscience. Écrites par une auteure talentueuse, ces enrichissantes nouvelles devraient la classer parmi les meilleures nouvellières de sa génération. Morgan Le Thiec possède le talent, l'exigence et le souffle nécessaires à prouver que la nouvelle est un art en soi.
Je n'ai jamais parlé de toi, ici, Morgan Le Thiec
Éditions la Pleine Lune, Lachine, 2013, 156 pages
lundi 11 novembre 2013
Et voguent les frégates ! *** 1/2
Il nous est souvent demandé à quoi tiennent nos introductions. À un fil. Celui d'une rencontre, d'une lecture, d'un paysage. Tant de sujets se prêtent à l'anecdote qui, si on la déplore dans une œuvre, suffit ici à émettre une courte opinion, à cerner des humeurs capricieuses, à étriller la laideur d'un tableau ou, plus rare, à louer la beauté d'un poème. On a lu le premier roman de Louis Carmain, Guano.
Que cherche l'Espagne en 1864 ? Sinon une raison de faire la guerre au Pérou. Trois siècles et demi plus tôt, Colomb a découvert l'Amérique, l'Andalousie a été reconquise sous le règne d'Isabelle 1ère. Depuis, l'Espagne n'est plus ce qu'elle était. La deuxième Isabelle, qui règne depuis dix-neuf ans déjà, soudainement avide de connaissances, décide d'organiser une expédition scientifique vers les eaux sud-américaines. Une flotte sera mise sur pied, composée de « navires à vapeur tout neufs. » Luis Hernandez Pinzon en sera l'amiral. À bord de l'une des frégates, un jeune lieutenant, Simon Cristiano Claro, surpris de se retrouver là. Peu ambitieux, prompt à l'ennui, une certaine aisance à l'écrit fera de lui le « plumitif attitré du navire. » Tâche à laquelle il se consacrera au-delà de toute espérance. L'ordre est enfin donné d'appareiller. En parallèle au Pérou, Diego Luna Sanchez Ortuno, veuf, « trop jeune pour l'être », se partage entre sa villa de Callao et ses plantations à Lambayeque. Colon typique de l'époque, il traite ses sujets avec un mépris absolu, n'hésitant pas à s'octroyer une jolie femme qui convient à ses désirs inavouables. Ses deux enfants, un fils pleutre, une fille : Maria Montserrat, trente-cinq ans, « vieille fille officielle de Callao ». Lectrice inassouvie de psychologie, elle vit dans un monde impropre à son père et à son frère. Ailleurs, les frégates d'Isabelle accostent Valparaiso. Le président du Chili et du Ballet national, José Joaquin Pérez, se divertit, avoue-t-il, à gouverner son pays. Simon observe et note. Valparaiso se dilue en demi-teintes, autant dire que rien ne s'y passe ; ville pastel, alanguie, déteignant sur les habitants, sur les amiraux, les marins. Puis, les navires se dirigent vers le Pérou. Callao apparaît « cerclée de brumes. » Un attroupement observe l'arrivée de la flotte. Pinzon serre des mains, celles du maire. Mais où est donc passé le nouveau président, monsieur Juan Antonio Pezet ? Un retard à Lima. Nul n'insistera. Une invitation pour le soir même est lancée à la mairie. Heureuse initiative, Simon et Montserrat — Montse — y feront connaissance, autant brumeuse que la ville. Simon aime une femme de rêve, Montse s'inscrit dans la lignée de femmes rêveuses. Ils ne se contenteront ni de l'un ni de l'autre, chacun devra reprendre sa route, poursuivre sa destinée. Lui, les mers, elle, ses songes auréolés d'une timide et théorique psychologie. Panégyrique ne convenant pas à quelques sentiments naissants, tous les deux n'osent poser pied sur du solide. Les failles, même inquiétantes, sont tellement reposantes, la vacuité des jours non partagés assurée. L'histoire de Simon et de Montse s'effritera sur les ruines enfumées de la demeure de celle-ci. Anecdote nécessaire pour la suite des péripéties péruviennes, entraînant Simon vers les trois îles Chincha où sera découvert le guano. Engrais composé d'excréments d'oiseaux, qui, exporté, assure une économie rentable au pays. Un entretemps, toujours, contrarie les décisions des amiraux. Devant le fils tétanisé, le père de Montse a été honteusement assassiné, l'honneur de l'Espagne, flétri, doit être outrageusement puni. Retour à Callao, Simon souhaite revoir Montse. Elle est en deuil, son frère à demi-fou. La dernière rencontre de Simon et Montse se déroulera dans un climat qui leur ressemble : indécis, brouillassé. Sera esquivé l'espoir de garder secrets des sentiments trop profonds, et lourds, pour les assumer quotidiennement. Le cœur en deux, au fond de soi apaisé. Une fois encore, l'ancre sera levée sur la probabilité d'une guerre avec le Pérou. Le guano en sera l'ultime argument, la principale ressource.
On ne décrira pas ce pan sanglant de l'Espagne. Il est grandiose. Tragique. On s'attardera sur l'ensemble d'un événement historique décrit bellement par Louis Carmain. Simon a noté, subtils, embellis, des propos se rapportant aux hommes d'un siècle où l'honneur dépendait de leurs actes, au point de se retirer discrètement du cercle des vivants. L'auteur a cerné les moindres détails d'une aventure humaine où se profile, en 1866, la flotte péruviano-chilio-équatorienne. Échec d'une mission scientifique organisée par Isabelle II. Six ans plus tard, ne sera-t-elle pas exilée en France ? On retiendra de ce superbe roman, où affluent d'abondants néologismes, l'écriture singulière qu'a utilisée l'écrivain, abordant par ce biais un monde rutilant d'extravagances, d'outrecuidance, de coquecigrues. Le danger d'un style aussi brillant, autant recherché, c'est que le lecteur, épris d'heureuses formules, comme on l'est, relègue l'histoire espagnole au second plan. Ce qui n'est pas un grand mal, les guerres empreintes d'un langage grossier, métaphoriquement s'entend, ne nous laissant aucun répit, ni jamais sur notre faim.
Roman étonnant, réjouissant, où se glissent une ironie persifleuse, des clins d'œil railleurs jusqu'à la dernière ligne. Nous dirions que Louis Carmain, jeune écrivain cultivé, pressé d'en terminer avec un siècle révolu, abandonne ses personnages sur un pied de nez. Une pirouette. Un rond de jambes. Que le lecteur s'arrange à sa guise avec eux !
Guano, Louis Carmain
Les Éditions de l'Hexagone, Montréal, 2013, 200 pages
Que cherche l'Espagne en 1864 ? Sinon une raison de faire la guerre au Pérou. Trois siècles et demi plus tôt, Colomb a découvert l'Amérique, l'Andalousie a été reconquise sous le règne d'Isabelle 1ère. Depuis, l'Espagne n'est plus ce qu'elle était. La deuxième Isabelle, qui règne depuis dix-neuf ans déjà, soudainement avide de connaissances, décide d'organiser une expédition scientifique vers les eaux sud-américaines. Une flotte sera mise sur pied, composée de « navires à vapeur tout neufs. » Luis Hernandez Pinzon en sera l'amiral. À bord de l'une des frégates, un jeune lieutenant, Simon Cristiano Claro, surpris de se retrouver là. Peu ambitieux, prompt à l'ennui, une certaine aisance à l'écrit fera de lui le « plumitif attitré du navire. » Tâche à laquelle il se consacrera au-delà de toute espérance. L'ordre est enfin donné d'appareiller. En parallèle au Pérou, Diego Luna Sanchez Ortuno, veuf, « trop jeune pour l'être », se partage entre sa villa de Callao et ses plantations à Lambayeque. Colon typique de l'époque, il traite ses sujets avec un mépris absolu, n'hésitant pas à s'octroyer une jolie femme qui convient à ses désirs inavouables. Ses deux enfants, un fils pleutre, une fille : Maria Montserrat, trente-cinq ans, « vieille fille officielle de Callao ». Lectrice inassouvie de psychologie, elle vit dans un monde impropre à son père et à son frère. Ailleurs, les frégates d'Isabelle accostent Valparaiso. Le président du Chili et du Ballet national, José Joaquin Pérez, se divertit, avoue-t-il, à gouverner son pays. Simon observe et note. Valparaiso se dilue en demi-teintes, autant dire que rien ne s'y passe ; ville pastel, alanguie, déteignant sur les habitants, sur les amiraux, les marins. Puis, les navires se dirigent vers le Pérou. Callao apparaît « cerclée de brumes. » Un attroupement observe l'arrivée de la flotte. Pinzon serre des mains, celles du maire. Mais où est donc passé le nouveau président, monsieur Juan Antonio Pezet ? Un retard à Lima. Nul n'insistera. Une invitation pour le soir même est lancée à la mairie. Heureuse initiative, Simon et Montserrat — Montse — y feront connaissance, autant brumeuse que la ville. Simon aime une femme de rêve, Montse s'inscrit dans la lignée de femmes rêveuses. Ils ne se contenteront ni de l'un ni de l'autre, chacun devra reprendre sa route, poursuivre sa destinée. Lui, les mers, elle, ses songes auréolés d'une timide et théorique psychologie. Panégyrique ne convenant pas à quelques sentiments naissants, tous les deux n'osent poser pied sur du solide. Les failles, même inquiétantes, sont tellement reposantes, la vacuité des jours non partagés assurée. L'histoire de Simon et de Montse s'effritera sur les ruines enfumées de la demeure de celle-ci. Anecdote nécessaire pour la suite des péripéties péruviennes, entraînant Simon vers les trois îles Chincha où sera découvert le guano. Engrais composé d'excréments d'oiseaux, qui, exporté, assure une économie rentable au pays. Un entretemps, toujours, contrarie les décisions des amiraux. Devant le fils tétanisé, le père de Montse a été honteusement assassiné, l'honneur de l'Espagne, flétri, doit être outrageusement puni. Retour à Callao, Simon souhaite revoir Montse. Elle est en deuil, son frère à demi-fou. La dernière rencontre de Simon et Montse se déroulera dans un climat qui leur ressemble : indécis, brouillassé. Sera esquivé l'espoir de garder secrets des sentiments trop profonds, et lourds, pour les assumer quotidiennement. Le cœur en deux, au fond de soi apaisé. Une fois encore, l'ancre sera levée sur la probabilité d'une guerre avec le Pérou. Le guano en sera l'ultime argument, la principale ressource.
On ne décrira pas ce pan sanglant de l'Espagne. Il est grandiose. Tragique. On s'attardera sur l'ensemble d'un événement historique décrit bellement par Louis Carmain. Simon a noté, subtils, embellis, des propos se rapportant aux hommes d'un siècle où l'honneur dépendait de leurs actes, au point de se retirer discrètement du cercle des vivants. L'auteur a cerné les moindres détails d'une aventure humaine où se profile, en 1866, la flotte péruviano-chilio-équatorienne. Échec d'une mission scientifique organisée par Isabelle II. Six ans plus tard, ne sera-t-elle pas exilée en France ? On retiendra de ce superbe roman, où affluent d'abondants néologismes, l'écriture singulière qu'a utilisée l'écrivain, abordant par ce biais un monde rutilant d'extravagances, d'outrecuidance, de coquecigrues. Le danger d'un style aussi brillant, autant recherché, c'est que le lecteur, épris d'heureuses formules, comme on l'est, relègue l'histoire espagnole au second plan. Ce qui n'est pas un grand mal, les guerres empreintes d'un langage grossier, métaphoriquement s'entend, ne nous laissant aucun répit, ni jamais sur notre faim.
Roman étonnant, réjouissant, où se glissent une ironie persifleuse, des clins d'œil railleurs jusqu'à la dernière ligne. Nous dirions que Louis Carmain, jeune écrivain cultivé, pressé d'en terminer avec un siècle révolu, abandonne ses personnages sur un pied de nez. Une pirouette. Un rond de jambes. Que le lecteur s'arrange à sa guise avec eux !
Guano, Louis Carmain
Les Éditions de l'Hexagone, Montréal, 2013, 200 pages
lundi 4 novembre 2013
Une louve égarée dans la meute ***
RAPPEL. Imposture. La mésaventure nous étant arrivée, on combattra les hommes et les femmes qui, prétextant une admiration douteuse, reproduiront dans divers réseaux sociaux et les leurs, nos différents écrits, nos photos ; emprunteront nos titres, sans autorisation de notre part. Pour ce faire, on n'hésitera pas à les poursuivre en justice, déjouant ainsi leurs velléités malhonnêtes. On parle du premier roman de Marjolaine Deschênes, Fleurs au fusil.
Le récit s'ouvre sur une scène de chair, d'entrailles et de sang. D'odeurs âcres et de crainte enfantine. Le père de Viviane Videloup dépèce des animaux avant de les empailler. La petite fille a des raisons légitimes d'être anxieuse, son père alcoolique la poursuit dans les champs, elle, sa mère et son frère, avec la sinistre intention de les tuer. Fleurs de chair, d'entrailles et de sang au bout de son fusil. Depuis cette époque barbare, Viviane est devenue enseignante, écrivaine. Elle se remémore, confie ses souvenances cauchemardesques à Louis Leloup, son voisin et ami. Il ne cesse de la réconforter, de veiller sur la fille de Viviane depuis qu'elle est petite. Il a trois chevaux que la jeune femme monte à l'occasion pour éloigner ses démons. Mais Louis va mourir. Douleur pour elle qui, après un congrès littéraire à Toronto, remet ses romans en question, les disséquant sans complaisance. Elle décide de s'accorder une année sabbatique, de ne plus écrire. Elle partira chez son ami Laurent Louve, en Belgique. L'homme est fragile, compassé, se consacre à la misère d'enfants abandonnés. Il porte à Viviane une amitié ambigüe, à la fois fraternelle, amoureuse. Une nuit, utilisant l'ordinateur de Laurent, elle lit une lettre qu'il a adressée à une dénommée Malika. La jeune femme attend un enfant, leur enfant. Deuxième lettre de Laurent ouverte un après-midi pluvieux, dans laquelle il renie Malika et l'enfant, prétextant des cas de schizophrénie dans sa famille. Il la supplie « d'être libre dans la lumière. » Viviane est « abattue, confuse. » Sidérée par ce qu'elle a découvert. Un autre jour, empruntant la voiture de Laurent, elle frôlera la mort dans un terrible accident dont elle n'est pas responsable. Ce qui la ramène au père de sa fille, Ugo Lagonie, qui, vingt et un ans plus tôt, s'est suicidé dans un sous-sol, Viviane est enceinte. L'amant a détruit sa confiance en l'être humain, « en l'être-ensemble ». Visitant Bruxelles avec Laurent, elle logera chez Karim, un ami marocain de Laurent, intellectuel, qui séjourne au Portugal. « Laurent avait fini par [ la ] laisser seule. » Elle commence à vivre « quelque chose comme le paradis », quand, assise à une terrasse, une voix l'interpelle. C'est Fleure, l'amie de jeunesse, qui, elle aussi, a vécu une effroyable enfance et adolescence. Violée, manipulée incessamment par son père. Rassemblant leurs malheurs, toutes les deux vivront une histoire d'amour intense qui, au moment de fermer le livre, n'est toujours pas terminée. Parce que tout achève.
L'histoire est banale, Marjolaine Deschênes a du talent. Beaucoup de talent. Et du souffle. Cependant, on a du mal à suivre les divagations lyriques de l'écrivaine. Trop d'éléments théoriques envahissent le récit, tics de culture inutiles, dissertation éculée sur le romantisme : quel esprit critique ne s'est-il pas penché sur le sujet ? Qui de nos jours ne sourit-il pas, ou ne s'ennuie-t-il pas, en relisant la littérature de ce siècle, scellée de grands noms de poètes, philosophes, écrivains ? Nous leur devons beaucoup. Viviane, contestataire — on l'aime ainsi —, s'attendrit éloquemment sur la lettre que Laurent Louve a écrit à Malika lorsqu'il rompt, à notre avis lâchement, avec elle ; réflexe sentimental qui nous semble être en désaccord avec sa pensée vigoureusement féministe, feu le romantisme, les sévices paternels ayant fait de la narratrice une femme lucide, indépendante. Forte et magnanime. Paradoxes grinçants qui déconcertent le lecteur. On aurait préféré un brin d'épanchement psychanalytique justifiant le patronyme des principaux protagonistes.
Quand Marjolaine Deschênes se sera défaite d'influences littéraires, dont celle de Réjean Ducharme et de Catherine Mavrikakis, son talent mis à nu, comme nous disons, elle nous donnera un roman moderne, dépouillé de la pensée d'autrui, version personnelle où ne sera nullement empêchée la beauté dramatique de fleurs au fusil. Toutefois, on recommande la lecture de ce roman touffu pour souligner l'apport intelligent d'une écrivaine et poète, celle-ci ayant publié quatre titres consacrés à ce dernier genre, chez différents éditeurs.
Fleurs au fusil, Marjolaine Deschênes
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 176 pages
Le récit s'ouvre sur une scène de chair, d'entrailles et de sang. D'odeurs âcres et de crainte enfantine. Le père de Viviane Videloup dépèce des animaux avant de les empailler. La petite fille a des raisons légitimes d'être anxieuse, son père alcoolique la poursuit dans les champs, elle, sa mère et son frère, avec la sinistre intention de les tuer. Fleurs de chair, d'entrailles et de sang au bout de son fusil. Depuis cette époque barbare, Viviane est devenue enseignante, écrivaine. Elle se remémore, confie ses souvenances cauchemardesques à Louis Leloup, son voisin et ami. Il ne cesse de la réconforter, de veiller sur la fille de Viviane depuis qu'elle est petite. Il a trois chevaux que la jeune femme monte à l'occasion pour éloigner ses démons. Mais Louis va mourir. Douleur pour elle qui, après un congrès littéraire à Toronto, remet ses romans en question, les disséquant sans complaisance. Elle décide de s'accorder une année sabbatique, de ne plus écrire. Elle partira chez son ami Laurent Louve, en Belgique. L'homme est fragile, compassé, se consacre à la misère d'enfants abandonnés. Il porte à Viviane une amitié ambigüe, à la fois fraternelle, amoureuse. Une nuit, utilisant l'ordinateur de Laurent, elle lit une lettre qu'il a adressée à une dénommée Malika. La jeune femme attend un enfant, leur enfant. Deuxième lettre de Laurent ouverte un après-midi pluvieux, dans laquelle il renie Malika et l'enfant, prétextant des cas de schizophrénie dans sa famille. Il la supplie « d'être libre dans la lumière. » Viviane est « abattue, confuse. » Sidérée par ce qu'elle a découvert. Un autre jour, empruntant la voiture de Laurent, elle frôlera la mort dans un terrible accident dont elle n'est pas responsable. Ce qui la ramène au père de sa fille, Ugo Lagonie, qui, vingt et un ans plus tôt, s'est suicidé dans un sous-sol, Viviane est enceinte. L'amant a détruit sa confiance en l'être humain, « en l'être-ensemble ». Visitant Bruxelles avec Laurent, elle logera chez Karim, un ami marocain de Laurent, intellectuel, qui séjourne au Portugal. « Laurent avait fini par [ la ] laisser seule. » Elle commence à vivre « quelque chose comme le paradis », quand, assise à une terrasse, une voix l'interpelle. C'est Fleure, l'amie de jeunesse, qui, elle aussi, a vécu une effroyable enfance et adolescence. Violée, manipulée incessamment par son père. Rassemblant leurs malheurs, toutes les deux vivront une histoire d'amour intense qui, au moment de fermer le livre, n'est toujours pas terminée. Parce que tout achève.
L'histoire est banale, Marjolaine Deschênes a du talent. Beaucoup de talent. Et du souffle. Cependant, on a du mal à suivre les divagations lyriques de l'écrivaine. Trop d'éléments théoriques envahissent le récit, tics de culture inutiles, dissertation éculée sur le romantisme : quel esprit critique ne s'est-il pas penché sur le sujet ? Qui de nos jours ne sourit-il pas, ou ne s'ennuie-t-il pas, en relisant la littérature de ce siècle, scellée de grands noms de poètes, philosophes, écrivains ? Nous leur devons beaucoup. Viviane, contestataire — on l'aime ainsi —, s'attendrit éloquemment sur la lettre que Laurent Louve a écrit à Malika lorsqu'il rompt, à notre avis lâchement, avec elle ; réflexe sentimental qui nous semble être en désaccord avec sa pensée vigoureusement féministe, feu le romantisme, les sévices paternels ayant fait de la narratrice une femme lucide, indépendante. Forte et magnanime. Paradoxes grinçants qui déconcertent le lecteur. On aurait préféré un brin d'épanchement psychanalytique justifiant le patronyme des principaux protagonistes.
Quand Marjolaine Deschênes se sera défaite d'influences littéraires, dont celle de Réjean Ducharme et de Catherine Mavrikakis, son talent mis à nu, comme nous disons, elle nous donnera un roman moderne, dépouillé de la pensée d'autrui, version personnelle où ne sera nullement empêchée la beauté dramatique de fleurs au fusil. Toutefois, on recommande la lecture de ce roman touffu pour souligner l'apport intelligent d'une écrivaine et poète, celle-ci ayant publié quatre titres consacrés à ce dernier genre, chez différents éditeurs.
Fleurs au fusil, Marjolaine Deschênes
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 176 pages
lundi 21 octobre 2013
La vie en noir *** 1/2
Notre plaisir chaque matin : lire les nouvelles internationales. Il est impensable d'être coupé des tracas du monde moderne pour écrire, composer, peindre. L'œuvre, quelle qu'elle soit, se doit de considérer l'état fragilisé de certains pays. Il serait indécent de passer outre, ceux et celles qui s'en dispensent rétrécissent leur champ de vision artistique, d'où le peu d'intérêt qu'on porte à toute création anecdotique. On a lu le recueil de nouvelles de Martine Latulippe, Les faits divers n'existent pas.
Vingt et un textes brefs hantent des univers ordinaires. Le décor en est la ville de Québec. Hôtels, maisons, bars, rues, avenues servent d'exutoires à des protagonistes enclins à dépeindre leur mal-être, puis à se perdre. Ils sont de tous âges, hommes et femmes. Seuls, toujours seuls, quand le pire les interpelle. Nous ne pouvons rien pour eux, nous sommes des témoins impuissants. Nous constatons le poids des malheurs, ceux dont personne ne parle, des faits divers, comme, à l'inverse, nous ressentons une joie incontrôlable face au soleil après l'orage. À qui confier cette vertigineuse sensation ? À qui relater la mélancolie dépressive d'une jeune femme qui, ne pouvant plus supporter la souffrance de ses semblables, met un terme définitif à son existence ? Que narrer de la fatigue émotionnelle d'un adolescent qui n'a jamais connu le confort douillet d'une maison familiale ? Pénétrant dans l'une d'elles par effraction, il se laissera emporter dans un rêve duquel il sera brutalement rejeté. La maison blonde. La blondeur n'est-elle pas synonyme de miel, de son velouté sucré sur la langue, dans la gorge ? Lors d'une rencontre fortuite, lui et elle assouvissent leur attirance sexuelle dans un hôtel minable. Au matin, elle s'éveille, lui n'est plus là. De rage, de dépit, elle part, ne voyant personne dans la rue, surtout pas lui qui revient, les mains tenant « deux cafés, un sac de croissants ». Un malentendu qui invite à une morne solitude, à une prochaine rencontre décevante. Feuilletant une revue pornographique, un homme croit reconnaître la photo d'une fille qu'il aime secrètement. Quand il l'aperçoit, les « bras pleins, avec des sacs en papier », il se fige « en plein centre de la rue. » La circulation est dense. Autre malentendu, mortel celui-là. Un vieil homme, las de vivre, jugeant que la société ne veut plus de lui, décide d'en finir. Mais comment l'annoncer à Marie, sa compagne depuis tant d'années ? Son seul désir : revoir le camp où, entre six et douze ans, il était venu passer plusieurs semaines, y avait rencontré Marie. Exauçant son vœu, il ne s'attend pas à ce qu'une part de sa jeunesse le rattrape. Le reflet de ce qu'il a été lui ouvre les yeux sur la beauté du monde... La tombe attend, semble vouloir interrompre la vie d'une vieille femme qui souffre inutilement. Un dernier lever de paupières amoureux sur celui qui accomplira le geste définitif. Une fille laide attend l'homme qui lui a promis de venir chez elle, un vendredi, à vingt heures trente. Elle imagine, clairvoyante, ce qu'elle fera durant son absence. Des odeurs de croissants au four, l'arôme du café noir l'étourdissent. Elle essaie de dissimuler sa laideur sous un maquillage, y renonce. L'heure avançant, l'homme ne venant pas, elle habite à nouveau sa laideur.
Une femme assassinée sans raison chez elle. Une autre, désenchantée de ses soirées trop tranquilles avec un mari téléphile, se réfugie dans un bar miteux. Un homme dort, sa compagne se lève, prend un bain. Un bruit extérieur l'inquiète, la porte est-elle bien fermée ? Une femme marche des heures et des heures dans la ville « engourdie », nous nous interrogeons sur son extrême lassitude. En quelques souvenirs imagés, elle nous instruit de l'immensité de sa peine. Sur les plaines d'Abraham, une femme a marché avec son ancien amant. Côte à côte, sans se toucher. Elle est laide, personne ne le lui a dit, mais elle le sait. Pourtant, « la laideur n'empêche pas de rêver. » Il fait froid, ils se sont assis sur un banc. Au bout d'un moment, il part, elle, ne fait rien pour le retenir. Elle en est effrayée. Continue à marcher. Une jeune femme envisage de rompre avec son amant indifférent. Un caïd. Ce qui n'est pas simple. Elle a tout fait pour le séduire. Elle est « d'un milieu où une fille ne plaque pas. La gang ne le [ lui ] pardonnerait jamais. [ ... ] » Cependant, un événement opportun l'ancrera davantage dans sa décision de le tuer.
Plus nous avançons à l'intérieur des récits, plus la solitude émerge, mine les personnages qui se laissent prendre à son pouvoir. Aucun d'eux ne vit par procuration, chacun assume une situation désespérée, une porte de sortie leur étant interdite. Nouvelles qui frappent par leur réalisme sans accéder au sordide. Une fatalité assiégeante. La nécessité de ne pas entraver des périls indubitables. Bien sûr, la peur époumone, la peur obnubile. Impossible de se défendre, à quoi bon ? Autant se laisser porter par une vague déferlante, enfin libératrice, même si elle est mortelle.
Si ces vingt et une nouvelles composent un recueil " noble ", comme l'atteste la quatrième de couverture, et même si on n'a pas bien saisi l'allusion, on a savouré ces courts textes avec enchantement ; ils nous ont fascinée. Martine Latulippe pratique avec intelligence et un talent consommé l'art de la nouvelle, telle qu'on la conçoit. Brièveté de la phrase. Précision du vocable. L'effet est saisissant de vérisme, criant d'une lucidité noire, quelques nuances grises adoucissant la condition inexorable d'êtres rudoyés par des aléas inconsidérés.
On rappelle que Martine Latulippe est une écrivaine de littérature jeunesse. Une quarantaine de romans souvent primés à son actif. Certaines nouvelles publiées de ce recueil ont déjà paru dans plusieurs revues littéraires.
Les faits divers n'existent pas, Martine Latulippe
Éditions Druide, Montréal, 2013, 143 pages
Vingt et un textes brefs hantent des univers ordinaires. Le décor en est la ville de Québec. Hôtels, maisons, bars, rues, avenues servent d'exutoires à des protagonistes enclins à dépeindre leur mal-être, puis à se perdre. Ils sont de tous âges, hommes et femmes. Seuls, toujours seuls, quand le pire les interpelle. Nous ne pouvons rien pour eux, nous sommes des témoins impuissants. Nous constatons le poids des malheurs, ceux dont personne ne parle, des faits divers, comme, à l'inverse, nous ressentons une joie incontrôlable face au soleil après l'orage. À qui confier cette vertigineuse sensation ? À qui relater la mélancolie dépressive d'une jeune femme qui, ne pouvant plus supporter la souffrance de ses semblables, met un terme définitif à son existence ? Que narrer de la fatigue émotionnelle d'un adolescent qui n'a jamais connu le confort douillet d'une maison familiale ? Pénétrant dans l'une d'elles par effraction, il se laissera emporter dans un rêve duquel il sera brutalement rejeté. La maison blonde. La blondeur n'est-elle pas synonyme de miel, de son velouté sucré sur la langue, dans la gorge ? Lors d'une rencontre fortuite, lui et elle assouvissent leur attirance sexuelle dans un hôtel minable. Au matin, elle s'éveille, lui n'est plus là. De rage, de dépit, elle part, ne voyant personne dans la rue, surtout pas lui qui revient, les mains tenant « deux cafés, un sac de croissants ». Un malentendu qui invite à une morne solitude, à une prochaine rencontre décevante. Feuilletant une revue pornographique, un homme croit reconnaître la photo d'une fille qu'il aime secrètement. Quand il l'aperçoit, les « bras pleins, avec des sacs en papier », il se fige « en plein centre de la rue. » La circulation est dense. Autre malentendu, mortel celui-là. Un vieil homme, las de vivre, jugeant que la société ne veut plus de lui, décide d'en finir. Mais comment l'annoncer à Marie, sa compagne depuis tant d'années ? Son seul désir : revoir le camp où, entre six et douze ans, il était venu passer plusieurs semaines, y avait rencontré Marie. Exauçant son vœu, il ne s'attend pas à ce qu'une part de sa jeunesse le rattrape. Le reflet de ce qu'il a été lui ouvre les yeux sur la beauté du monde... La tombe attend, semble vouloir interrompre la vie d'une vieille femme qui souffre inutilement. Un dernier lever de paupières amoureux sur celui qui accomplira le geste définitif. Une fille laide attend l'homme qui lui a promis de venir chez elle, un vendredi, à vingt heures trente. Elle imagine, clairvoyante, ce qu'elle fera durant son absence. Des odeurs de croissants au four, l'arôme du café noir l'étourdissent. Elle essaie de dissimuler sa laideur sous un maquillage, y renonce. L'heure avançant, l'homme ne venant pas, elle habite à nouveau sa laideur.
Une femme assassinée sans raison chez elle. Une autre, désenchantée de ses soirées trop tranquilles avec un mari téléphile, se réfugie dans un bar miteux. Un homme dort, sa compagne se lève, prend un bain. Un bruit extérieur l'inquiète, la porte est-elle bien fermée ? Une femme marche des heures et des heures dans la ville « engourdie », nous nous interrogeons sur son extrême lassitude. En quelques souvenirs imagés, elle nous instruit de l'immensité de sa peine. Sur les plaines d'Abraham, une femme a marché avec son ancien amant. Côte à côte, sans se toucher. Elle est laide, personne ne le lui a dit, mais elle le sait. Pourtant, « la laideur n'empêche pas de rêver. » Il fait froid, ils se sont assis sur un banc. Au bout d'un moment, il part, elle, ne fait rien pour le retenir. Elle en est effrayée. Continue à marcher. Une jeune femme envisage de rompre avec son amant indifférent. Un caïd. Ce qui n'est pas simple. Elle a tout fait pour le séduire. Elle est « d'un milieu où une fille ne plaque pas. La gang ne le [ lui ] pardonnerait jamais. [ ... ] » Cependant, un événement opportun l'ancrera davantage dans sa décision de le tuer.
Plus nous avançons à l'intérieur des récits, plus la solitude émerge, mine les personnages qui se laissent prendre à son pouvoir. Aucun d'eux ne vit par procuration, chacun assume une situation désespérée, une porte de sortie leur étant interdite. Nouvelles qui frappent par leur réalisme sans accéder au sordide. Une fatalité assiégeante. La nécessité de ne pas entraver des périls indubitables. Bien sûr, la peur époumone, la peur obnubile. Impossible de se défendre, à quoi bon ? Autant se laisser porter par une vague déferlante, enfin libératrice, même si elle est mortelle.
Si ces vingt et une nouvelles composent un recueil " noble ", comme l'atteste la quatrième de couverture, et même si on n'a pas bien saisi l'allusion, on a savouré ces courts textes avec enchantement ; ils nous ont fascinée. Martine Latulippe pratique avec intelligence et un talent consommé l'art de la nouvelle, telle qu'on la conçoit. Brièveté de la phrase. Précision du vocable. L'effet est saisissant de vérisme, criant d'une lucidité noire, quelques nuances grises adoucissant la condition inexorable d'êtres rudoyés par des aléas inconsidérés.
On rappelle que Martine Latulippe est une écrivaine de littérature jeunesse. Une quarantaine de romans souvent primés à son actif. Certaines nouvelles publiées de ce recueil ont déjà paru dans plusieurs revues littéraires.
Les faits divers n'existent pas, Martine Latulippe
Éditions Druide, Montréal, 2013, 143 pages
mardi 15 octobre 2013
Les liens fraternels de sang *** 1/2
Cette faculté qu'ont les gens qui nous connaissent à peine à parler d'eux-mêmes, ne se souciant pas du peu d'intérêt que suscitent tous leurs états. On les envierait presque si ce n'était la crainte qu'ils éprouvent pour nous ce qu'on ressent pour eux. Soit un étonnement ennuyé. On se penche sur le deuxième roman de Catherine Leroux, Le mur mitoyen.
Le récit que propose l'écrivaine défie l'espace et le temps. Elle cerne les préjugés, les combat au prix de vies atrophiées. Le trop-plein de conventions assomme. Deux fillettes, quelque part en Géorgie, se promènent dans la campagne. Elles sont très jeunes, se prénomment Angie et Monette. Elles veulent rejoindre une voie ferrée, mettre un sou sur les rails avant que le train passe. Dans une contrée canadienne illuminée par un phare, Madeleine, veuve d'un homme qu'elle a aimé, espère le retour de son fils Édouard, qui communique avec elle en lui envoyant des pensionnaires farfelus qu'il a côtoyés durant ses pérégrinations. À Montréal, Ariel et Marie, couple viscéralement complice, livre une bataille politique. Ariel, fédéraliste, aspire à devenir premier ministre du Canada. Quand nous faisons leur connaissance, la campagne électorale bat son plein. Ariel est dans son élément, il aime la foule, contrairement à Marie dépassée par les événements, qui appréhende l'empiètement généralisé sur leur vie intime. En Californie, Simon et Carmen, frère et sœur, se rendent au chevet de leur mère cardiaque, Frannie, femme aux abords revêches, terrorisée par les incessants tremblements de terre dus à la faille de San Andreas. Elle détient un secret sur leur naissance que Carmen et Simon essaient de lui extirper. Simon est policier, marié douloureusement à Claire, père de deux adolescents. Carmen, célibataire, ancienne coureuse de fond, préfère les femmes aux hommes.
Le destin, qui modifiera le cours paisible de l'existence des personnages, s'entrecoupe de la balade d'Angie et de Monette vers la voie ferrée, comme pour adoucir les terrifiantes révélations que tous feront sur leurs familles et sur eux-mêmes. Chacun réagira selon ses forces et son désir de défier ses antécédents desquels il n'est pas responsable. Frères et sœurs, mère et fils éprouvés, se remettent entre les mains d'êtres ponctuels qui, eux aussi, détiennent des secrets impossibles à divulguer. Angie sacrifiera une partie de son corps pour sauver Monette à la suite d'une erreur de stratégie. Madeleine apprendra qu'elle est un double d'elle-même. Une chimère. Carmen et Simon, recherchant leur père, sortiront ébranlés de la réponse à cette ancienne question. Carmen se découvrira une mère adoptive, Simon verra enfin clair dans son mariage raté. Ce que réserve la vie à Ariel et Marie, jumeaux adoptés, séparés à leur insu, est un horrible malentendu qui les détruira tous les deux.
Le roman est essaimé d'indices troublants, chassé-croisé redoutable qui unit ou désunit les uns et les autres. Il suffit d'une phrase sibylline pour que nous poursuivions, intrigués, les protagonistes, qui, par lâcheté ou craignant de s'égarer dans des sentiers battus balisés de "nœuds et de coudes effrayants ", ne dénoueront pas toutes les boucles ourdies lors d'un instant d'égarement. Ainsi, Édouard se trouvait à Savannah, près de la voie ferrée, quand les deux petites filles ont été happées par le train. Il faisait l'amour à Eva Volant, la mère d'Ariel et de Marie. L'épouse de Marcus, qui a tué leurs deux enfants puis s'est suicidée, serait la donneuse du rein dont a besoin Édouard. Marcus, vieil homme abîmé par ce drame, que Carmen a interpellé au columbarium où repose sa mère, morte à vingt-trois ans. Un dénommé Roberto Aurellano serait-il le père de Simon ? Plus loin, arrivent en coup de vent une certaine Monette Vernon ainsi qu'une handicapée des jambes, Angie, échangeant quelques mots avec Carmen. Ces va-et-vient souvent inopinés fracturent l'existence des protagonistes, parfois l'anéantissent sans que rien ne nous soit véritablement révélé. Roman des suppositions s'il en est, des silhouettes de chats rebelles, dont l'un empaillé, incitent chaque lecteur à interpréter des faits jamais entièrement élucidés.
Roman intelligent, doté d'une structure habilement conçue. L'écriture, telle une funambule redoutant les méfaits d'un vent violent, toujours sur le qui-vive, traque une sensibilité tactile et tendre. L'écrivaine, sans compassion, démontre que des vies ne peuvent être partagées qu'à travers l'indicible des regards contusionnés, des mots qui ne blessent personne. Aussi, dans la continuité silencieuse de la mort qui ne désunit jamais certains êtres. Un livre qu'on a fermé avec regret, mais avec la conviction que rien ne s'ajoutait à la disparition symbolique des deux petites filles, dans les murs d'une « vieille maison bancale ».
Le mur mitoyen, Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2013, 344 pages
Le récit que propose l'écrivaine défie l'espace et le temps. Elle cerne les préjugés, les combat au prix de vies atrophiées. Le trop-plein de conventions assomme. Deux fillettes, quelque part en Géorgie, se promènent dans la campagne. Elles sont très jeunes, se prénomment Angie et Monette. Elles veulent rejoindre une voie ferrée, mettre un sou sur les rails avant que le train passe. Dans une contrée canadienne illuminée par un phare, Madeleine, veuve d'un homme qu'elle a aimé, espère le retour de son fils Édouard, qui communique avec elle en lui envoyant des pensionnaires farfelus qu'il a côtoyés durant ses pérégrinations. À Montréal, Ariel et Marie, couple viscéralement complice, livre une bataille politique. Ariel, fédéraliste, aspire à devenir premier ministre du Canada. Quand nous faisons leur connaissance, la campagne électorale bat son plein. Ariel est dans son élément, il aime la foule, contrairement à Marie dépassée par les événements, qui appréhende l'empiètement généralisé sur leur vie intime. En Californie, Simon et Carmen, frère et sœur, se rendent au chevet de leur mère cardiaque, Frannie, femme aux abords revêches, terrorisée par les incessants tremblements de terre dus à la faille de San Andreas. Elle détient un secret sur leur naissance que Carmen et Simon essaient de lui extirper. Simon est policier, marié douloureusement à Claire, père de deux adolescents. Carmen, célibataire, ancienne coureuse de fond, préfère les femmes aux hommes.
Le destin, qui modifiera le cours paisible de l'existence des personnages, s'entrecoupe de la balade d'Angie et de Monette vers la voie ferrée, comme pour adoucir les terrifiantes révélations que tous feront sur leurs familles et sur eux-mêmes. Chacun réagira selon ses forces et son désir de défier ses antécédents desquels il n'est pas responsable. Frères et sœurs, mère et fils éprouvés, se remettent entre les mains d'êtres ponctuels qui, eux aussi, détiennent des secrets impossibles à divulguer. Angie sacrifiera une partie de son corps pour sauver Monette à la suite d'une erreur de stratégie. Madeleine apprendra qu'elle est un double d'elle-même. Une chimère. Carmen et Simon, recherchant leur père, sortiront ébranlés de la réponse à cette ancienne question. Carmen se découvrira une mère adoptive, Simon verra enfin clair dans son mariage raté. Ce que réserve la vie à Ariel et Marie, jumeaux adoptés, séparés à leur insu, est un horrible malentendu qui les détruira tous les deux.
Le roman est essaimé d'indices troublants, chassé-croisé redoutable qui unit ou désunit les uns et les autres. Il suffit d'une phrase sibylline pour que nous poursuivions, intrigués, les protagonistes, qui, par lâcheté ou craignant de s'égarer dans des sentiers battus balisés de "nœuds et de coudes effrayants ", ne dénoueront pas toutes les boucles ourdies lors d'un instant d'égarement. Ainsi, Édouard se trouvait à Savannah, près de la voie ferrée, quand les deux petites filles ont été happées par le train. Il faisait l'amour à Eva Volant, la mère d'Ariel et de Marie. L'épouse de Marcus, qui a tué leurs deux enfants puis s'est suicidée, serait la donneuse du rein dont a besoin Édouard. Marcus, vieil homme abîmé par ce drame, que Carmen a interpellé au columbarium où repose sa mère, morte à vingt-trois ans. Un dénommé Roberto Aurellano serait-il le père de Simon ? Plus loin, arrivent en coup de vent une certaine Monette Vernon ainsi qu'une handicapée des jambes, Angie, échangeant quelques mots avec Carmen. Ces va-et-vient souvent inopinés fracturent l'existence des protagonistes, parfois l'anéantissent sans que rien ne nous soit véritablement révélé. Roman des suppositions s'il en est, des silhouettes de chats rebelles, dont l'un empaillé, incitent chaque lecteur à interpréter des faits jamais entièrement élucidés.
Roman intelligent, doté d'une structure habilement conçue. L'écriture, telle une funambule redoutant les méfaits d'un vent violent, toujours sur le qui-vive, traque une sensibilité tactile et tendre. L'écrivaine, sans compassion, démontre que des vies ne peuvent être partagées qu'à travers l'indicible des regards contusionnés, des mots qui ne blessent personne. Aussi, dans la continuité silencieuse de la mort qui ne désunit jamais certains êtres. Un livre qu'on a fermé avec regret, mais avec la conviction que rien ne s'ajoutait à la disparition symbolique des deux petites filles, dans les murs d'une « vieille maison bancale ».
Le mur mitoyen, Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2013, 344 pages
lundi 7 octobre 2013
Des dames de compagnie *** 1/2
Aphorisme. La présomption de la jeunesse empile nos bienfaits dans une
boîte à chapeaux, la sagesse de la maturité les range dans une boîte à
chaussures, le détachement de la vieillesse les classe dans une boîte
d'allumettes. On parle du dernier livre d'Alain Gagnon, Les Dames de l'Estuaire.
La science-fiction, le fantastique sont des genres peu usités dans la production romanesque qui se publie chaque saison au Québec. Il n'est pas simple d'exploiter des thèmes où l'humain traque des univers dissemblables, côtoie des êtres peu faits pour la vie terrestre. Pourquoi un écrivain s'intéresse-t-il à un tel sujet réfractaire ? Un refuge nécessaire au poète pour explorer ce dont, peut-être, il rêve de rejoindre ? Ces questions, n'attendant aucune réponse, nous viennent après la lecture de trois novellas signées Alain Gagnon, novellas où ne manquent pas les dames, qu'elles aient visage humain, qu'elles symbolisent la figure du jeu d'échecs où excelle l'écrivain. Récits funambulesques, fil tendu entre trois hommes se démenant avec une existence blessée par un précédent traumatisant. La Toupie, phare situé à l'embouchure du Saguenay, constamment corseté de brouillard, frappé par des tempêtes ravageuses. Andrei, écrivain slave, engoncé dans le remords d'un crime qu'il croit avoir commis sur Iar et Rada, ses meilleurs amis. Il est séparé de sa compagne, Irina, qui l'accusait d'être « un froussard ». Il fréquente les bars, lieux impersonnels, vides de tout élément accusateur. Dans l'un, il fera la connaissance de Pristine, jeune femme aux poignets marqués de cicatrices. Au phare, il est poursuivi par des paysages déformés, des bruits métalliques, qui se rapportent à l'homme qu'il a été à Krym. Pour s'apaiser, se rassurer, il relit des lettres d'Irina, sa Dame de cœur, qui le persuade de son innocence. Ne se raconte-t-il pas d'étranges et absurdes histoires ? S'il revient au pays, laquelle vivra-t-il ? Il en incombera à Pristine de la lui relater, le désignant tel un homme universellement souffrant ? Le surnaturel ici trouve sa place à l'intérieur des êtres — des femmes — virevoltant autour d'Andrei, comme si, malgré eux, ils adhéraient à son angoisse...
Dans l'estuaire du Saint-Laurent des dames s'y promènent, provoquent l'écrivain. S'inspirant d'une légende québécoise datant de 1884, Alain Gagnon fait revivre une Dame qui, lorsqu'elle apparaît à ses futures victimes, affirme que la vallée lui appartient depuis sa glaciation, aujourd'hui transformée en fleuve. Les villageois n'osent prononcer son nom de crainte qu'elle se manifeste. La Dame aux Glaïeuls. Pourtant, Jared Simon acceptera de garder un complexe hôtelier fermé durant l'hiver. L'endroit est idéal pour y terminer son roman. Solitude absolue, pense-t-il. Mais bientôt, des bruits anormaux, des ombres suspectes se manifestent. Des bancs de brume avalent parfois une blanche apparition. Sans intervention, la télé s'allume, le téléphone sonne. Des glaïeuls annoncent une présence, carte de visite ostentatoire dont le langage effraie Jared. Peu de distractions alentour. Un voisin prolixe, au loin les phares. Mau et Pat qui lui ont proposé ce « job ». Gladia, la femme aimée et quittée. Plus tard, le chien Boris. De multiples Gladia troubleront Jared. Un mot succinct écrit sur la grève. Le temps passe, la menace se resserre. La Dame aux Glaïeuls apparaît, disparaît. Reparaît. Souffle bref, bruissement d'ailes. Une jeune femme excentrique, Nikki, médium, rencontrée après avoir été chercher Boris, accompagnera Jared à l'hôtel. Elle veut venger Rick, son amoureux, frère de Pat, prétendument suicidé. Une nuit dramatique incitera violemment la Dame aux Glaïeuls, justicière improvisée, à révéler la raison de son exil terrestre : « des histoires entre dieux ». Mille morts endurées, elle, condamnée à ne pas mourir. Comment survivre sans se venger des humains qui, eux, ont le pouvoir de se corrompre ? Cruellement, la Dame aux Glaïeuls commettra une ultime ignition, calcinant les pierres, ceux qui les abritent. Cependant, la disparition de Jared Simon épaissira le mystère, amplifié par une dénommée Léa qui, dans son chalet, compulse des manuels de botanique, informant le lecteur de « tout ce qui touche à cette plante ». Le glaïeul.
Le dernier récit se trame autour du jeu d'échecs. Le Gambit de la Dame. Aucune dame visible n'entravera le destin de Sam, tueur à gages, qui, adolescent, de sang-froid, a abattu un fermier despotique. Ce dernier escroquait des villageois, les poussant à l'exil ou au suicide. Le Carcajou. Recruté par un mystérieux Pilou, Sam, sans état d'âme, perpétra des meurtres dont les raisons demeurent secrètes. En parallèle, il est bénévole dans un centre d'accueil pour vieillards. Il est aussi l'employé de Pilou qui gère un atelier de vieux ordinateurs. Deux solides alibis qui le protègent de tout soupçon. Pendant ce temps, la Dame aux échecs agit dans l'ombre, « s'insinue dans la vie d'un personnage », celui-ci étant Sam. La Dame déploie l'arme redoutable de sa machine de guerre. Sam, joueur vulgaire, mais lucide, ne pourra échapper à cette manœuvre meurtrière. Les pions se sont organisés : Pilou, Jade, jeune femme de qui Sam est amoureux, surgie de nulle part. Gambit de la Dame puisqu'elle sera, en partie, la cause de la perte de son amant. Phil, ami d'adolescence de Sam, sa compagne, Avril. D'autres, qui gravitent autour de son premier meurtre. Un sujet banal qui, mené d'une manière déconcertante, ésotérique, coupe le souffle au lecteur.
Trois novellas enveloppées de surnaturel, nourries d'un imaginaire riche et sans frontière, pouvons-nous avancer ; les thèmes, ne débordant pas des « séductions du Kamouraska », nous parviennent, dirons-nous, d'un au-delà palpable, embrumés d'êtres ni vivants ni fantomatiques. Mânes assoupis, fiévreux tremblements de l'âme, éblouissements du regard quand, spectres attentionnés à l'écriture du poète, ils transmettent au lecteur des messages venus d'outre-mondes. Il en faut des voix divinatoires pour décrypter la symbolique ailée de monstres malveillants ou, à l'inverse, dépeindre des silhouettes favorables, ombres portées, ravivant des feux cendreux, lassées des vicissitudes quotidiennes. La voix d'Alain Gagnon se pare de ces privilèges généreusement distribués par des dieux qui veillent. Le lecteur ne peut que remercier l'écrivain de partager avec lui l'intimité d'univers nobles ou factieux. Les univers ne font-ils pas l'homme ?
Les Dames de l'Estuaire, Alain Gagnon
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 155 pages
La science-fiction, le fantastique sont des genres peu usités dans la production romanesque qui se publie chaque saison au Québec. Il n'est pas simple d'exploiter des thèmes où l'humain traque des univers dissemblables, côtoie des êtres peu faits pour la vie terrestre. Pourquoi un écrivain s'intéresse-t-il à un tel sujet réfractaire ? Un refuge nécessaire au poète pour explorer ce dont, peut-être, il rêve de rejoindre ? Ces questions, n'attendant aucune réponse, nous viennent après la lecture de trois novellas signées Alain Gagnon, novellas où ne manquent pas les dames, qu'elles aient visage humain, qu'elles symbolisent la figure du jeu d'échecs où excelle l'écrivain. Récits funambulesques, fil tendu entre trois hommes se démenant avec une existence blessée par un précédent traumatisant. La Toupie, phare situé à l'embouchure du Saguenay, constamment corseté de brouillard, frappé par des tempêtes ravageuses. Andrei, écrivain slave, engoncé dans le remords d'un crime qu'il croit avoir commis sur Iar et Rada, ses meilleurs amis. Il est séparé de sa compagne, Irina, qui l'accusait d'être « un froussard ». Il fréquente les bars, lieux impersonnels, vides de tout élément accusateur. Dans l'un, il fera la connaissance de Pristine, jeune femme aux poignets marqués de cicatrices. Au phare, il est poursuivi par des paysages déformés, des bruits métalliques, qui se rapportent à l'homme qu'il a été à Krym. Pour s'apaiser, se rassurer, il relit des lettres d'Irina, sa Dame de cœur, qui le persuade de son innocence. Ne se raconte-t-il pas d'étranges et absurdes histoires ? S'il revient au pays, laquelle vivra-t-il ? Il en incombera à Pristine de la lui relater, le désignant tel un homme universellement souffrant ? Le surnaturel ici trouve sa place à l'intérieur des êtres — des femmes — virevoltant autour d'Andrei, comme si, malgré eux, ils adhéraient à son angoisse...
Dans l'estuaire du Saint-Laurent des dames s'y promènent, provoquent l'écrivain. S'inspirant d'une légende québécoise datant de 1884, Alain Gagnon fait revivre une Dame qui, lorsqu'elle apparaît à ses futures victimes, affirme que la vallée lui appartient depuis sa glaciation, aujourd'hui transformée en fleuve. Les villageois n'osent prononcer son nom de crainte qu'elle se manifeste. La Dame aux Glaïeuls. Pourtant, Jared Simon acceptera de garder un complexe hôtelier fermé durant l'hiver. L'endroit est idéal pour y terminer son roman. Solitude absolue, pense-t-il. Mais bientôt, des bruits anormaux, des ombres suspectes se manifestent. Des bancs de brume avalent parfois une blanche apparition. Sans intervention, la télé s'allume, le téléphone sonne. Des glaïeuls annoncent une présence, carte de visite ostentatoire dont le langage effraie Jared. Peu de distractions alentour. Un voisin prolixe, au loin les phares. Mau et Pat qui lui ont proposé ce « job ». Gladia, la femme aimée et quittée. Plus tard, le chien Boris. De multiples Gladia troubleront Jared. Un mot succinct écrit sur la grève. Le temps passe, la menace se resserre. La Dame aux Glaïeuls apparaît, disparaît. Reparaît. Souffle bref, bruissement d'ailes. Une jeune femme excentrique, Nikki, médium, rencontrée après avoir été chercher Boris, accompagnera Jared à l'hôtel. Elle veut venger Rick, son amoureux, frère de Pat, prétendument suicidé. Une nuit dramatique incitera violemment la Dame aux Glaïeuls, justicière improvisée, à révéler la raison de son exil terrestre : « des histoires entre dieux ». Mille morts endurées, elle, condamnée à ne pas mourir. Comment survivre sans se venger des humains qui, eux, ont le pouvoir de se corrompre ? Cruellement, la Dame aux Glaïeuls commettra une ultime ignition, calcinant les pierres, ceux qui les abritent. Cependant, la disparition de Jared Simon épaissira le mystère, amplifié par une dénommée Léa qui, dans son chalet, compulse des manuels de botanique, informant le lecteur de « tout ce qui touche à cette plante ». Le glaïeul.
Le dernier récit se trame autour du jeu d'échecs. Le Gambit de la Dame. Aucune dame visible n'entravera le destin de Sam, tueur à gages, qui, adolescent, de sang-froid, a abattu un fermier despotique. Ce dernier escroquait des villageois, les poussant à l'exil ou au suicide. Le Carcajou. Recruté par un mystérieux Pilou, Sam, sans état d'âme, perpétra des meurtres dont les raisons demeurent secrètes. En parallèle, il est bénévole dans un centre d'accueil pour vieillards. Il est aussi l'employé de Pilou qui gère un atelier de vieux ordinateurs. Deux solides alibis qui le protègent de tout soupçon. Pendant ce temps, la Dame aux échecs agit dans l'ombre, « s'insinue dans la vie d'un personnage », celui-ci étant Sam. La Dame déploie l'arme redoutable de sa machine de guerre. Sam, joueur vulgaire, mais lucide, ne pourra échapper à cette manœuvre meurtrière. Les pions se sont organisés : Pilou, Jade, jeune femme de qui Sam est amoureux, surgie de nulle part. Gambit de la Dame puisqu'elle sera, en partie, la cause de la perte de son amant. Phil, ami d'adolescence de Sam, sa compagne, Avril. D'autres, qui gravitent autour de son premier meurtre. Un sujet banal qui, mené d'une manière déconcertante, ésotérique, coupe le souffle au lecteur.
Trois novellas enveloppées de surnaturel, nourries d'un imaginaire riche et sans frontière, pouvons-nous avancer ; les thèmes, ne débordant pas des « séductions du Kamouraska », nous parviennent, dirons-nous, d'un au-delà palpable, embrumés d'êtres ni vivants ni fantomatiques. Mânes assoupis, fiévreux tremblements de l'âme, éblouissements du regard quand, spectres attentionnés à l'écriture du poète, ils transmettent au lecteur des messages venus d'outre-mondes. Il en faut des voix divinatoires pour décrypter la symbolique ailée de monstres malveillants ou, à l'inverse, dépeindre des silhouettes favorables, ombres portées, ravivant des feux cendreux, lassées des vicissitudes quotidiennes. La voix d'Alain Gagnon se pare de ces privilèges généreusement distribués par des dieux qui veillent. Le lecteur ne peut que remercier l'écrivain de partager avec lui l'intimité d'univers nobles ou factieux. Les univers ne font-ils pas l'homme ?
Les Dames de l'Estuaire, Alain Gagnon
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 155 pages
lundi 30 septembre 2013
Être ou ne pas être juif *** 1/2
On aime la pluie de début d'automne. Ciel métallique. On rêve de nuages qui déverseraient des orages de livres. Tonnerre de mots, éclairs de mots. On privilégie les livres vigoureux, on exècre les livres à l'eau de rose ! Toutefois, on recommande ceux-ci aux lecteurs et lectrices qui font leurs premiers pas sur l'herbe tendre de la lecture. Peu à peu, le rose s'enrichira de teintes plus vivifiantes. On s'attarde sur le roman d'André Vanasse, La flûte de Rafi.
Encouragé par sa grand-mère Rebeka, le 18 avril 1626, s'enfuit de chez ses parents, juifs ashkénazes, habitant Cracovie, Pawel Szojchet. Il a dix-huit ans et ne veut pas devenir un boucher rituel. Il déteste tuer les bêtes. Au port, l'attend le capitaine Elimeleh qui, sur son chaland, le mènera à Varsovie. Après une traversée de vingt jours, séjournant à Kuzmir, Elimeleh apprendra au jeune homme les habiletés et ruses du commerce. Pour la première fois, Pawel trahira honteusement son patronyme. Il s'appellera Pawel Hase. Le lièvre, surnom de Joseph. Seize jours plus tard, débarquant à Varsovie, Élimeleh lui conseillera d'aller vers l'Allemagne. À Hambourg, la communauté juive y est bien accueillie. La chance lui souriant, un navire marchand doit mettre le cap sur Hambourg. Le capitaine, Cristoval Nunès, juif séfarade, avisera Pawel de l'oppression des Juifs au XVIIe siècle. Plus tard, il vivra une passion avec une Cracovienne, Margalit Hirsch, trente ans, patronne de la pension où il résidera. Passion partagée qui poursuivra Pawel sa vie durant. Margalit détient aussi une parfumerie-herboristerie qui nous vaudra des pages succulentes sur la fabrication et composition des parfums. Décidé à s'installer à Hambourg, Pawel prendra des cours de hollandais avec Esther, une fillette de dix ans. Elle est la fille d'un marchand juif d'Amsterdam venu s'établir à Hambourg. Les projets de Pawel seront bouleversés par un drame fortuit. En plein hiver, un incendie détruira l'appartement des parents d'Esther. Elle perdra sa famille, sa sœur et son frère. Pawel sauvera la jeune fille, qui lui vouera un amour insensé sur lequel il fermera les yeux lorsqu'il deviendra son tuteur. Ils vivront ensemble dans un appartement déniché par le rabbin. Margalit, qu'il rencontre en cachette, rompra avec Pawel parce que trop attaché à lui. Influencé par Esther, peiné de la décision de sa maîtresse, il acceptera de demeurer à Amsterdam. Il y fera la connaissance de la parenté d'Esther, Hana et Orobio Alvarès, qui lui confirmeront la libéralité de la ville envers les Juifs, même si quelques ombres obscurcissent ce paysage idyllique. Son avenir étant incertain, Pawel fréquentera l'atelier d'art d'Hendrick van Uylemburgh, où il apprendra à déchiffrer les tableaux. Entre les deux hommes naîtra une sympathie naturelle. Nous quittons la vie quotidienne pour entrer dans le monde fascinant des peintres de l'époque que Pawel — lui-même excellent peintre — côtoiera quand il rentrera au service de van Uylemburgh. Semblables à Pawel, nous sommes ébranlés par l'apparition de peintres dont les œuvres ont traversé plusieurs siècles. Hendrick Avercamp, Pieter Lastman, et d'autres. On ne peut citer tous les artistes arpentant la galerie et l'école-atelier que fréquentera Rembrandt. En 1638, van Uylemburgh enverra Pawel en Europe à la recherche d'œuvres nouvelles. Après bien des drames sordides, il se fixera à Rouen, ville inhospitalière aux Juifs. Pawel devra masquer son appartenance religieuse, franciser son nom. Il deviendra Paul Vanas.
Ce long préambule, riche en événements socio-culturels, que l'on dépeint brièvement, n'offre qu'un avant-goût du destin hors du commun de Paul Vanas. Marié par devoir à Barbe Montel, fille de feu Jacob Montel, collectionneur, juif converti au catholicisme, il aura un fils, François, qui, après l'assassinat ignoble de ses parents, devra fuir en Nouvelle-France. Mais la flûte de Rafi ? Son fils étant doué pour la musique, Pawel lui fera donner des cours de flûte traversière, flûte fabriquée par le fleustier lyonnais Claude Rafi au XVIe siècle. Elle a ceci de particulier qu'elle est composée de deux morceaux. François ne se séparera jamais de l'instrument. Antidote lénitif à la longue et pénible traversée jusqu'en terre d'Amérique. Des soirées hivernales, des cérémonies religieuses aux Trois-Rivières devront beaucoup aux compositions et ritournelles du musicien. À sa flûte, François, époux de Jeanne Fourrier, père de onze enfants, propriétaire d'une ferme, confiera sa jeunesse heureuse avec ses parents, le souvenir attendrissant d'une adolescente, Ruth, aimée durant quelques semaines. Margalit, Esther, mystères féminins effleurés dans la vie de son père. Rebeka, la grand-mère qui avait failli quitter un époux attentionné pour un amour d'un soir. Sa vie accomplie durement, François Vanas sera enterré dignement avec sa flûte.
On laisse au lecteur le bonheur de découvrir ce dense et captivant et sensuel roman. On ne s'est pas attardée en Nouvelle-France par crainte de nous répéter. Là encore, le lecteur y trouvera son compte. Le périple bouleversant de Pawel et de François nous a semblé nécessaire pour nous faire découvrir la tragédie des Juifs au long des siècles. Deux hommes qui ont dû composer avec la stupidité bornée de leur époque. Récit fictif, qui a permis à André Vanasse de mettre au jour certains points — obscurs ? — de ses ascendances, ce que nous lisons avec curiosité dans son épilogue fort détaillé. On souhaite que son roman suscite un regard neuf et tolérant sur les premiers arrivants en Nouvelle-France. Déchirer l'image erronée d'hommes et de femmes, surtout d'hommes, débarquant avec grande âme dans un pays rébarbatif, où tout était à faire. En accord avec l'écrivain, on aime que l'éventail de nouveaux pionniers soit élargi. Même si ces Juifs pestiférés ne purent choisir leur terre d'accueil, au moins en celle-ci ont-ils pu y trouver quelque paix, à l'abri de discriminations humiliantes.
Roman-témoignage que nous devons lire, pour essayer de nous convaincre qu'au fond de nous, nous sommes tous juifs.
La flûte de Rafi, André Vanasse
XYZ éditeur, Montréal, 2013, 318 pages
Encouragé par sa grand-mère Rebeka, le 18 avril 1626, s'enfuit de chez ses parents, juifs ashkénazes, habitant Cracovie, Pawel Szojchet. Il a dix-huit ans et ne veut pas devenir un boucher rituel. Il déteste tuer les bêtes. Au port, l'attend le capitaine Elimeleh qui, sur son chaland, le mènera à Varsovie. Après une traversée de vingt jours, séjournant à Kuzmir, Elimeleh apprendra au jeune homme les habiletés et ruses du commerce. Pour la première fois, Pawel trahira honteusement son patronyme. Il s'appellera Pawel Hase. Le lièvre, surnom de Joseph. Seize jours plus tard, débarquant à Varsovie, Élimeleh lui conseillera d'aller vers l'Allemagne. À Hambourg, la communauté juive y est bien accueillie. La chance lui souriant, un navire marchand doit mettre le cap sur Hambourg. Le capitaine, Cristoval Nunès, juif séfarade, avisera Pawel de l'oppression des Juifs au XVIIe siècle. Plus tard, il vivra une passion avec une Cracovienne, Margalit Hirsch, trente ans, patronne de la pension où il résidera. Passion partagée qui poursuivra Pawel sa vie durant. Margalit détient aussi une parfumerie-herboristerie qui nous vaudra des pages succulentes sur la fabrication et composition des parfums. Décidé à s'installer à Hambourg, Pawel prendra des cours de hollandais avec Esther, une fillette de dix ans. Elle est la fille d'un marchand juif d'Amsterdam venu s'établir à Hambourg. Les projets de Pawel seront bouleversés par un drame fortuit. En plein hiver, un incendie détruira l'appartement des parents d'Esther. Elle perdra sa famille, sa sœur et son frère. Pawel sauvera la jeune fille, qui lui vouera un amour insensé sur lequel il fermera les yeux lorsqu'il deviendra son tuteur. Ils vivront ensemble dans un appartement déniché par le rabbin. Margalit, qu'il rencontre en cachette, rompra avec Pawel parce que trop attaché à lui. Influencé par Esther, peiné de la décision de sa maîtresse, il acceptera de demeurer à Amsterdam. Il y fera la connaissance de la parenté d'Esther, Hana et Orobio Alvarès, qui lui confirmeront la libéralité de la ville envers les Juifs, même si quelques ombres obscurcissent ce paysage idyllique. Son avenir étant incertain, Pawel fréquentera l'atelier d'art d'Hendrick van Uylemburgh, où il apprendra à déchiffrer les tableaux. Entre les deux hommes naîtra une sympathie naturelle. Nous quittons la vie quotidienne pour entrer dans le monde fascinant des peintres de l'époque que Pawel — lui-même excellent peintre — côtoiera quand il rentrera au service de van Uylemburgh. Semblables à Pawel, nous sommes ébranlés par l'apparition de peintres dont les œuvres ont traversé plusieurs siècles. Hendrick Avercamp, Pieter Lastman, et d'autres. On ne peut citer tous les artistes arpentant la galerie et l'école-atelier que fréquentera Rembrandt. En 1638, van Uylemburgh enverra Pawel en Europe à la recherche d'œuvres nouvelles. Après bien des drames sordides, il se fixera à Rouen, ville inhospitalière aux Juifs. Pawel devra masquer son appartenance religieuse, franciser son nom. Il deviendra Paul Vanas.
Ce long préambule, riche en événements socio-culturels, que l'on dépeint brièvement, n'offre qu'un avant-goût du destin hors du commun de Paul Vanas. Marié par devoir à Barbe Montel, fille de feu Jacob Montel, collectionneur, juif converti au catholicisme, il aura un fils, François, qui, après l'assassinat ignoble de ses parents, devra fuir en Nouvelle-France. Mais la flûte de Rafi ? Son fils étant doué pour la musique, Pawel lui fera donner des cours de flûte traversière, flûte fabriquée par le fleustier lyonnais Claude Rafi au XVIe siècle. Elle a ceci de particulier qu'elle est composée de deux morceaux. François ne se séparera jamais de l'instrument. Antidote lénitif à la longue et pénible traversée jusqu'en terre d'Amérique. Des soirées hivernales, des cérémonies religieuses aux Trois-Rivières devront beaucoup aux compositions et ritournelles du musicien. À sa flûte, François, époux de Jeanne Fourrier, père de onze enfants, propriétaire d'une ferme, confiera sa jeunesse heureuse avec ses parents, le souvenir attendrissant d'une adolescente, Ruth, aimée durant quelques semaines. Margalit, Esther, mystères féminins effleurés dans la vie de son père. Rebeka, la grand-mère qui avait failli quitter un époux attentionné pour un amour d'un soir. Sa vie accomplie durement, François Vanas sera enterré dignement avec sa flûte.
On laisse au lecteur le bonheur de découvrir ce dense et captivant et sensuel roman. On ne s'est pas attardée en Nouvelle-France par crainte de nous répéter. Là encore, le lecteur y trouvera son compte. Le périple bouleversant de Pawel et de François nous a semblé nécessaire pour nous faire découvrir la tragédie des Juifs au long des siècles. Deux hommes qui ont dû composer avec la stupidité bornée de leur époque. Récit fictif, qui a permis à André Vanasse de mettre au jour certains points — obscurs ? — de ses ascendances, ce que nous lisons avec curiosité dans son épilogue fort détaillé. On souhaite que son roman suscite un regard neuf et tolérant sur les premiers arrivants en Nouvelle-France. Déchirer l'image erronée d'hommes et de femmes, surtout d'hommes, débarquant avec grande âme dans un pays rébarbatif, où tout était à faire. En accord avec l'écrivain, on aime que l'éventail de nouveaux pionniers soit élargi. Même si ces Juifs pestiférés ne purent choisir leur terre d'accueil, au moins en celle-ci ont-ils pu y trouver quelque paix, à l'abri de discriminations humiliantes.
Roman-témoignage que nous devons lire, pour essayer de nous convaincre qu'au fond de nous, nous sommes tous juifs.
La flûte de Rafi, André Vanasse
XYZ éditeur, Montréal, 2013, 318 pages
lundi 23 septembre 2013
Les vertiges underground *** 1/2
Fréquentant les galeries d'art, on a découvert une artiste peintre merveilleusement douée. Des aquarelles, des gouaches. Luminosité et savant dosage de tons pastel et mordorés créent une impression de perspective inégalée. Des bords de mer, des bords de routes, de sentiers, de forêts, tels des mondes extrêmes où pénétrer. L'âge certain de cette Montréalaise lui confère une expérience picturale qu'elle ne trahit jamais. En cette fin d'été, on parle du numéro 115 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.
Annonçons d'abord le thème, « Trou ». Il rassemblera dix nouvelliers, des jeunes et moins jeunes, expérimentés dans l'art de la nouvelle. De la naissance à la mort, ne sommes-nous pas les proies d'orifices, en nous, autour de nous, humains et objets, sur lesquels nous nous agrippons ? Événements imprévisibles qui nous précipitent dans un néant lacunaire selon la gravité des blessures. Comment s'en relever, sinon dépeindre la faillite de nos propres cavités en compagnie d'écrivains qui nous racontent tendrement ou plus durement l'expérience de personnages de papier. Épinglés à l'imaginaire fictif, à la réalité inévitable, n'importe, les dires de chacun d'eux nous ayant sollicitée. Deux petits trous vus par Jean-Paul Beaumier, narrent l'appréhension d'une fillette qui va se faire percer les oreilles. Son père écoute ses craintes, se demandant pourquoi Léa n'évoque jamais sa mère « endormie pour toujours », refuse d'en parler. Deux petits trous évocateurs qui rejoignent Le petit, « tout près de la musique », court texte pathétique signé Benoit Cayer. Plusieurs enfants interviennent dans ces trous vertigineux, leur émergence soulage la mémoire défaillante parentale, comme dans la nouvelle d'Anne-Marie Teysseire, Ils étaient trois petits enfants. Une mère qui, le matin en se réveillant, ne sait plus ce qu'elle a fait de ses bambins. Ont-ils seulement existé ces trois enfants de papier ? Il y a aussi Le cercle d'Hélène Fafard qui donne la parole à une mère épuisée par la débilité de son fils de vingt ans. Ne pouvant compter sur la responsabilité du père, elle décide de franchir la ligne de son propre cercle infernal. Cicatrice au cœur et au ventre. Mais la nouvelle qui arrache les entrailles est celle de Maude Poissant, La chair. Frédo et Béa, détestés de leurs parents ivrognes et débiles, isolés dans une cabane immonde, profitent d'une ultime occasion pour s'enfuir à cheval au-delà de la forêt ; ils espèrent que les chasseurs viennent à leur secours. Nouvelle bouleversante où chaque mot dépeint la situation désespérée du frère et de la sœur, celle-ci handicapée. Le trou dans lequel ils vivent, le trou insatiable de leur espoir enfantin les font déguerpir vers un trou encore plus profond, plus animal. Que valent humains et loups au fond d'un tel gouffre de décrépitude ? L'auteure nous répond. « Le sang appelle toujours le sang. »
Au hasard, on a choisi quelques textes éloignés des avatars douloureux de l'enfance. On a souri au trou du tapis de Normand de Bellefeuille. Trou qui lui échappe comme nous échappent les objets à qui nous ne prêtons nulle attention. Le narrateur a beau se questionner, il ne comprend pas la rupture entre l'objet et lui. Constatant que la déchirure s'agrandit, il n'a plus qu'à attendre « le plus calmement possible. » Fable surréaliste empreinte d'un humour angoissant, effleurement de notre regard sur les choses que nous jugeons insignifiantes. Une dent creuse d'Annie Perreault s'annonce dans la même veine, bien qu'il s'agisse ici d'un quartier. Où ne conduit pas la brisure d'une théière sinon à « une trace, une laideur, quelque chose comme une cicatrice [ ... ] » ? On a savouré cette petite dérive nostalgique. Les heures d'ensoleillement dénombrées par Camille Deslauriers, nous ont charmée. La théière fait place, avec plus de réalisme, à un jardin à cultiver. La narratrice, enseignante, se reproche de ne pas trouver suffisamment de temps pour « sortir le vendredi » avec son amant, faire l'enfant dont il rêve. Réflexions existentielles surgies parmi les hésitations de semences printanières.
Si deux ou trois nouvelles se sont esquivées, question de sensibilité, il ne fait aucun doute que ce dernier numéro est une réussite. Orchestré par Jean-Sébastien Lemieux, nouvellier lui-même, on ne peut que le féliciter de cette périlleuse entreprise. Il n'est pas simple de combler les trous sans risquer d'y tomber sans dommage.
On souligne la qualité littéraire et l'originalité frémissante de la nouvelle de Johanne Renaud, Judith, lauréate du vingt-troisième concours de nouvelles d'XYZ. La revue de la nouvelle.
Revue XYZ. La revue de la nouvelle
numéro 115, piloté par Jean-Sébastien Lemieux
Lévesque éditeur, Montréal, 2013, 102 pages.
Annonçons d'abord le thème, « Trou ». Il rassemblera dix nouvelliers, des jeunes et moins jeunes, expérimentés dans l'art de la nouvelle. De la naissance à la mort, ne sommes-nous pas les proies d'orifices, en nous, autour de nous, humains et objets, sur lesquels nous nous agrippons ? Événements imprévisibles qui nous précipitent dans un néant lacunaire selon la gravité des blessures. Comment s'en relever, sinon dépeindre la faillite de nos propres cavités en compagnie d'écrivains qui nous racontent tendrement ou plus durement l'expérience de personnages de papier. Épinglés à l'imaginaire fictif, à la réalité inévitable, n'importe, les dires de chacun d'eux nous ayant sollicitée. Deux petits trous vus par Jean-Paul Beaumier, narrent l'appréhension d'une fillette qui va se faire percer les oreilles. Son père écoute ses craintes, se demandant pourquoi Léa n'évoque jamais sa mère « endormie pour toujours », refuse d'en parler. Deux petits trous évocateurs qui rejoignent Le petit, « tout près de la musique », court texte pathétique signé Benoit Cayer. Plusieurs enfants interviennent dans ces trous vertigineux, leur émergence soulage la mémoire défaillante parentale, comme dans la nouvelle d'Anne-Marie Teysseire, Ils étaient trois petits enfants. Une mère qui, le matin en se réveillant, ne sait plus ce qu'elle a fait de ses bambins. Ont-ils seulement existé ces trois enfants de papier ? Il y a aussi Le cercle d'Hélène Fafard qui donne la parole à une mère épuisée par la débilité de son fils de vingt ans. Ne pouvant compter sur la responsabilité du père, elle décide de franchir la ligne de son propre cercle infernal. Cicatrice au cœur et au ventre. Mais la nouvelle qui arrache les entrailles est celle de Maude Poissant, La chair. Frédo et Béa, détestés de leurs parents ivrognes et débiles, isolés dans une cabane immonde, profitent d'une ultime occasion pour s'enfuir à cheval au-delà de la forêt ; ils espèrent que les chasseurs viennent à leur secours. Nouvelle bouleversante où chaque mot dépeint la situation désespérée du frère et de la sœur, celle-ci handicapée. Le trou dans lequel ils vivent, le trou insatiable de leur espoir enfantin les font déguerpir vers un trou encore plus profond, plus animal. Que valent humains et loups au fond d'un tel gouffre de décrépitude ? L'auteure nous répond. « Le sang appelle toujours le sang. »
Au hasard, on a choisi quelques textes éloignés des avatars douloureux de l'enfance. On a souri au trou du tapis de Normand de Bellefeuille. Trou qui lui échappe comme nous échappent les objets à qui nous ne prêtons nulle attention. Le narrateur a beau se questionner, il ne comprend pas la rupture entre l'objet et lui. Constatant que la déchirure s'agrandit, il n'a plus qu'à attendre « le plus calmement possible. » Fable surréaliste empreinte d'un humour angoissant, effleurement de notre regard sur les choses que nous jugeons insignifiantes. Une dent creuse d'Annie Perreault s'annonce dans la même veine, bien qu'il s'agisse ici d'un quartier. Où ne conduit pas la brisure d'une théière sinon à « une trace, une laideur, quelque chose comme une cicatrice [ ... ] » ? On a savouré cette petite dérive nostalgique. Les heures d'ensoleillement dénombrées par Camille Deslauriers, nous ont charmée. La théière fait place, avec plus de réalisme, à un jardin à cultiver. La narratrice, enseignante, se reproche de ne pas trouver suffisamment de temps pour « sortir le vendredi » avec son amant, faire l'enfant dont il rêve. Réflexions existentielles surgies parmi les hésitations de semences printanières.
Si deux ou trois nouvelles se sont esquivées, question de sensibilité, il ne fait aucun doute que ce dernier numéro est une réussite. Orchestré par Jean-Sébastien Lemieux, nouvellier lui-même, on ne peut que le féliciter de cette périlleuse entreprise. Il n'est pas simple de combler les trous sans risquer d'y tomber sans dommage.
On souligne la qualité littéraire et l'originalité frémissante de la nouvelle de Johanne Renaud, Judith, lauréate du vingt-troisième concours de nouvelles d'XYZ. La revue de la nouvelle.
Revue XYZ. La revue de la nouvelle
numéro 115, piloté par Jean-Sébastien Lemieux
Lévesque éditeur, Montréal, 2013, 102 pages.
lundi 9 septembre 2013
Détour vers la mère ***
Jeudi dernier, nous avons rendu hommage aux pionnières du début du vingtième siècle, qui, à Paris, ont ouvert la voie à la littérature moderne, à la poésie. Elles étaient françaises, anglaises, américaines. On protégera leur anonymat de crainte que des extraits de leurs œuvres ne soient réduits en d'insipides citations. On respecte le repos éternel de ces novatrices. On se penche sur le premier roman de Julia Pawlowicz, Retour d'outre-mer.
Nous sommes en été dans le Maine. Maria et Tomek, sœur et frère, se retrouvent dans le chalet familial, essayant de faire le deuil de leur père, mort récemment. Peu de paroles sont échangées, les gestes machinaux les remplacent. Maria se plaît dans l'introspection, Tomek suit le cours d'une jeunesse sans éclat, ne la remettant pas en question. Constamment à l'affût l'un de l'autre, chacun se souvient à sa manière, leur enfance s'avérant tellement différente. Maria conjugue le présent au passé, les moindres détails ouvrent des perspectives sur des événements, qu'à force de disséquer, elle soumet à un déploiement parfois erroné de la mémoire.
Le passé de Maria, c'est, à trois ans, l'exil de ses parents polonais en Algérie sous protectorat français, la grisaille politique de Varsovie les inquiétant. Ils y vivront cinq ans, attendant de partir vers le Canada. Le père, Zbigniew, s'intègre, courageux, à sa nouvelle existence, alors que la mère, Ewa, essaie par à-coups de reconstituer la vie mondaine qu'elle a connue jeune fille, son père ayant été diplomate. Ils sont pauvres, surprennent les coopérants qui s'intéressent si peu à une culture éloignée de la leur, quelle qu'elle soit. Puis, leur sort s'améliore, Ewa obtient un poste de professeure de biologie à Tizi-Ouzou, Zbigniew apprend l'arabe et le français. Années heureuses pour le père et sa fille. Temps « caniculaire et épuisant, mais entier. » Plus tard, ce sera le Canada, le Québec, Pointe-aux-Trembles, l'improbable voyage d'Ewa, perdue en permanence entre rêve et réalité. À la suite d'une injuste et cruelle réflexion adressée à Zbigniew, qui se rebiffera, elle les abandonnera tous les trois, Tomek n'étant qu'un tout petit enfant. Il n'aura connu des voyages que les rives du Saint-Laurent, la Pologne et l'Algérie se percevant, telles des images floues, embellies des réminiscences endolories de sa sœur.
Le passé, c'est aussi le premier amant, Chuck, qui surgit brusquement dans le présent. Ils ne se sont pas revus depuis plusieurs années, mais tout est demeuré intact en Maria. Fantasme qui lui assènera « un coup de massue » : devant le chalet se tiennent Chuck, sa femme et leurs deux petits enfants. Le jeune homme est le fils de John qui avait décidé de s'établir loin de toute trace de civilisation, au bord d'un lac qui lui « appartiendrait à lui tout seul. » Le Crystal Lake. Secouée violemment, Maria succombe à de troublants attraits : ceux de sa mère quand, petite fille, celle-ci voulait qu'elle soit parfaite. À ceux de Chuck, quand à Chicago, durant une nuit démente, elle entraînera son amant dans un délire sexuel, consciente qu'elle le rencontre une dernière fois. Maria, bousculée par d'exutoires mensonges, qui ne sont pas sans rappeler les cris colériques de sa mère, affronte ses contrevérités pour mieux laisser de côté les affluences mentales désordonnées. Les vaincre aussi quand elles court-circuitent son imaginaire enfiévré par l'angoisse. D'où ses constantes déceptions, son idéalisation des êtres et des lieux la poursuivant hors de tout doute, comme pour se rassurer sur ses capacités à aimer. Une nuit, n'enverra-t-elle pas un message à une tante polonaise, lui demandant ce qu'est devenue Ewa ? Lui ayant créé des rôles plus ou moins plausibles, la réponse sera amère mais combien salvatrice. Nous nous rendons compte qu'Ewa et Maria se ressemblent, que leurs rêves d'apaisement ont été outragés par trop de perfectibles incompréhensions.
Premier roman nostalgique, que l'auteure, Julia Pawlowicz, divise en plusieurs parties, chacune consacrée à un être qui a échappé à la compassion de Maria. Peut-être par trop de repliement sur elle-même, entravée d'une illusoire liberté. Les lieux, les paysages, ciselés du regard incisif ou tendre de la narratrice, ont fait que son père, sa mère, son frère lui ont glissé entre les doigts, se distanciant ainsi de ce qu'ils étaient vraiment. Ses parents trouveront grâce, parvenus enfin au bout du silence. Zbigniew dans la mort, Ewa dans la vieillesse. Tomek a choisi la forêt pour y travailler. Méditative réflexion sur le vagabondage fluctuant du temps, sur les circonstances qui font de nous d'éternels migrateurs.
Roman où les sentiments passionnels, les bruits, les odeurs, les couleurs évoqués affleurent, invitant le lecteur à interrompre quelque parole aléatoire pour mieux s'imprégner du discours exigeant d'une auteure, qu'on a découverte un peu par hasard...
Retour d'outre-mer, Julia Pawlowicz
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 170 pages.
Nous sommes en été dans le Maine. Maria et Tomek, sœur et frère, se retrouvent dans le chalet familial, essayant de faire le deuil de leur père, mort récemment. Peu de paroles sont échangées, les gestes machinaux les remplacent. Maria se plaît dans l'introspection, Tomek suit le cours d'une jeunesse sans éclat, ne la remettant pas en question. Constamment à l'affût l'un de l'autre, chacun se souvient à sa manière, leur enfance s'avérant tellement différente. Maria conjugue le présent au passé, les moindres détails ouvrent des perspectives sur des événements, qu'à force de disséquer, elle soumet à un déploiement parfois erroné de la mémoire.
Le passé de Maria, c'est, à trois ans, l'exil de ses parents polonais en Algérie sous protectorat français, la grisaille politique de Varsovie les inquiétant. Ils y vivront cinq ans, attendant de partir vers le Canada. Le père, Zbigniew, s'intègre, courageux, à sa nouvelle existence, alors que la mère, Ewa, essaie par à-coups de reconstituer la vie mondaine qu'elle a connue jeune fille, son père ayant été diplomate. Ils sont pauvres, surprennent les coopérants qui s'intéressent si peu à une culture éloignée de la leur, quelle qu'elle soit. Puis, leur sort s'améliore, Ewa obtient un poste de professeure de biologie à Tizi-Ouzou, Zbigniew apprend l'arabe et le français. Années heureuses pour le père et sa fille. Temps « caniculaire et épuisant, mais entier. » Plus tard, ce sera le Canada, le Québec, Pointe-aux-Trembles, l'improbable voyage d'Ewa, perdue en permanence entre rêve et réalité. À la suite d'une injuste et cruelle réflexion adressée à Zbigniew, qui se rebiffera, elle les abandonnera tous les trois, Tomek n'étant qu'un tout petit enfant. Il n'aura connu des voyages que les rives du Saint-Laurent, la Pologne et l'Algérie se percevant, telles des images floues, embellies des réminiscences endolories de sa sœur.
Le passé, c'est aussi le premier amant, Chuck, qui surgit brusquement dans le présent. Ils ne se sont pas revus depuis plusieurs années, mais tout est demeuré intact en Maria. Fantasme qui lui assènera « un coup de massue » : devant le chalet se tiennent Chuck, sa femme et leurs deux petits enfants. Le jeune homme est le fils de John qui avait décidé de s'établir loin de toute trace de civilisation, au bord d'un lac qui lui « appartiendrait à lui tout seul. » Le Crystal Lake. Secouée violemment, Maria succombe à de troublants attraits : ceux de sa mère quand, petite fille, celle-ci voulait qu'elle soit parfaite. À ceux de Chuck, quand à Chicago, durant une nuit démente, elle entraînera son amant dans un délire sexuel, consciente qu'elle le rencontre une dernière fois. Maria, bousculée par d'exutoires mensonges, qui ne sont pas sans rappeler les cris colériques de sa mère, affronte ses contrevérités pour mieux laisser de côté les affluences mentales désordonnées. Les vaincre aussi quand elles court-circuitent son imaginaire enfiévré par l'angoisse. D'où ses constantes déceptions, son idéalisation des êtres et des lieux la poursuivant hors de tout doute, comme pour se rassurer sur ses capacités à aimer. Une nuit, n'enverra-t-elle pas un message à une tante polonaise, lui demandant ce qu'est devenue Ewa ? Lui ayant créé des rôles plus ou moins plausibles, la réponse sera amère mais combien salvatrice. Nous nous rendons compte qu'Ewa et Maria se ressemblent, que leurs rêves d'apaisement ont été outragés par trop de perfectibles incompréhensions.
Premier roman nostalgique, que l'auteure, Julia Pawlowicz, divise en plusieurs parties, chacune consacrée à un être qui a échappé à la compassion de Maria. Peut-être par trop de repliement sur elle-même, entravée d'une illusoire liberté. Les lieux, les paysages, ciselés du regard incisif ou tendre de la narratrice, ont fait que son père, sa mère, son frère lui ont glissé entre les doigts, se distanciant ainsi de ce qu'ils étaient vraiment. Ses parents trouveront grâce, parvenus enfin au bout du silence. Zbigniew dans la mort, Ewa dans la vieillesse. Tomek a choisi la forêt pour y travailler. Méditative réflexion sur le vagabondage fluctuant du temps, sur les circonstances qui font de nous d'éternels migrateurs.
Roman où les sentiments passionnels, les bruits, les odeurs, les couleurs évoqués affleurent, invitant le lecteur à interrompre quelque parole aléatoire pour mieux s'imprégner du discours exigeant d'une auteure, qu'on a découverte un peu par hasard...
Retour d'outre-mer, Julia Pawlowicz
Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 170 pages.
lundi 26 août 2013
Au fil des tissus ****
Notre ami le sage nous a convaincue de la nécessité de l'orgueil, qui nous protège contre lamentations et médisances de certains de nos semblables. Il faut être pourvu d'une profonde méconnaissance de l'être humain pour oser prétendre que cet ancien péché capital gâchait la vie de quiconque. Notre ami le sage a toujours raison. Sans hésitation, on se range à sa courte note philosophique. Attendant la rentrée littéraire québécoise, exceptionnellement, on parle du roman de l'écrivaine libanaise Hoda Barakat, Le laboureur des eaux.
Pendant la guerre au Liban, Nicolas Mitri, grec orthodoxe, se remémore ce qu'ont été son enfance et son adolescence à Beyrouth, entre son père, marchand de tissus, et sa mère, fantasque, affabulatrice. Quarante ans ont passé, ses parents sont morts ; dans les ruines de la ville, Nicolas déambule inlassablement. L'appartement familial a été pillé, réquisitionné, le magasin de tissus incendié. Le présent de Nicolas se construit autour de pierres calcinées et du souvenir impérissable de sa jeune maîtresse kurde, Chamsa, à qui il racontera l'histoire fabuleuse des tissus. Coton, lin, velours, dentelle, soie affichent les âges de sa compagne. Dans le souk Al Tawilé où Nicolas vit, il se terre dans le magasin décoré des tissus miraculeusement retrouvés intacts au sous-sol. Imaginant effleurer les courbes charnelles de Chamsa, il nous apprendra que le lin, originaire de Perse, fut introduit en Égypte, que Pythagore le rapporta en Grèce. Confucius chantait les louanges de la ramie, le jute aux longues fibres du Siam. Le velours, inimitable, fut convoité au XVe siècle par Mehmet le Conquérant. Les princes d'Europe s'extasièrent sur le raffinement et le luxe de ses vêtements. Le velours du costume de Soliman le Magnifique fit suffoquer les habitants de Vienne « plus encore que ne les étouffait le long et triste siège de la ville [ ... ] », textile sublimé dans les contes des Mille et Une Nuits. Mais le velours entre dans l'ère de la décadence en se faisant côtelé. La soie maléfique viendra plus tard, Nicolas redoutant de perdre Chamsa parvenue à l'âge où les femmes, n'aimant pas cette étoffe, la revêtent. Finalement, le père initiera le fils à l'histoire sublime de la soie, seul tissu formé de protéines vivantes, immortelles. « Qui naît parfait, inaltéré. » Tous les mythes de la création, que le narrateur doit à la sapience du vieil homme, se ressemblent et se rencontrent. Les Phéniciens rapportent que le Seigneur tissa la terre et le ciel avec les fils de son infinie sagesse autour d'un arbre universel dont nous ignorons l'ampleur des branches, soit l'insondable Arbre de Vie...
Les souvenirs douloureux de Nicolas, miné par les fièvres de la malaria, se profilent constamment entre rêve et réalité. Les chiens errants, les graisses, l'épopée des Kurdes narrée par Chamsa, nous amènent inévitablement à l'ère de la diolène, tissu à la mode dédaigné par le père de Nicolas, symbole de la décadence de l'opulent Liban et différents pays d'Orient. Jirjis Mitri n'affirme-t-il pas que le monde est un cercle, que ce « monde est miroir du monde » ? Livre empreint de nostalgie amère, de révolte, d'émotions sensuelles nécessaires à l'histoire étonnante des tissus, des êtres humains qui ont traversé les siècles, laboureurs des eaux et de la terre, tels les Phéniciens égarés dans des cités englouties qu'essaie de cerner Nicolas, ne parvenant pas à s'enfuir loin de la ville blessée, passionnément épris d'une femme qui l'a quitté, ne sachant s'il la reverra vivante ou morte. Alors qu'il délire désespérément, il pénètre dans les bas-fonds de la cité, puis surgit face à la mer plane, le rivage encombré d'un insolite paysage. Le faste des tissus, représenté par sa mère et Chamsa, se délite, ne reste que le bruit des bombes, des fusillades, comme si les guerres permettaient d'atteindre une inconsciente sérénité, structurant davantage les raisons pathétiques de ne rien oublier. Les mémoires ne doivent pas faillir, se laisser lobotomiser par une nouvelle société ignorant les caresses voluptueuses envers les femmes et les tissus.
Roman grandiose, évoquant les jardins suspendus de Babylone, eux-mêmes ruines dérivant vers d'autres ruines. Récit magnanime, qu'exaltent des visages inscrits dans les légendes dépeintes par Nicolas Mitri, métaphores d'époques dévastées par la concupiscence des hommes, liens et fils s'entremêlant, semblables à Nicolas idéalisant le corps tant désiré de la blonde Chamsa. Roman lyrique, introspection poétique où les phrases, rythmées de palilalie, s'enroulent les unes aux autres, telles les vagues ponctuées du bruit des pas de l'ennemi, rappelant au lecteur que semer et labourer enfantent parfois la perte et non l'oubli. Luminescence éblouissante de toutes les mémoires se révélant après l'exil. Il ne peut en être autrement, nous assure Nicolas, arpentant la ville dont il est maintenant roi, son règne s'étendant sur ce que porte la terre et sur ce qu'elle renferme.
L'un des plus prestigieux prix littéraires arabes, le prix Naguib-Mahfouz, a été attribué en 2000 au Laboureur des eaux.
On mentionne la qualité de la traduction de Frédéric Lagrange.
Le laboureur des eaux, Hoda Barakat
traduit de l'arabe (Liban) par Frédéric Lagrange,
Éditions Actes Sud, Arles, 2001, 215 pages
Pendant la guerre au Liban, Nicolas Mitri, grec orthodoxe, se remémore ce qu'ont été son enfance et son adolescence à Beyrouth, entre son père, marchand de tissus, et sa mère, fantasque, affabulatrice. Quarante ans ont passé, ses parents sont morts ; dans les ruines de la ville, Nicolas déambule inlassablement. L'appartement familial a été pillé, réquisitionné, le magasin de tissus incendié. Le présent de Nicolas se construit autour de pierres calcinées et du souvenir impérissable de sa jeune maîtresse kurde, Chamsa, à qui il racontera l'histoire fabuleuse des tissus. Coton, lin, velours, dentelle, soie affichent les âges de sa compagne. Dans le souk Al Tawilé où Nicolas vit, il se terre dans le magasin décoré des tissus miraculeusement retrouvés intacts au sous-sol. Imaginant effleurer les courbes charnelles de Chamsa, il nous apprendra que le lin, originaire de Perse, fut introduit en Égypte, que Pythagore le rapporta en Grèce. Confucius chantait les louanges de la ramie, le jute aux longues fibres du Siam. Le velours, inimitable, fut convoité au XVe siècle par Mehmet le Conquérant. Les princes d'Europe s'extasièrent sur le raffinement et le luxe de ses vêtements. Le velours du costume de Soliman le Magnifique fit suffoquer les habitants de Vienne « plus encore que ne les étouffait le long et triste siège de la ville [ ... ] », textile sublimé dans les contes des Mille et Une Nuits. Mais le velours entre dans l'ère de la décadence en se faisant côtelé. La soie maléfique viendra plus tard, Nicolas redoutant de perdre Chamsa parvenue à l'âge où les femmes, n'aimant pas cette étoffe, la revêtent. Finalement, le père initiera le fils à l'histoire sublime de la soie, seul tissu formé de protéines vivantes, immortelles. « Qui naît parfait, inaltéré. » Tous les mythes de la création, que le narrateur doit à la sapience du vieil homme, se ressemblent et se rencontrent. Les Phéniciens rapportent que le Seigneur tissa la terre et le ciel avec les fils de son infinie sagesse autour d'un arbre universel dont nous ignorons l'ampleur des branches, soit l'insondable Arbre de Vie...
Les souvenirs douloureux de Nicolas, miné par les fièvres de la malaria, se profilent constamment entre rêve et réalité. Les chiens errants, les graisses, l'épopée des Kurdes narrée par Chamsa, nous amènent inévitablement à l'ère de la diolène, tissu à la mode dédaigné par le père de Nicolas, symbole de la décadence de l'opulent Liban et différents pays d'Orient. Jirjis Mitri n'affirme-t-il pas que le monde est un cercle, que ce « monde est miroir du monde » ? Livre empreint de nostalgie amère, de révolte, d'émotions sensuelles nécessaires à l'histoire étonnante des tissus, des êtres humains qui ont traversé les siècles, laboureurs des eaux et de la terre, tels les Phéniciens égarés dans des cités englouties qu'essaie de cerner Nicolas, ne parvenant pas à s'enfuir loin de la ville blessée, passionnément épris d'une femme qui l'a quitté, ne sachant s'il la reverra vivante ou morte. Alors qu'il délire désespérément, il pénètre dans les bas-fonds de la cité, puis surgit face à la mer plane, le rivage encombré d'un insolite paysage. Le faste des tissus, représenté par sa mère et Chamsa, se délite, ne reste que le bruit des bombes, des fusillades, comme si les guerres permettaient d'atteindre une inconsciente sérénité, structurant davantage les raisons pathétiques de ne rien oublier. Les mémoires ne doivent pas faillir, se laisser lobotomiser par une nouvelle société ignorant les caresses voluptueuses envers les femmes et les tissus.
Roman grandiose, évoquant les jardins suspendus de Babylone, eux-mêmes ruines dérivant vers d'autres ruines. Récit magnanime, qu'exaltent des visages inscrits dans les légendes dépeintes par Nicolas Mitri, métaphores d'époques dévastées par la concupiscence des hommes, liens et fils s'entremêlant, semblables à Nicolas idéalisant le corps tant désiré de la blonde Chamsa. Roman lyrique, introspection poétique où les phrases, rythmées de palilalie, s'enroulent les unes aux autres, telles les vagues ponctuées du bruit des pas de l'ennemi, rappelant au lecteur que semer et labourer enfantent parfois la perte et non l'oubli. Luminescence éblouissante de toutes les mémoires se révélant après l'exil. Il ne peut en être autrement, nous assure Nicolas, arpentant la ville dont il est maintenant roi, son règne s'étendant sur ce que porte la terre et sur ce qu'elle renferme.
L'un des plus prestigieux prix littéraires arabes, le prix Naguib-Mahfouz, a été attribué en 2000 au Laboureur des eaux.
On mentionne la qualité de la traduction de Frédéric Lagrange.
Le laboureur des eaux, Hoda Barakat
traduit de l'arabe (Liban) par Frédéric Lagrange,
Éditions Actes Sud, Arles, 2001, 215 pages
lundi 19 août 2013
La roue du hamster *** 1/2
Aphorisme. Elle dit le renier jusqu'à la moindre virgule. Plus tard, on a su qu'elle parlait du personnage d'un roman de Balzac, lu à l'adolescence. Palimpseste de la maturité. On a lu le dernier roman de Marina Lewycka, Traders, hippies et hamsters.
Londres, automne 2008. La crise économique frappe le monde entier. Des banques ferment, d'autres réduisent leur personnel. Dans la banque internationale d'investissement où travaille Serge Free, vingt-neuf ans, mathématicien, ultra-capitaliste, les analystes quantitatifs, les traders, surveillent leurs écrans sur lesquels s'alignent les incessantes fluctuations des marchés. Fils de Dorothy, alias Doro, et de Marcus, hippies convaincus, sexagénaires nostalgiques des années soixante-dix et de l'euphorie de leur vie communautaire, Serge a mis de côté sa thèse de maths à Cambridge pour devenir analyste quantitatif, ce que depuis un an sa mère ignore. Pourtant, une angoissante lucidité face au monde autarcique des finances lui permet de se marginaliser parmi ses collègues. Il est amoureux, pense-t-il, de Maroushka — un surnom —, jeune mathématicienne ukrainienne surdouée, qui après s'être faite remarquer professionnellement, a obtenu un poste temporaire dans l'équipe de Serge. Ambitieuse, affable, elle se servira de la candeur du jeune homme pour essayer de le corrompre.
Serge a une sœur, Clara, de trois ans son aînée. Elle enseigne à des enfants défavorisés dans une banlieue londonienne. Ne parvient pas à être heureuse. Ce jour-là, elle essaie de joindre Serge. Leur mère lui a écrit, l'informant qu'elle allait enfin épouser Marcus. Clara est surprise, voire irritée, du revirement de Doro, elle qui, quarante ans plus tôt, décriait tellement cette institution, instrument de l'oppression patriarcale. Il y a aussi Oolie-Anna, vingt-trois ans, trisomique, que leurs parents veulent adopter. Elle est la fille de Megan, que celle-ci a abandonnée aux mains des femmes de la communauté, vingt ans plus tôt. Doro et Marcus ont hérité de la fillette handicapée, la considérant comme leur troisième enfant.
L'histoire de Doro, professeure, et de Marcus, historien, s'est arrêtée, semble-t-il, aux années de leur sulfureuse jeunesse quand le couple partageait ses illusions de paix universelle à Solidarity Hall, communauté du South Yorkshire. Vivaient avec eux Fred Baxendale, dit Le Rouge, Chris Howe, Nick Holliday et sa compagne Jen, mère d'Otto. Moira Lafferty, ennemie aimée de Doro, « baisait » tous les hommes qu'elle rameutait à coups de charme indomptable que ne possédait pas Doro. Se profile Bruno Salpetti, amant des deux femmes, qui est retourné dans son pays. Malheureusement, échouera leur mode de vie révolutionnaire, dispersé par la difficulté de vivre ensemble, englouti par le triomphe de la finance. Puis, un incendie jamais éclairci ravagera la communauté. Chacun partira ( se ) reconstruire de son côté. Doro et Marcus habiteront une maison à Doncaster avec un jardin, occupation salvatrice pour Doro, droguée des envolées gauchistes conçues par Marcus et ses « camarades ».
Dans cette population fluctuante d'adultes et d'enfants, sans oublier les bêtes, Serge et Clara seront confrontés aux « Grands » dont les bonnes résolutions leur échappent. Serge se liera d'une amitié profonde avec Otto ; Clara, indépendante, secondera sa mère dans l'éducation d'Oolie-Anna. Serge se relèvera affecté d'une enfance instable, traumatisé par trop de cauchemars prémonitoires. Des scènes de lapins ensanglantés et mutilés, d'un hamster-mascotte qu'il aurait tué, se dressent devant lui chaque fois que son univers de mathématicien se fendille sous la pression d'événements qu'il est incapable de gérer. Il jouera à gagner énormément d'argent, mais jouer, c'est tourner sur la roue d'un hamster. Vivre aussi quand l'être humain est tiraillé entre deux passions. Celle du pouvoir représenté par Maroushka et son patron, Ken Porter, précurseur capitaliste. Celle de la justice prônée par sa mère, généreuse, secourable. De malhabiles erreurs venant de leurs parents ont abîmé Serge et Clara, de la même manière que Doro le sera quand, inlassablement, se remémorant ses années rebelles, le recul lui permettra de résoudre des vérités concernant Marcus.
Roman réjouissant, foisonnant de gravité et d'humour, qui, sous la plume tendre et acérée de Marina Lewycka, nous fait pénétrer dans une époque libératrice, — amours affranchies, soutiens-gorges jetés aux orties, avant de s'assagir à leur place convenue ! Monde abstrait des algorithmes affolants, des calculs mathématiques censés s'avérer infaillibles. « Les traders s'activent, génèrent des profits à une vitesse phénoménale. » Comment ne pas paniquer devant une telle effervescence dissipatrice, ce que comprendra Doro, hippie dans l'âme, quand elle ira « libérer » son fils ?
À lire, parce qu'on ne peut rendre compte ici d'une telle aventure humaine, se mouvoir aisément dans des séquences déstabilisantes que l'écrivaine présente aux lecteurs, se leurrer sur des individus projetés eux-mêmes dans de récalcitrants comportements. Faut-il que menace une catastrophe, comme celle terminant l'histoire, pour qu'un soupçon d'humanité anime le regard d'hommes et de femmes consumés par le désir insensé de posséder plus qu'ils ne pourront engouffrer ? Marcus, en fin de course, rédige une sorte de testament rendant hommage à Doro qui, contrairement à lui, n'a su se détacher de ses convictions de jeunesse, l'usure du temps, le poids des années, la maladie, ayant peu de prise sur elle. La roue du hamster inscrivant dans l'esprit de Marcus une sérénité temporelle impossible à partager avec cette « femme merveilleuse, sensuelle, passionnée [ ... ] », chevillée à des principes vitaux qu'elle n'a jamais reniés, pour l'amour de son compagnon, de ses enfants, de sa foi en l'être humain. Simplement.
La traduction sensible de Sabine Porte est à souligner.
Traders, hippies et hamsters, Marina Lewycka
Traduit de l'anglais par Sabine Porte
Éditions Alto, Québec, 2013, 616 pages
Londres, automne 2008. La crise économique frappe le monde entier. Des banques ferment, d'autres réduisent leur personnel. Dans la banque internationale d'investissement où travaille Serge Free, vingt-neuf ans, mathématicien, ultra-capitaliste, les analystes quantitatifs, les traders, surveillent leurs écrans sur lesquels s'alignent les incessantes fluctuations des marchés. Fils de Dorothy, alias Doro, et de Marcus, hippies convaincus, sexagénaires nostalgiques des années soixante-dix et de l'euphorie de leur vie communautaire, Serge a mis de côté sa thèse de maths à Cambridge pour devenir analyste quantitatif, ce que depuis un an sa mère ignore. Pourtant, une angoissante lucidité face au monde autarcique des finances lui permet de se marginaliser parmi ses collègues. Il est amoureux, pense-t-il, de Maroushka — un surnom —, jeune mathématicienne ukrainienne surdouée, qui après s'être faite remarquer professionnellement, a obtenu un poste temporaire dans l'équipe de Serge. Ambitieuse, affable, elle se servira de la candeur du jeune homme pour essayer de le corrompre.
Serge a une sœur, Clara, de trois ans son aînée. Elle enseigne à des enfants défavorisés dans une banlieue londonienne. Ne parvient pas à être heureuse. Ce jour-là, elle essaie de joindre Serge. Leur mère lui a écrit, l'informant qu'elle allait enfin épouser Marcus. Clara est surprise, voire irritée, du revirement de Doro, elle qui, quarante ans plus tôt, décriait tellement cette institution, instrument de l'oppression patriarcale. Il y a aussi Oolie-Anna, vingt-trois ans, trisomique, que leurs parents veulent adopter. Elle est la fille de Megan, que celle-ci a abandonnée aux mains des femmes de la communauté, vingt ans plus tôt. Doro et Marcus ont hérité de la fillette handicapée, la considérant comme leur troisième enfant.
L'histoire de Doro, professeure, et de Marcus, historien, s'est arrêtée, semble-t-il, aux années de leur sulfureuse jeunesse quand le couple partageait ses illusions de paix universelle à Solidarity Hall, communauté du South Yorkshire. Vivaient avec eux Fred Baxendale, dit Le Rouge, Chris Howe, Nick Holliday et sa compagne Jen, mère d'Otto. Moira Lafferty, ennemie aimée de Doro, « baisait » tous les hommes qu'elle rameutait à coups de charme indomptable que ne possédait pas Doro. Se profile Bruno Salpetti, amant des deux femmes, qui est retourné dans son pays. Malheureusement, échouera leur mode de vie révolutionnaire, dispersé par la difficulté de vivre ensemble, englouti par le triomphe de la finance. Puis, un incendie jamais éclairci ravagera la communauté. Chacun partira ( se ) reconstruire de son côté. Doro et Marcus habiteront une maison à Doncaster avec un jardin, occupation salvatrice pour Doro, droguée des envolées gauchistes conçues par Marcus et ses « camarades ».
Dans cette population fluctuante d'adultes et d'enfants, sans oublier les bêtes, Serge et Clara seront confrontés aux « Grands » dont les bonnes résolutions leur échappent. Serge se liera d'une amitié profonde avec Otto ; Clara, indépendante, secondera sa mère dans l'éducation d'Oolie-Anna. Serge se relèvera affecté d'une enfance instable, traumatisé par trop de cauchemars prémonitoires. Des scènes de lapins ensanglantés et mutilés, d'un hamster-mascotte qu'il aurait tué, se dressent devant lui chaque fois que son univers de mathématicien se fendille sous la pression d'événements qu'il est incapable de gérer. Il jouera à gagner énormément d'argent, mais jouer, c'est tourner sur la roue d'un hamster. Vivre aussi quand l'être humain est tiraillé entre deux passions. Celle du pouvoir représenté par Maroushka et son patron, Ken Porter, précurseur capitaliste. Celle de la justice prônée par sa mère, généreuse, secourable. De malhabiles erreurs venant de leurs parents ont abîmé Serge et Clara, de la même manière que Doro le sera quand, inlassablement, se remémorant ses années rebelles, le recul lui permettra de résoudre des vérités concernant Marcus.
Roman réjouissant, foisonnant de gravité et d'humour, qui, sous la plume tendre et acérée de Marina Lewycka, nous fait pénétrer dans une époque libératrice, — amours affranchies, soutiens-gorges jetés aux orties, avant de s'assagir à leur place convenue ! Monde abstrait des algorithmes affolants, des calculs mathématiques censés s'avérer infaillibles. « Les traders s'activent, génèrent des profits à une vitesse phénoménale. » Comment ne pas paniquer devant une telle effervescence dissipatrice, ce que comprendra Doro, hippie dans l'âme, quand elle ira « libérer » son fils ?
À lire, parce qu'on ne peut rendre compte ici d'une telle aventure humaine, se mouvoir aisément dans des séquences déstabilisantes que l'écrivaine présente aux lecteurs, se leurrer sur des individus projetés eux-mêmes dans de récalcitrants comportements. Faut-il que menace une catastrophe, comme celle terminant l'histoire, pour qu'un soupçon d'humanité anime le regard d'hommes et de femmes consumés par le désir insensé de posséder plus qu'ils ne pourront engouffrer ? Marcus, en fin de course, rédige une sorte de testament rendant hommage à Doro qui, contrairement à lui, n'a su se détacher de ses convictions de jeunesse, l'usure du temps, le poids des années, la maladie, ayant peu de prise sur elle. La roue du hamster inscrivant dans l'esprit de Marcus une sérénité temporelle impossible à partager avec cette « femme merveilleuse, sensuelle, passionnée [ ... ] », chevillée à des principes vitaux qu'elle n'a jamais reniés, pour l'amour de son compagnon, de ses enfants, de sa foi en l'être humain. Simplement.
La traduction sensible de Sabine Porte est à souligner.
Traders, hippies et hamsters, Marina Lewycka
Traduit de l'anglais par Sabine Porte
Éditions Alto, Québec, 2013, 616 pages
lundi 5 août 2013
Allah akbar ! *** 1/2
« D'un geste brusque, elle [ Virginia Woolf ] jeta les feuilles en vrac
sous son lit. Ces verbes et ces adjectifs accolés en une forme poétique,
ces mares entières d'eau de rose, de rimes trop coulantes n'étaient pas
dignes de son œuvre. » On suggère à des pseudo poètes de prendre
exemple. On a lu le roman de Flemming Jensen, Maurice et Mahmoud.
Il s'appelle Maurice Johansen, il est danois, expert-comptable. Après vingt-huit années de mariage, sa femme l'a mis à la porte. Ne sachant où aller, il dort dans son bureau. Il a un assistant féru d'informatique, Mahmoud Abusaada, musulman, « mais totalement danois et c'est un vrai petit geek. » Un soir, Mahmoud, revenant au bureau régler un dossier, se heurte à Maurice en pyjama. Il écoute tristement son histoire, lui propose de venir dormir chez lui. Maurice accepte. Mahmoud habite dans une banlieue cosmopolite, au septième étage d'un édifice vétuste, alors que Maurice résidait dans une banlieue cossue. Au-dessus de chez Mahmoud demeure Lærke Neumann, jeune femme vindicative de qui Mahmoud est amoureux fou. Il a un réveil réglé sur la fréquence du muezzin, qui sonne cinq fois par jour l'appel à la prière, offert par sa terrible maman. Excédée, Lærke finira par lui confisquer son réveil, ce qu'il considèrera comme une preuve d'amour ! Quant à Maurice, il ne saisit pas très bien le comportement de Mahmoud vis-à-vis de sa voisine et de sa mère. Cette dernière n'est-elle pas venue rendre visite à son fils et, horrifiée, a trouvé Maurice couché dans le divan encombrant le salon. Elle s'est emportée violemment, redoutant les mœurs inavouables dans lesquelles Maurice aurait entraîné Mahmoud. Elle s'inquiète qu'à trente-deux ans, il ne soit pas encore marié. Le jeune homme est un passionné de l'ère des vinyles et de Nat King Cole qu'à tout propos, pour convaincre Maurice, calmer sa mère, séduire Lærke, il leur fait inlassablement écouter. Intervient aussi l'imam Khalid Yasin, de Bronshoj, depuis toujours l'ami de Mahmoud, qui surgit à l'improviste, se rue sur le frigidaire. « Un pur concentré d'aménité », conclut Maurice.
La première fois que Lærke et Maurice se rencontreront, les deux seront étonnés de se connaître depuis longtemps. Au cours de vacances passées dans un village de pêcheurs, avec sa femme et les enfants, informé par un groupe d'hommes soupçonneux, Maurice avait remis à flots la comptabilité frauduleuse du père de la jeune fille, exportateur de poisson. Ravi de cette nouvelle, et comme il veut épouser Lærke, ce qu'elle ignore, à quelques jours de Noël, Mahmoud prend l'initiative d'inviter ses parents. Maurice s'occupera de concocter un repas, d'organiser la soirée. Même si les musulmans ne fêtent pas Noël, Mahmoud ne veut rien entendre du raisonnement pragmatique de son patron et ami. Désirant contenter Mahmoud, à bout d'arguments, Maurice optera pour un rôti de porc. D'abord sceptique, Mahmoud y verra un signe flagrant de prévenance et d'ouverture, il se montrera sans préjugés. Lui, mangera des pommes de terre et de la garniture.
Malheureusement, la soirée de tolérance, pour ne pas dire d'amnistie, entre les cultures, ne se déroulera pas comme prévue. C'était sans compter sur l'imam de Bronshoj, ni sur la redoutable maman de Mahmoud. Ni sur les origines surprenantes des parents de Lærke Neumann. Ni sur un mot dérisoire qu'utilise innocemment Lærke quand elle se met en colère. Ni sur le claquement d'une porte qui déclenchera de violents courants d'air, remettant en cause les occupations professionnelles de Mahmoud. Il suffit d'une ressemblance erronée pour que la vie d'un homme risque de basculer dans d'outrancières accusations. Surprenante Lærke qui résoudra le complot machiavélique. Durant cette déroute humaine se poursuit lamentablement la procédure de divorce de Maurice, autre monde égratigné par de retorses diffamations.
C'est avec beaucoup de délicatesse et de doigté que Flemming Jensen aborde le thème très actuel des libertés culturelles et diversités religieuses, mais elles ne sont pas aussi cohérentes que l'histoire burlesque qu'il soumet aux lecteurs. Ne dit-il pas que ce récit est un conte humoristique ? N'ajoute-t-il pas, à travers la voix de Maurice, qu'il a quotidiennement frayé avec des problématiques susceptibles de déclencher des guerres et de plonger les peuples dans la confusion ? On le croit, en avalant une grande goulée d'air, tellement son humour danois dédramatise la gravité du sujet. « Ne pas perdre les pédales chaque fois qu'on croise une différence. » On le croit encore, on le remercie de nous avoir permis de rire complaisamment des badineries savoureuses de deux hommes qui font vraiment connaissance ailleurs que dans une ambiance frelatée de travail. Satire sociale, que nous le voulions ou pas, nous rapproche les uns des autres.
De cet écrivain humoriste, on avait lu et commenté son premier roman, Le blues du braqueur de banque, pamphlet politique qui nous avait révélé l'humour féroce, à fleur de peau, d'un homme soucieux du bien-être de ses semblables.
La traduction subtile d'Andréas Saint-Bonnet méritait d'être soulignée.
Maurice et Mahmoud, Flemming Jensen
traduit du danois par Andréas Saint-Bonnet
Éditions Leméac, Montréal, 2013, 208 pages.
Il s'appelle Maurice Johansen, il est danois, expert-comptable. Après vingt-huit années de mariage, sa femme l'a mis à la porte. Ne sachant où aller, il dort dans son bureau. Il a un assistant féru d'informatique, Mahmoud Abusaada, musulman, « mais totalement danois et c'est un vrai petit geek. » Un soir, Mahmoud, revenant au bureau régler un dossier, se heurte à Maurice en pyjama. Il écoute tristement son histoire, lui propose de venir dormir chez lui. Maurice accepte. Mahmoud habite dans une banlieue cosmopolite, au septième étage d'un édifice vétuste, alors que Maurice résidait dans une banlieue cossue. Au-dessus de chez Mahmoud demeure Lærke Neumann, jeune femme vindicative de qui Mahmoud est amoureux fou. Il a un réveil réglé sur la fréquence du muezzin, qui sonne cinq fois par jour l'appel à la prière, offert par sa terrible maman. Excédée, Lærke finira par lui confisquer son réveil, ce qu'il considèrera comme une preuve d'amour ! Quant à Maurice, il ne saisit pas très bien le comportement de Mahmoud vis-à-vis de sa voisine et de sa mère. Cette dernière n'est-elle pas venue rendre visite à son fils et, horrifiée, a trouvé Maurice couché dans le divan encombrant le salon. Elle s'est emportée violemment, redoutant les mœurs inavouables dans lesquelles Maurice aurait entraîné Mahmoud. Elle s'inquiète qu'à trente-deux ans, il ne soit pas encore marié. Le jeune homme est un passionné de l'ère des vinyles et de Nat King Cole qu'à tout propos, pour convaincre Maurice, calmer sa mère, séduire Lærke, il leur fait inlassablement écouter. Intervient aussi l'imam Khalid Yasin, de Bronshoj, depuis toujours l'ami de Mahmoud, qui surgit à l'improviste, se rue sur le frigidaire. « Un pur concentré d'aménité », conclut Maurice.
La première fois que Lærke et Maurice se rencontreront, les deux seront étonnés de se connaître depuis longtemps. Au cours de vacances passées dans un village de pêcheurs, avec sa femme et les enfants, informé par un groupe d'hommes soupçonneux, Maurice avait remis à flots la comptabilité frauduleuse du père de la jeune fille, exportateur de poisson. Ravi de cette nouvelle, et comme il veut épouser Lærke, ce qu'elle ignore, à quelques jours de Noël, Mahmoud prend l'initiative d'inviter ses parents. Maurice s'occupera de concocter un repas, d'organiser la soirée. Même si les musulmans ne fêtent pas Noël, Mahmoud ne veut rien entendre du raisonnement pragmatique de son patron et ami. Désirant contenter Mahmoud, à bout d'arguments, Maurice optera pour un rôti de porc. D'abord sceptique, Mahmoud y verra un signe flagrant de prévenance et d'ouverture, il se montrera sans préjugés. Lui, mangera des pommes de terre et de la garniture.
Malheureusement, la soirée de tolérance, pour ne pas dire d'amnistie, entre les cultures, ne se déroulera pas comme prévue. C'était sans compter sur l'imam de Bronshoj, ni sur la redoutable maman de Mahmoud. Ni sur les origines surprenantes des parents de Lærke Neumann. Ni sur un mot dérisoire qu'utilise innocemment Lærke quand elle se met en colère. Ni sur le claquement d'une porte qui déclenchera de violents courants d'air, remettant en cause les occupations professionnelles de Mahmoud. Il suffit d'une ressemblance erronée pour que la vie d'un homme risque de basculer dans d'outrancières accusations. Surprenante Lærke qui résoudra le complot machiavélique. Durant cette déroute humaine se poursuit lamentablement la procédure de divorce de Maurice, autre monde égratigné par de retorses diffamations.
C'est avec beaucoup de délicatesse et de doigté que Flemming Jensen aborde le thème très actuel des libertés culturelles et diversités religieuses, mais elles ne sont pas aussi cohérentes que l'histoire burlesque qu'il soumet aux lecteurs. Ne dit-il pas que ce récit est un conte humoristique ? N'ajoute-t-il pas, à travers la voix de Maurice, qu'il a quotidiennement frayé avec des problématiques susceptibles de déclencher des guerres et de plonger les peuples dans la confusion ? On le croit, en avalant une grande goulée d'air, tellement son humour danois dédramatise la gravité du sujet. « Ne pas perdre les pédales chaque fois qu'on croise une différence. » On le croit encore, on le remercie de nous avoir permis de rire complaisamment des badineries savoureuses de deux hommes qui font vraiment connaissance ailleurs que dans une ambiance frelatée de travail. Satire sociale, que nous le voulions ou pas, nous rapproche les uns des autres.
De cet écrivain humoriste, on avait lu et commenté son premier roman, Le blues du braqueur de banque, pamphlet politique qui nous avait révélé l'humour féroce, à fleur de peau, d'un homme soucieux du bien-être de ses semblables.
La traduction subtile d'Andréas Saint-Bonnet méritait d'être soulignée.
Maurice et Mahmoud, Flemming Jensen
traduit du danois par Andréas Saint-Bonnet
Éditions Leméac, Montréal, 2013, 208 pages.
lundi 22 juillet 2013
Le patient espagnol *** 1/2
L'été s'étire paresseusement, nous aussi ! On profite des festivals, des terrasses, du parc à côté, on vit au jour le jour. On ne voyage pas, la ville nous offre un paysage urbain qui nous séduit suffisamment pour nous retrouver là où un phare imaginaire nous appâte. Pluie et soleil alternent, soubresauts de la nature au même titre que les caprices existentiels des humains. On se promène avec en main le roman de Thomas Trofimuk, L'oiseau rare.
Au large de la côte espagnole, proche du détroit de Gibraltar, un homme en très mauvais état a été sorti de l'océan : hypothermie, déshydratation, épuisement. Après avoir repris conscience, il ne cesse de répéter qu'il doit traverser la mer occidentale, il a des navires ancrés à Palos. Il se nomme Christophe Colomb. Aucun papier sur lui. Confié au monastère franciscain de La Rabida, le père Bolivar et ses moines prendront soin de lui. Devenu violent, il sera transféré à l'Institut sévillan de santé mentale, à Séville. Peu à peu, il se remettra mais affirmera constamment qu'il est Christophe Colomb. Consuela Emma Lopez, l'infirmière qui lui sera octroyée, se sentira concernée par la détresse de l'étranger, elle écoutera les histoires surprenantes qu'il narre. Il y est question d'Isabelle Ière de Castille, de son mari Ferdinand II d'Aragon, de Luis de Santagel, trésorier de la reine, de Beatriz Enriquez de Arana de qui il a un fils. De l'Inquisition, qui le recherche pour avoir osé critiquer les travaux scientifiques de l'époque : la Terre n'est pas plate, personne n'a jamais chuté à une extrémité, s'insurge-t-il. Jérusalem est encore le centre du monde. Christophe entraîne Consuela dans des situations où les femmes jouent un rôle prépondérant : Isabelle tient à reconquérir l'Andalousie avant de lui confier trois caravelles. Cassandra, serveuse dans un bar, le ramène à d'obscures souvenances. Selena, l'amoureuse généreuse et tendre, balafrée, « belle à ravir ». Beatriz. Hanté par des éléments précis qu'il refuse d'élucider, prétendant qu'au bout de son voyage aux Indes une catastrophe se produira. Consuela se rend compte de l'érudition de son protégé. Ne récite-t-il pas des ghazals du poète mystique persan Hafez ? Ne consigne-t-il pas les intrigues historiques du XIVe et XVe siècle espagnol ? Ne se considère-t-il pas comme étant un homme de la fin du Moyen Âge, du début de la Renaissance ? Subjuguée, Consuela s'éprend d'un patient sans substance, d'un fantôme vieux de cinq cents ans. Et la vie de Consuela n'est pas simple ; n'a-t-elle pas épousé un homme qui dansait bien ? Elle boit trop, s'oppose à sa sœur aînée, psychologue, agacée du laisser-aller de la jeune femme. Consuela a divorcé, vit seule, les péripéties du patient espagnol la mettent face à la platitude de son quotidien, bien que Christophe, elle le sait, racontât des faits qui n'existent pas. Tout est chimère dans sa manière de voir les êtres, seule son immense culture lui permet de relater des événements qu'il perçoit dans un état de rêve, hors d'atteinte, irréels, toujours attiré par le détroit de Gibraltar. Par une certaine Rashmi — rayon de soleil — qu'il associe aux ghazals de Hafez. Histoire de découverte et d'obsession qui le fait dériver au-delà de lui-même jusqu'au moment où, à l'intérieur d'un drame onirique, il tuera Christophe Colomb.
Portée par l'existence hypothétique d'un individu aux prises avec un délire ordonné, telle une ombre gigantesque recouvrant son passé, on omet de mentionner un personnage insolite, Émile Germain, agent d'Interpol posté en France, qui recevra l'ordre de rechercher un voyageur suspect. Celui-ci se trouverait au sud de Madrid, demandant inlassablement son chemin menant à Séville et d'autres villes andalouses. Émile a lui aussi son histoire fragmentée que tout d'abord il compare à celle du naufragé, avant, humilié, de se récuser. Trames conjugales ordinaires que celles de Consuela et d'Émile. S'entrecoupent des vies manquées, basées sur la tricherie, sur la lassitude. Christophe Colomb ne représente-t-il pas l'éternel vagabond, ne se nourrit-il pas de Tristan, le héros blessé dérivant sans voiles ni rames, quand une ultime fois il nagera dans le détroit de Gibraltar ? Là-bas, la catastrophe se dessine, elle aboutira aux ghazals de Hafez, strophes antilinéaires, à sa rencontre avec Rashmi, pierre de gué, inépuisable source d'inspiration.
Roman empreint d'une telle densité qu'il est impossible d'en élaborer les mouvantes profondeurs. On s'émeut, nostalgiques, en savourant des séquences éblouissantes cueillies au hasard du périple de l'aliéné. Christophe Colomb et la reine Isabelle de Castille. Avec Beatriz, la bien-aimée. Avec Juan, son ami et complice. Le dialogue, partagé avec le père Antonio dans l'église San Jorge à Palos, s'avère d'un humanisme insondable, quand, désespéré, Colomb lui confie, à la veille de lever l'ancre, ses incertitudes désenchantées de navigateur. Il y a aussi son effroyable lucidité sur une époque surgie d'un subconscient surmené par une souffrance dont il refuse, avec raison, la constante. Sur le présent auquel, observateur lucide, il ne peut que se soumettre. De retour dans un monde dominé par le manque de beauté, même s'il ne la comprend pas très bien, il est persuadé qu'ailleurs il luttait pour une sorte de vérité de ce qu'il est, même s'il en ignorait l'aboutissement. Christophe Colomb ne refusait jamais une aventure, se lançait à sa poursuite. Il larguait les amarres, cap sur l'inconnu. Sur son rocher, à quatre heures du matin, crevant de froid, l'homme redevenu lui-même ou un autre, attend le célèbre navigateur, les bras et le cœur grands ouverts. À bord du trois-mâts L'Oiseau rare, ils prendront un nouveau départ. Il n'a plus qu'à attendre. Et nous, lecteurs sédentaires, à nous émerveiller de l'infatigable capacité de l'humain à découvrir des terres lointaines, plus jamais vierges.
On félicite Sophie Voillot qui, traductrice talentueuse, a su conserver intacte l'âme du voyageur égaré.
L'oiseau rare, Thomas Trofimuk
traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Voillot
VLB éditeur, Montréal, 2013, 389 pages
Au large de la côte espagnole, proche du détroit de Gibraltar, un homme en très mauvais état a été sorti de l'océan : hypothermie, déshydratation, épuisement. Après avoir repris conscience, il ne cesse de répéter qu'il doit traverser la mer occidentale, il a des navires ancrés à Palos. Il se nomme Christophe Colomb. Aucun papier sur lui. Confié au monastère franciscain de La Rabida, le père Bolivar et ses moines prendront soin de lui. Devenu violent, il sera transféré à l'Institut sévillan de santé mentale, à Séville. Peu à peu, il se remettra mais affirmera constamment qu'il est Christophe Colomb. Consuela Emma Lopez, l'infirmière qui lui sera octroyée, se sentira concernée par la détresse de l'étranger, elle écoutera les histoires surprenantes qu'il narre. Il y est question d'Isabelle Ière de Castille, de son mari Ferdinand II d'Aragon, de Luis de Santagel, trésorier de la reine, de Beatriz Enriquez de Arana de qui il a un fils. De l'Inquisition, qui le recherche pour avoir osé critiquer les travaux scientifiques de l'époque : la Terre n'est pas plate, personne n'a jamais chuté à une extrémité, s'insurge-t-il. Jérusalem est encore le centre du monde. Christophe entraîne Consuela dans des situations où les femmes jouent un rôle prépondérant : Isabelle tient à reconquérir l'Andalousie avant de lui confier trois caravelles. Cassandra, serveuse dans un bar, le ramène à d'obscures souvenances. Selena, l'amoureuse généreuse et tendre, balafrée, « belle à ravir ». Beatriz. Hanté par des éléments précis qu'il refuse d'élucider, prétendant qu'au bout de son voyage aux Indes une catastrophe se produira. Consuela se rend compte de l'érudition de son protégé. Ne récite-t-il pas des ghazals du poète mystique persan Hafez ? Ne consigne-t-il pas les intrigues historiques du XIVe et XVe siècle espagnol ? Ne se considère-t-il pas comme étant un homme de la fin du Moyen Âge, du début de la Renaissance ? Subjuguée, Consuela s'éprend d'un patient sans substance, d'un fantôme vieux de cinq cents ans. Et la vie de Consuela n'est pas simple ; n'a-t-elle pas épousé un homme qui dansait bien ? Elle boit trop, s'oppose à sa sœur aînée, psychologue, agacée du laisser-aller de la jeune femme. Consuela a divorcé, vit seule, les péripéties du patient espagnol la mettent face à la platitude de son quotidien, bien que Christophe, elle le sait, racontât des faits qui n'existent pas. Tout est chimère dans sa manière de voir les êtres, seule son immense culture lui permet de relater des événements qu'il perçoit dans un état de rêve, hors d'atteinte, irréels, toujours attiré par le détroit de Gibraltar. Par une certaine Rashmi — rayon de soleil — qu'il associe aux ghazals de Hafez. Histoire de découverte et d'obsession qui le fait dériver au-delà de lui-même jusqu'au moment où, à l'intérieur d'un drame onirique, il tuera Christophe Colomb.
Portée par l'existence hypothétique d'un individu aux prises avec un délire ordonné, telle une ombre gigantesque recouvrant son passé, on omet de mentionner un personnage insolite, Émile Germain, agent d'Interpol posté en France, qui recevra l'ordre de rechercher un voyageur suspect. Celui-ci se trouverait au sud de Madrid, demandant inlassablement son chemin menant à Séville et d'autres villes andalouses. Émile a lui aussi son histoire fragmentée que tout d'abord il compare à celle du naufragé, avant, humilié, de se récuser. Trames conjugales ordinaires que celles de Consuela et d'Émile. S'entrecoupent des vies manquées, basées sur la tricherie, sur la lassitude. Christophe Colomb ne représente-t-il pas l'éternel vagabond, ne se nourrit-il pas de Tristan, le héros blessé dérivant sans voiles ni rames, quand une ultime fois il nagera dans le détroit de Gibraltar ? Là-bas, la catastrophe se dessine, elle aboutira aux ghazals de Hafez, strophes antilinéaires, à sa rencontre avec Rashmi, pierre de gué, inépuisable source d'inspiration.
Roman empreint d'une telle densité qu'il est impossible d'en élaborer les mouvantes profondeurs. On s'émeut, nostalgiques, en savourant des séquences éblouissantes cueillies au hasard du périple de l'aliéné. Christophe Colomb et la reine Isabelle de Castille. Avec Beatriz, la bien-aimée. Avec Juan, son ami et complice. Le dialogue, partagé avec le père Antonio dans l'église San Jorge à Palos, s'avère d'un humanisme insondable, quand, désespéré, Colomb lui confie, à la veille de lever l'ancre, ses incertitudes désenchantées de navigateur. Il y a aussi son effroyable lucidité sur une époque surgie d'un subconscient surmené par une souffrance dont il refuse, avec raison, la constante. Sur le présent auquel, observateur lucide, il ne peut que se soumettre. De retour dans un monde dominé par le manque de beauté, même s'il ne la comprend pas très bien, il est persuadé qu'ailleurs il luttait pour une sorte de vérité de ce qu'il est, même s'il en ignorait l'aboutissement. Christophe Colomb ne refusait jamais une aventure, se lançait à sa poursuite. Il larguait les amarres, cap sur l'inconnu. Sur son rocher, à quatre heures du matin, crevant de froid, l'homme redevenu lui-même ou un autre, attend le célèbre navigateur, les bras et le cœur grands ouverts. À bord du trois-mâts L'Oiseau rare, ils prendront un nouveau départ. Il n'a plus qu'à attendre. Et nous, lecteurs sédentaires, à nous émerveiller de l'infatigable capacité de l'humain à découvrir des terres lointaines, plus jamais vierges.
On félicite Sophie Voillot qui, traductrice talentueuse, a su conserver intacte l'âme du voyageur égaré.
L'oiseau rare, Thomas Trofimuk
traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Voillot
VLB éditeur, Montréal, 2013, 389 pages