lundi 28 avril 2008

Marcher entre la Kabylie, Paris et Montréal


C'est toujours avec plaisir qu'on découvre des auteurs-es de la jeune génération. Il ne s'agit pas vraiment d'âge mais d'une entrée réussie dans le milieu littéraire. On pense à Marie-Claude Gagnon, Josée Bilodeau, Christine Eddie, pour ne nommer qu'elles, qui ont atteint l'âge de la maturité et qui s'imposent comme des auteures plus que prometteuses. Les générations s'avérant entre elles de plus en plus rapprochées, la course au succès se resserre. Comme dans les sports, écrire est devenue une performance qu'il faut assumer sans s'essouffler pour devenir visible, et surtout le rester !

La jeune auteure dont on parle aujourd'hui, Katia Belkhodja, vient de mettre au monde un premier roman, La peau des doigts, où les personnages marchent longuement, comme s'ils se cherchaient dans le dédale d'un passé flou, presque effacé. À force de chercher, des points de repères se précisent, des images surgissent, des visages se modèlent. Une histoire de tendresse s'inscrit dans la mémoire d'une grand-mère kabyle pendant qu'en parallèle la narratrice s'adresse à Doña, une «fille qui ne sert à rien dans l'histoire», qu'elle reconnaîtra toujours grâce à ses boucles d'oreilles, avec une phrase-choc : «J'ai ta chair arrachée entre les dents.» De cette manière rebelle, aux dents acérées, on fera connaissance avec une capitale, Paris, où l'auteure situe des femmes qui lui sont certainement chères. Entre fiction et réalité. Quelle part de vérité ou de mensonge aborde-t-on à vingt et un ans ? La vie est encore à l'état de rêve ou de cauchemar selon le pays d'où l'on vient. Immigrer n'est pas toujours faire du tourisme mais une manière de survivre aux différents malheurs qui nous ont fait fuir vers un ailleurs incertain. Marcher, aller de l'avant, n'est-ce pas aussi marcher vers l'arrière ? On s'étourdit dans la fatigue, on se perd dans le bruit, le cœur en rage... On observe les inconnus que l'on croise, qui nous doublent. L'impression demeure - même si elle est trompeuse - de vivre un avenir surprenant tellement il annihile les «choses qui font si mal qu'il faudrait se dépecer pour s'en défaire.»

Aidée d'un style hoqueté, débridé, d'une écriture abrupte, Katia Belkhodja dresse des personnages d'hier et d'aujourd'hui, un décor urbain qui est celui du métro parisien, des quais de Seine. Des fontaines. Celle de la place Saint-Michel, celle de l'esplanade de la Place-des-Arts. La grand-mère kabyle, Celia, attend en vain son amant algérien qui, malgré sa promesse, n'est jamais venu la rejoindre à Paris. Elle se remémore le petit garçon qui la guettait sous le noisetier. Il y a l'autre Celia, la cousine, qui ne s'est jamais consolée de la mort de sa mère. Pour noyer son chagrin, elle fait des crêpes et se brûle la peau des doigts en les cuisinant. Les jumeaux, Gan et Fril, rencontrés par hasard à Paris, accompagnés de la petite fille Magdalène, poursuivent un chemin à peine tracé dans la peau de la main. Fril est peintre, Gan est autiste, amoureux fou de Marguerite Yourcenar. «Il ne dormait plus, ne mangeait plus. Il ne faisait rien, que relire les Mémoires d'Hadrien...» Une phrase le hante, soi-disant écrite par l'illustre écrivaine : «Le ciel est encombré de bleu.» Avec la narratrice, ils se pointent devant l'Académie française, espérant que Marguerite sorte de l'auguste bâtiment. En vain. Ils finiront par savoir par le Net qu'elle est morte en 1987, enterrée dans le Maine... Il y a aussi la dentiste chez qui tous squattent, elle est «l'arrière-petite-fille de la danseuse de tango», qui était venue au village autrefois ; elle a appris «aux idiots à danser, merveilleusement bien, le tango.» Des affiliations familiales, peut-être autobiographiques, se nouent. Celia, la cousine, la narratrice ne sont-elles pas les petites-filles de Celia, la grand-mère kabyle ? L'auteure elle-même est algérienne. La peau des doigts s'avère une quête de l'identité déracinée ainsi qu'un hymne à toutes les peaux, qu'elles soient noires, brunes - mates - ou blanches.

Un brin de nostalgie, beaucoup de gravité - et d'humour - imprègnent ce roman. On erre de l'Algérie à Montréal, en passant par Paris. Plusieurs références symboliques ont trait à la souffrance, aux regrets, à la solitude. Aux êtres qui défendent des causes pour le bien-être des humains, des animaux, de la nature. On ne se demande pas quel sera le deuxième roman de Katia Belkhodja, on est assuré que cette jeune femme de vingt et un ans possède un talent indéniable que son éditeur devra surveiller de près, l'auteure étant à l'âge des «rires jusqu'à en pleurer», du tout blanc du tout noir. Aucune nuance, aucune concession. Cet âge tendre et révolté à la fois, ne prête attention qu'à la déchirure de la peau, les égratignures seront pour plus tard... L'auteure, entremêlant ses lèvres à celles de la fille aux boucles d'oreilles, n'avoue-t-elle pas qu'elle a «toujours été une enfant.» ? On lui souhaite de grandir un peu pour avoir le bonheur de la lire longtemps.



La peau des doigts, Katia Belkhodja
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 102 pages

lundi 21 avril 2008

Banlieues et avatars en émoi


Certains livres nous déroutent tellement qu'ils nous obligent à en poursuivre la lecture. Ils nous emportent vers des lieux insoupçonnés, flottant entre réalité et fiction, tramant habilement de singuliers dédoublements de personnalité. Effets de miroirs nous renvoyant à notre propre image. Ces livres nous dévoilent un peu de leur mystère sans jamais se prêter davantage à la curiosité du lecteur. Tel un groupe d'individus qui se déroberaient à notre regard trop insistant. On ne pose pas de questions, on continue à observer ou à lire. C'est de cette manière feutrée qu'on pénètre dans le dernier roman de Fulvio Caccia, La frontière tatouée. L'histoire aux abords simples nous captive tant elle sort des sentiers battus.

Richard Kilroy est un artiste peintre qui remet en question son art et son mariage avec Gina. Il se sépare d'elle alors que leur fils David, dix-sept ans, entre en rébellion contre son père qu'il juge irresponsable. Il s'intègre à un groupe de tagueurs adeptes d'un mystérieux jeu en ligne. Son meilleur ami, Joe, membre du groupe, a été assassiné ; au prix de sa vie, David veut découvrir l'auteur de ce meurtre crapuleux. De son côté, pour regagner la confiance de son fils, Richard mène son enquête, aidé de l'inspecteur Merle. Le scénario est banal. Divorces et jeux en ligne, tagueurs et gangs de rues font partie de notre vie trépidante, on n'y prête plus attention. On s'arrête même devant la beauté stupéfiante de graffitis anonymes. Mais le jour où Richard reçoit une lettre mystérieuse lui rappelant un passé douteux qu'il a occulté, le roman bascule dans une dimension allant au-delà des apparences.

L'histoire - qui se déroule dans une banlieue française - s'ouvre sur un poème adressé à un certain Xan, signé du nom de David Kilroy. Chaque phrase sera reprise par Fulvio Caccia, sous-titrant de courts chapitres. Malgré soi, on chemine avec cet homme redouté qu'on murmure être le chef du gang où évolue David. C'est un tagueur reconnu qui emploie des bombes aérosol à la mixture secrète. On ne peut s'empêcher de penser aux peintres de la Renaissance employant des ingrédients jalousement préservés. Pendant ce temps, Richard Kilroy expose mais ne fait plus recette. Son galeriste le tance de regarder le monde autour de lui. «Il faut bouger! On est dans une société de communications, ne le savais-tu pas ?» Il lui présente Gap, un peintre dont les tableaux ressemblent étrangement aux siens ; il peint aussi des tags et fréquente ce milieu depuis plusieurs années. Caccia décrit quelques-uns de ces garçons révoltés, malmenés par l'existence, avec une conviction chaleureuse. Il emmène le lecteur dans les banlieues secouées par des émeutes. Voitures incendiées, impuissance de la police à maîtriser totalement ce désordre, à mettre la main sur les fauteurs de ces troubles nocturnes même si elle les soupçonne. Adultes et jeunes se côtoient, comme pour se défier, alimenter leur rancœur réciproque. Tous s'agitent au bord d'une frontière imaginaire tatouée dans l'invisible du paysage alentour. Autant invisibles et inexpliquées sont les lettres d'une jeune femme prénommée Ariane qui de temps à autre essaiment le roman. Datées de 1959, ces missives sont expédiées - le sont-elles ? - d'un village français, Ramontel, à un certain William de qui sa famille l'a séparée et de qui elle attend un enfant. Ont-elles un rapport avec Richard Kilroy qui, chez son psychanaliste, décortique tout haut d'étranges rêves jamais mis au jour...

Et pour corser l'intrigue, l'ectoplasme numérique d'une deuxième Ariane apparaît sur l'écran de l'ordinateur de Richard, lui-même victime de son avatar qui converse avec la jeune femme ; elle sera tuée d'une flèche dans le cou, Richard - le vrai - en sera bouleversé... On va d'un passé nébuleux à un présent palpable, vers des apparences fluides à des substances âpres, de la légèreté à la pesanteur, à mesure que se précise le rôle de David dans cet imbroglio de tagueurs et de jeu virtuel. Ne faudrait-il pas mentionner David-Richard liés au sommet d'un «septième ciel» hallucinant ? On tourne les pages de ce livre avec l'impression qu'un deuxième se cache derrière une frontière de papier.

C'est un roman exigeant qui irradie d'intelligence. Les conversations qu'échangent les protagonistes entre eux traitent de l'art, de sa dérision parfois, de métaphysique, de Dieu et du hasard, de philosophie, autant de thèmes universels qui insufflent à cette histoire une aura à la fois dénaturée et mystique, une saveur de nouveauté. Nous sommes soumis à un jeu de hasard, nous enseigne Fulvio Caccia. Nous sommes doubles «comme la nature humaine». Nous contenons «tous les noms» nous révèle Xan avant de mourir.

À lire absolument pour mesurer l'œil infiniment profond qui nous guide, prévenir la main - divine ? - qui lance sur nos noms le dé marqué du chiffre 7... Car, ne l'oublions pas : «nous sommes piégés par nos représentations» mais nous sommes aussi «la septième face du dé.»



La frontière tatouée, Fulvio Caccia
Triptyque, Montréal, 2008, 216 pages

vendredi 4 avril 2008

Instantanés urbains


Prenons le quartier d'une ville qui ressemblerait à Montréal. Un samedi de mai particulièrement chaud. Printemps québécois. Isolons-le du reste du monde. Décorons-le de maisons, d'un restaurant, de ruelles. De rues où des gens circulent sans vraiment se voir ; ils s'effleurent, assommés par l'atmosphère orageuse. Chacun y va de son train-train quotidien, mais chacun est étonné de la chaleur environnant ce quartier qui, soudain, «s'est mis à grouiller d'une animation peu commune.» Ainsi, on entre dans le troisième roman de Josée Bilodeau, On aurait dit juillet. Pourtant, ce sont des petites choses presque inconsistantes qui auraient dû se produire, comme il s'en passe depuis que le monde est peuplé d'humains. L'intention de l'auteure est peut-être de nous démontrer combien une incidence météorologique peut influer sur nos actes. Ici, le soleil détient un rôle infernal qui créera des situations démultipliées alors qu'il eût été simple de s'en tenir à des propos tout à fait normaux, voire insignifiants. Comme le fait le jeune Nicolas qui en a assez du quartier et qui photographie les rues et les êtres pour ne pas les oublier - il s'exilera dans une autre grande ville «aussi contrastée qu'électrique.» -, ouvrons un œil voyeur et poursuivons, mine de rien, les personnages de Josée Bilodeau durant cette journée caniculaire. Mathieu, un adolescent rebelle, profitera de l'anniversaire de son père pour l'accuser d'une action sordide dont la preuve est soi-disant écrite dans une lettre à l'enveloppe rouge. Au fur et à mesure que Mathieu s'affole de son accusation inconsidérée, l'enveloppe va passer de main en main mais ne sera jamais décachetée. On a l'impression qu'elle servira de prétexte à mettre en branle les événements qui suivront. Si de longues scènes habitent le roman, d'autres ne durent que l'instant de les lire : une chatte tue un oiseau, Brigitte, la joggeuse, court sans déranger personne, elle observe, se délecte des odeurs. Anne-Marie, dépressive, ne sait comment réparer sa faute, elle a oublié sa petite chez elle avant de partir pour le bureau. Yvonne, à l'âge de la ménopause, meurt encore de désir pour son mari. Noëlla, agacée, attend l'autobus qui tarde à venir pour rentrer chez elle ; Carole demeure constamment dans un escalier, passant pour une folle ; Marie-Soleil est grippée, elle en conclut qu'elle va mourir. À ces scènes individuelles empreintes de pointillisme, s'ajoutent les éléments journaliers : l'été, qui s'est écrasé brusquement sur la ville, désempare les plus fragiles ; une chanson qu'on écoute chez soi à la radio et dont le titre échappe à chacun ; un touriste qui croit avoir retrouvé son ancienne école aujourd'hui transformée en restaurant. On n'en finirait pas d'énumérer ces scènes intimistes qui donnent à ce roman - en est-il un ? - une saveur très particulière. Sous la plume à la fois légère et grave de l'auteure, elles apportent une aura poétique que ne désavoueraient pas les poètes chantant la ville et son urbanité.

Continuons l'investigation du quartier avec l'œil perçant de Nicolas. Parsemé d'embûches qui griffent les heures rondes de l'existence, parfois les font dériver vers des zones osbcures, incontrôlables, le sort s'acharnera sur des hommes, des femmes et des enfants. En se levant ce matin de mai, ils ne se doutaient pas que leur univers personnel déborderait de leur bulle rassurante. On a parlé de Matthieu, de l'accusation portée contre son père qui «vit en ermite depuis ce terrible anniversaire où il a tout perdu, tout.» Il y a Manuella, la fille de la «grosse Portugaise», qui, désemparée par ses premières règles, égarée dans un corps qu'elle ne reconnaît plus, erre désespérément dans la ville. Elle sera fauchée par la voiture de Francis, «un ange en chute libre.» Des amoureux se pointent, telle Rachel qui, au terminus, a rendez-vous avec son correspondant. Aussi, Pierre et Chloé qui s'éblouissent en quelque sorte. Francis et Cécile, d'autres qui s'accorderont durant cette «funeste journée» de mai, déserteront le quartier et l'amour à la suite d'incompréhensibles malentendus.

Sarabande bigarrée où des individus se démènent sans que se touchent les mains moites, les corps en sueur. S'ensuivent des regards voilés, des plaintes étouffées entre gémissements et soupirs. Comme si la chaleur accablante imposait le silence. Seuls les bruits de la ville se perçoivent, ils font partie intégrante d'une cité moderne et bourdonnante. Guêpes plutôt qu'abeilles. Chacun s'éparpille dans des séquences tragiques ou ludiques les reliant les uns aux autres. Même le fantôme du petit hôtel Occidental médite sur sa vie terrestre... On se rend compte qu'il est impossible d'agir seul, que toute vie est tributaire de l'attention que l'on donne et reçoit. C'est parfois anodin, parfois appuyé, tel un doigt souverain désignerait la place que nous devrions occuper sur une parcelle de la terre.

Un roman où des clins d'œil complices de l'auteure nous invitent, dociles, à l'accompagner dans sa démarche. Une écriture taillée à coups de pinceau légers, qu'escorte un rythme musical, nous laissant entrevoir des tableaux humains exposés aux intempéries existentielles. On fait fi de la pollution urbaine pour aspirer une bouffée d'air parfumé de lilas. Un livre à cueillir pour fêter le printemps !



On aurait dit juillet, Josée Bilodeau
Québec Amérique, Montréal, 2008, 192 pages.