lundi 28 mars 2022

Tuer les mères à petits et grands feux *** 1/2


Il nous arrive de visionner des vidéos traitant d'animaux domestiques, les plus communs étant les chiens et les chats. On est surprise par le comportement infantile de certains humains. Que de frustrations on ressent sous les câlins qu'une langue canine déverse sur le visage de la personne qui prend soin de son animal. Ou du canidé qui se vautre sur le lit de ses maitres. Comment s'étonner que quelques-unes de ces bêtes se rebiffent, ne lèchent plus mais mordent. On parle du récit de Claude-Emmanuelle Yance, Un monde sans mères.

Considérant qu'on a fait notre part en commentant plusieurs livres traitant de rapports mère-fille, on a feuilleté celui-ci avec circonspection. Plus on avançait dans l'aventure, plus on se laissait séduire par le drame de Noémie, qui écrit des lettres désespérées à sa fille, Camille, celle-ci ne donnant plus signe de vie depuis la mort du père. Noémie a soixante ans, elle est une coopérante retraitée qui a enseigné en Nouvelle-Calédonie, s'est mariée avec Léo, archéologue. Ils auront deux enfants, dont un garçon qui se tuera à vingt ans dans un accident d'avion. Mais à la suite d'une menace d'émeutes à Dumbéa, le couple, Camille et son frère, sont rentrés au Québec. Malheureusement, la fillette n'a jamais oublié l'île et, à la fin de ses études d'enseignante, défiant ses parents, surtout sa mère, elle est retournée au pays de l'enfance. Elle s'y mariera avec un autochtone, de qui elle aura deux filles. Tout ceci, nous l'apprenons par Noémie grâce à la correspondance qu'a entretenue Camille avec son père. 

Noémie a vieilli dans la souffrance, dans des interrogations sans fin. Pour occuper sa retraite, elle est bénévole dans un centre de femmes immigrantes. Le but est de les réunir, de les faire parler entre elles, ce qui n'est pas toujours aisé, imprégnées qu'elles sont du pays originel. Noémie elle-même figée dans sa douleur, s'enferme dans un silence rémanent plutôt que d'essayer de faire connaissance avec ces femmes à peine entrées dans une culture qui leur est étrangère. Une seule, Rasha, Syrienne, réfugiée avec une enfant-miracle, celle de sa fille violée par un garde de la prison où elle a été torturée puis assassinée, parviendra à accrocher ses regards à ceux de Noémie, comme pour l'informer que les malheurs des femmes sont calqués sur l'ignorance, et semblables. C'est Blanche, une intervenante inattendue, qui, souhaitant écrire un livre sur ces femmes, dénouera les réticences de ces réfugiées. Leur proposant de raconter à tour de rôle, ce qu'elles ont traversé de tragédies irréparables. Il y a aussi Béthanie, Haïtienne, et Betty, adolescente qu'elle a recueillie « au coin de la rue. » Mais dans cette atmosphère feutrée et colorée de robes flamboyantes, surgira un jeune individu armé d'un fusil, qui, ne pouvant tuer sa mère pour des raisons d'adolescence incomprise, trop lourde à porter seul sur ses épaules, s'en prendra à plusieurs mères inconnues, venues d'ailleurs. « Il a tiré sur des mères. N'importe quelles mères, toutes les mères. » Là encore, réflexions accablées de Noémie sur les sédiments humains qui camouflent des millénaires de symboles séparant mère et fils. Amour-haine qu'il faut, un jour à l'autre, assouvir sur des êtres innocents. 

Ce drame fera que l'écrivaine, Claude-Emmanuelle Yance, nous en apprendra un autre, se jouant durant l'enfance et l'adolescence de Noémie, petite fille témoignant de la déchéance de sa mère, mariée à un homme rustre, qui dirige une ferme qu'aucun de ses nombreux fils n'acceptera en héritage. C'est l'époque noire où la société québécoise est réprimée par l'État et l'Église. Le devoir des femmes étant de mettre au monde le plus d'enfants possible. Atroce déchirement mental de ces femmes, telle la mère de Noémie qui a sombré dans la démence. Tuer la mère à travers des mères inconnues sur lesquelles se défoulent des hommes incapables de se prendre en main, de résoudre à voix haute ce que distille de bile leur condition de fils ou de père face à eux-mêmes. L'écrivaine laisse entendre que peu de femmes ont échappé à ce drame qui consolide les conflits au lieu de les atténuer à l'âge de la raison, s'il est vrai qu'existe une raison pour aimer son fils ou sa fille, trop ou pas assez...

Cependant, des lueurs d'espérance opèrent entre Noémie et Camille, qui écrit pour elle seule un journal dans lequel elle mentionne son cheminement entre ses filles, la tribu de son mari, la bonté généreuse de sa belle-mère envers ses petites-filles, celles-ci, métissées, s'avérant la part du monde où des ponts s'ajusteront pour réunir Blancs et Noirs. Pour recourir à l'égalité des mères et des pères qui conçoivent mal encore l'échappatoire inespérée que leur offre une nouvelle culture. Que de sacrifices entre mères et filles seront des déraisons de s'entretuer, avant de s'harmoniser dans une conciliation où les racines de l'arbre humain produiront des branches reposantes où s'appuieront mères, pères et enfants, en toute bienveillance. Ce que nous dit la fin de cette histoire touchante quand l'une des petites-filles de Noémie vient passer ses vacances hivernales chez sa grand-mère. Quand un homme bon et blessé essaiera d'adoucir ses propres souffrances en écoutant les déboires de Noémie, femme subitement tombée, non du ciel, mais apparue avec sa douleur de mère aux abois. De grand-mère soudainement exaltée par la venue inespérée de sa petite-fille, plus tard, provisoirement, par celle de Camille. 

Rien ne se résoud dans ce très sensible et fatidique récit. Car c'est bien une fatalité qui circule entre les protagonistes, transcendant les mots en des événements avec lesquels ils doivent vivre, pour certains, survivre. De grandes émotions, de fortes sensations, drainant dans l'air un monde en transition porté par des femmes et des hommes encore désaccordés, atteste que ce récit est l'un des plus poignants qu'on a lu, à peine une fiction fascinante et dérangeante. Il y est question de femmes-mères, prêtes à beaucoup pour que se consolide leur famille éprouvée, chassée du pays natal, ces femmes ayant choisi d'emprunter ce détour pour cimenter un avenir incertain, comme Camille en a pris le risque avec la plus jeune de ses filles.

Si on répond de la lucidité interrogative et rebelle de femmes englobant cette émouvante histoire, l'écrivaine, Claude-Emmanuelle Yance, n'en demeure pas moins présente, posant une question, tel un mur haussé, revenant constamment entre les lignes : « Qu'avez-vous fait de votre relation avec votre mère pour pouvoir vivre votre propre vie ? » Comment y répondre, comment ne pas regarder derrière et en soi, démanteler non seulement nos rapports avec la mère, mais aussi explorer l'indéfinissable quête identitaire auxquelles des femmes chassées de leur pays doivent faire face. Malgré elles.

 

Un monde sans mères, Claude-Emmanuelle Yance

Éditions Québec Amérique, Montréal, 2022, 184 pages