lundi 5 mars 2018

Les jeux insidieux des apparences *** 1/2

Si notre jeunesse nous quitte à pas silencieux, l'enthousiasme reste le même qu'aux premiers jours de notre entrée dans le cénacle privilégié des découvertes en tous genres. Comme si le regard ne se résolvait pas à quitter un objet sur lequel il a jeté son dévolu. Dix ans plus tôt, on l'aurait écarté d'un revers de la main ou simplement effleuré, avant de nous précipiter sur une chose de peu d'importance, le regard vieillissant se faisant plus exigeant. On commente le roman de Caroline Vu, Palawan.

En son temps, la guerre du Vietnam a écorché nos oreilles de diverses et trompeuses manières. Qu'en est-il au juste de cette aventure martiale qui, à l'époque, a défait les Américains de leur arrogance militaire ? Dans ce livre, ce n'est qu'un pan de cette affligeante misère humaine qui nous est parvenue à travers la voix d'une femme, à la recherche de ses origines, tout en faisant le bilan de sa vie de fillette et celle de l'adulte qu'elle est devenue. Rien ne sera simple ni facile pour Kim, se souvenant d'une mère revêche, propriétaire d'un restaurant, dans la ville de Hué. Elle a deux sœurs, Mai et Thu, le père les a quittées sans scrupules, Kim l'a vu à la télévision, s'accrochant à la portière de l'hélicoptère qui l'emporte, lui et ses compagnons, vers une paix discutable, celle d'une Amérique idéalisée. Tout ceci n'est que souvenirs apparents, ceux que construit la mémoire d'une fillette quand elle ne possède aucun point de repère pour se situer. À l'école, elle est une élève douée, mais sa mère ne manifeste aucun intérêt envers ses succès scolaires. À la moindre peccadille, elle la gifle durement. Ainsi, se passe l'enfance spoliée, une partie de l'adolescence tronquée de Kim, le Vietnam étant occupé par les Américains, qui, en 1973, laisseront la place politique au Vietcong, communisme vietnamien.

Une nuit de cette même année, la mère de Kim l'emmène loin de leur logis, l'oblige à embarquer sur un bateau en mauvais état, abandonnant l'adolescente au milieu d'inconnus. Elle y rencontrera son ancienne voisine, Tatie Hung, son mari et leurs enfants. Le voyage s'effectue dans des conditions redoutables, dont la crainte des pirates, qui violent les femmes, dépouillent de leurs maigres biens les passagers. Le choc mental que subit Kim est si insoutenable qu'elle oubliera ce qui s'est réellement passé durant ce périple. Elle doit se rendre en Californie où vit tante Lan mais elle échouera à Palawan, dans un camp de réfugiés. Autre naufrage pour Kim, Tatie Hung et sa famille. Tous doivent survivre dans des conditions atroces. Tombant gravement malade, Kim est conduite à l'infirmerie où un médecin la remarque, celle-ci parlant français. Ce médecin transformera sa vie, il l'enverra dans une famille californienne qui adoptera la jeune fille, fera tout pour la rendre heureuse. Sauf que Kim est hantée par le mensonge qu'elle a commis sur son identité. Remords qui la ramènera sans cesse vers sa mère, la désertion lâche de son père. Malgré de brillantes études, l'affection de sa nouvelle famille, une nécessité s'impose à elle, comme si l'état d'usurpatrice décuplait en son âme une soif inextinguible qui l'obligerait à retourner vers les lieux de l'enfance. Immense point d'interrogation qui aura raison d'elle, Kim se questionnant sur sa réelle identité, sur sa mère, sur ses deux sœurs. Et cette absence de mémoire qui la terrifie.

On taira la peur des camps de rééducation instaurés par les Russes, l'offensive du Têt en 1968, le massacre à Hué, les maladies aigües, les odeurs nauséabondes des camps, son premier amour, Minh Nguyen, qui, plus tard, sera devenu proxénète. L'histoire pathétique de la jeune prostituée, Tuyet, celle non moins éloquente d'un jeune garçon, qui se confie douloureusement à Kim, tant d'autres histoires insupportables. Sur l'incitation d'une assistante qui travaille avec elle, Kim retournera sur ses pas, ceux jamais effacés au Vietnam. Le pays a changé, Kim ne s'y reconnaît plus, pas mieux que ses compatriotes qui la considèrent telle une étrangère. Le lui font savoir. Des rencontres de jadis creuseront leur empreinte dans le projet de Kim de retrouver sa mère, ses sœurs. Entretemps, des souvenirs opaques s'éclairciront dans la mémoire blessée de la jeune femme, devenue docteure. Ses sœurs n'étaient pas tout à fait les siennes, sa mère s'est tue, camouflant une tragédie familiale pour éviter à Kim les rejets inévitables de la société vietnamienne d'alors. Elle apprendra aussi que son imagination a manigancé le supposé départ précipité de son père, ce qui est arrivé sur le bateau que pour ne pas souffrir, elle a occulté. Barbarie des gestes que, témoin lucide, elle n'aurait supportée. Sa mère, dans une maison de retraite à Hué, atteinte d'Alzheimer, ne reconnait pas sa fille. Ce sont ces pages, le face-à-face entre la mère et la fille, qui déterminent l'histoire du roman, comme si tant de souffrance eût été nécessaire pour remettre les pendules de jadis à l'heure.

Roman émouvant, décrivant une fois encore la bêtise innée d'hommes épris de pouvoir. Récit issu de la mémoire à jamais abîmée d'une femme qui, nous le saurons beaucoup plus tard, devra se faire psychanalyser pour recouvrer son rythme respiratoire, Kim sujette immodérée à des crises d'asthme. Un épilogue bienvenu dans ce fatras de morts-vivants conclut qu'à la place du camp, une ville s'est érigée, habitée par « des milliers d'anciens Boat People que l'Occident n'a pas parrainés. » Kim a épousé son compagnon de long cheminement, et pour plusieurs d'entre eux et elles, l'histoire finit bien. Un roman à lire pour essayer de comprendre que naître et vivre dans certains pays, ou continents, n'est pas à envier. Nous ne pouvons qu'acquiescer et compasser. 

La traduction de l'anglais signée Ivan Steenhout, illustre le professionnalisme de ce traducteur, plusieurs fois récompensé pour la qualité de son travail. 


Palawan, Caroline Vu
Traduit de l'anglais par Ivan Steenhout
Les Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2017, 358 pages