lundi 26 janvier 2009

Georgie en eaux troubles


Ce court roman — en est-ce un ? — titré Joies, signé Anne Guilbault, nous a suffisamment enchanté pour qu'on en parle. Par sa situation subversive et son lyrisme, il n'est pas sans s'apparenter au très original roman de Pierre Gariépy, Lomer Odyssée, publié chez le même éditeur. Une vieille pute et son jeune marin, une jeune pute — une « femme de verre » — et son frère fou — le narrateur — défient la prohibition de l'amour incestueux jusqu'à la dérive.

Georgie a deux points de repères qui la font aller dans la ville, « l'avant » et « l'après » de sa vie, c'est du moins ce que prétend son frère quand, enfui de l'asile psychiatrique où il est soigné, il arpente les rues, les ruelles, le port, les abords du fleuve. La main de Georgie constamment dans la sienne s'avère un aimant qui le fait revenir sans cesse dans « l'avant » de sa sœur, quand tous deux habitaient chez leurs parents. À la suite d'un drame familial — le père s'est écrasé au sol lors d'une fête de parachutisme —, l'adolescent a perdu la mémoire et la parole ; dans sa tête, le silence se nourrit des rumeurs fracassantes citadines, des pleurs geignards de la mère, du rire perlé de Georgie quand elle suit des hommes trop entreprenants, égarant son frère dans les dédales d'une révolte qui aboutit inévitablement sur le vide. « Dans ces moments de déluge, je ne pense pas à Georgie. » Seul Tomasz, dernier amant fidèle de Georgie, hanté par les camps de concentration où son père a disparu, trouve grâce à ses yeux. Le ciel et le soleil sont là telles des métaphores, nous renseignant sur le parcours du narrateur quand sa « tête est pleine de morceaux de lumière [qu'il] doit recoller. » En eaux troubles, le passé et le présent de Georgie se confondent dans le délire qui tient son frère en vie. Malgré la faim qui l'affaiblit, la solitude sordide qu'engendre la ville, il ne perd jamais de vue le profil de Georgie qui se dessine dans une aura imaginaire. Tout n'est que « morceau de ma mémoire qui tient au creux de ma main. Je ne sais plus de quel tout, il s'est détaché. » L'univers embrouillé du jeune homme se peuple de hurlements révoltés qu'il ne pousse jamais, refusant d'effaroucher le spectre de sa sœur. Peu à peu, la misère morale et physique dans laquelle il s'enlise, révèle au lecteur que les métaphores douloureuses se transforment en effarantes certitudes, alimentant l'ardente passion qu'il porte à Georgie. Le temps passe, inconsistant, le désarroi affolé de Georgie nous serre la gorge. Nous nous rendons compte que la présence de son frère à ses côtés lui sert de soupape pour continuer à vivre. Georgie, qui a la manie de grimper dans les arbres, sur les toits, de monter dans les clochers des églises ou « dans les plus hauts buildings de la ville » n'échappera pas à l'attraction d'un pont, puis de l'eau. Plus elle gravit des lieux inaccessibles, plus sa chute s'accélère.

Pourtant, le narrateur, lucide comme peuvent l'être les fous, sait que sa sœur n'existe plus. « Georgie est ici, dans l'eau, éparpillée comme les étoiles dans le ciel. » Il a beau référer le ciel changeant, le soleil éblouissant au lecteur, Georgie fait partie du néant qu'il repousse quand il atteint « l'après » de la jeune femme. Morte, il n'a plus à la partager, elle est à lui seul, un peu à Tomasz qui l'a aimée. Celui-ci écrira l'histoire de Georgie qu'il lira chaque soir au narrateur. « C'est pour cette raison que je supporte de me rendre tous les jours à la maison des fous et de poursuivre les traitements chimiques et les séances d'orthophonie. » Grâce à Tomasz, son aliénation s'atténuera, il « commence à reconnaître [sa] voix dans la voix que Tomasz [lui] prête. » L'histoire de Georgie et la sienne n'était qu'un « tout petit anéantissement personnel dans la somme des anéantissements de l'humanité. » À cette découverte effarante, les joies qui envahissent le jeune homme sont faites de commencements prometteurs, comme le printemps qui s'installe, le retour des oiseaux, le tumulte des couleurs et des senteurs qui le grisent. Il avance dans le sens contraire des saletés hivernales...

Si Georgie reste au cœur de son frère et de Tomasz, son pouvoir n'est plus « qu'une odeur de neige qui fond à partir du printemps. » Il doit la recréer pour ne pas l'oublier. Tout « l'après » qu'il vit est retournement de son être vers lui-même, l'effet de miroir entretenu par Georgie s'effondre. Cette transformation ne se fera pas sans douleur. « Et ça fait un mal fou dans la tête, la joie. »

C'est un merveilleux récit poétique que nous offre Anne Guilbault. À mesure qu'on y pénètre, une onde de souffrance et de bonheur poigne le lecteur. L'écriture captive tant par sa musicalité vocale que par son rythme saisissant. La trame, d'une expressive intensité, rejoint ce qu'il y a de cassable en chacun de nous : l'envie irrépressible de crier face à l'irréparable, mais aussi de communier avec l'autre avant que la parole ne l'efface de la mémoire.


Joies, Anne Guilbault
XYZ éditeur, Montréal, 2008, 102 pages