lundi 4 avril 2011

Un hymne à la tendresse *** 1/2

On est étourdie par les séismes qui bousculent le monde, par les soubresauts de la planète : guerres abjectes, catastrophes naturelles, menaces nucléaires. Plus proches de soi, de discrètes situations ne semblent avoir aucune portée, tant elles se ternissent à l'ombre d'innombrables discours médiatiques. Qui et que faut-il croire pour se faire une idée convenable de la souffrance de milliers d'innocents ? On ignore cette question à laquelle on reviendra, après avoir terminé de lire le roman de Guy Genest, Bordel-Station.

Été 1955. Jean-Pierre, étudiant en droit, dix-neuf ans, est envoyé par son père dans un chantier forestier, au nord de La Tuque, vacances qui l'aideront à payer ses études. Quand il descendra du train, au centre de nulle part, il n'aura qu'une envie, faire demi-tour. Personne pour le recevoir, personne pour l'accueillir. À force de marcher, il parviendra jusqu'au magasin général fermé pendant l'été. L'hôtel, « énorme maison carrée, en briques rouges, vraiment incongrue au milieu d'une forêt », abrite madame Rose, grosse femme, mère maquerelle. Ses deux " filles ", Lili et Carole. Célestin, au rôle indéfini. La maison insolite a valu à la petite gare le surnom de Bordel-Station. Conseillé par Lili, Jean-Pierre arrivera au camp, y fera la connaissance d'Émeri Dugal, sexagénaire, gardien du chantier. Celui-ci aime boire quand il le faut, il aime aussi les jeunes prostituées. Sous son aile bienveillante, Jean-Pierre aura droit à des leçons un peu moralisatrices sur l'amour, sur la vieillesse, précisons, sur la condition humaine. De nombreux non-dits chuchotent plus qu'ils instruisent sur la nécessité de vivre là où nous nous sentons en accord avec nous-mêmes. Pudique mais loquace, Émeri initiera son protégé à son désir de faire l'amour une première fois. Ce dernier, tellement obnubilé par son éducation puritaine, ne sait choisir entre les deux femmes : Lili franchement offerte à tous les hommes — n'est-elle pas l'amante occasionnelle du vieil Émeri ? —, Carole, inhibée, se terre dans un silence douloureux que chacun respecte. Célestin mettra le doigt sur la plaie en révélant à Jean-Pierre des morceaux d'une existence où la peur domine. Des événements inattendus précipiteront la fin de l'été sans que le vacancier ait fait un choix. Bientôt, il devra retourner à ses études, à sa famille conformiste.


Le ton individuel, le style classique de l'auteur sont empreints d'une profonde tendresse unissant les protagonistes. Comment ne pas s'attacher à ces hommes, à ces femmes en se projetant dans une époque où la pudibonderie attisait toutes les appétences, qu'elles aient été d'ordre sexuel ou social. Il est clair que Jean-Pierre, gouverné par un attachement purement filial, ne deviendra pas notaire. Prédisposé à une vie distincte dont il n'avait pas conscience, il aura fallu ce passage initiatique — la complicité d'un vieil homme, la générosité d'une vieille maquerelle, le désintéressement de deux filles — pour que son avenir soit bouleversé. Jean-Pierre est dans l'âme un homme fidèle, vertu qui en nos jours virtuels n'exprime plus grand-chose. Nous avons l'impression, en lisant Guy Genest, que le jeune homme ne considère pas le sexe tel un commencement mais telle une fin en soi. Celle de l'adolescence trop longtemps étirée entre études et amourettes. Ne fréquente-t-il pas une étudiante que deux mois estivaux vécus dans un lieu atypique rayera définitivement de sa mémoire. Sans remords, ni regret, il mentionne ce détail, comblé de l'amitié spontanée dont l'abreuvent les habitués du chantier. Sentiment rude et cru qui fera de lui un « homme bien différent de celui [ qu'il avait pensé ] devenir en choisissant le droit pour carrière. » Personne ne change sous prétexte d'un dépaysement physique ou mental. D'un séjour campagnard auprès d'originaux. Un incident imprédictible nous ramène à ce que nous étions véritablement. Nous savons combien d'êtres humains ont raté leur vie à cause de passions meurtries, de projets refoulés, à une ère où chaque geste impudique se mesurait à l'aune, où la moindre pensée sulfureuse condamnait à l'enfer un esprit crédule...

 Il serait dommage de dénier ce roman, de ne pas le sauvegarder en temps et lieu, tel un objet rare. Contempler très loin devant soi est bien sûr légitime, mais le futur ne s'inspire-t-il pas du passé avant tout ? L'avenir ne se nourrit-il pas d'expériences périlleuses provoquées par une inextinguible jeunesse ? Roman nostalgique s'il en est, d'où peut-être le débordement amoureux exacerbé du narrateur qui, quarante-cinq ans plus tard, se remémore ces " heures précieuses ", s'interroge sur la bonté de madame Rose, sur la misère de Célestin et de Carole, sur l'inassouvissement de Lili et d'Émeri. Jean-Pierre aura bourlingué, aimé à outrance, son « cœur » épinglé à quelques visages disparus ou sur le point de capituler devant l'insurmontable. À sa manière aussi, il se sera dépris de toute ambition professionnelle pour donner un sens à ce qu'il a présumé être vrai.

On aime qu'un tel homme ait existé. Que des femmes et des hommes aient eu le courage de s'encanailler pour enrubanner leur propre philosophie. On aime qu'un écrivain, en l'occurrence Guy Genest, nous rappelle au désordre de quelques gens d'autrefois.


Bordel-Station, Guy Genest
XYZ éditeur, collection « Romanichels »
Montréal, 2011, 184 pages.


 


Bordel-station, Guy Genest
XYZ éditeur, collection « Romanichels »
Montréal, 2011, 184 pages