lundi 26 juillet 2021

Des auberges, un château, pour un séjour inusité *** 1/2


Aimant peu les citations, souvent extraites de livres qu'on a lus, on préfère ignorer la morale qui s'en dégage, ne tenant pas compte du contexte englobant ces quelques phrases. C'est comme un corps soudainement amputé. Il y a tant à tirer de la vie sans nous gaver d'opinions toutes faites, n'engageant qu'un auteur en mal de certitudes existentielles. On commente le numéro 146 de La revue XYZ de la nouvelle. 

C'est un thème fort alléchant qui fait figure de voyages aboutissant vers d'autres rives. Ceux des B&B qui nous font rêver, sortir les valises. Pourtant, oui, pourtant, il s'en passe des vertes et des pas mûres dans les textes de dix auteurs et autrices, convoqués par Jean-Paul Beaumier et Hélène Rioux. Destination vers l'insolite, on ne saurait mieux faire. L'honneur en revient à Gaëtan Brulotte qui nous convie aux abords de la retraite en compagnie d'un couple qui envisage d'ouvrir un B&B. Stimulant projet qui va se disproportionner quand, soupant avec leurs amis Lothaire et Léo, « bêtes à concours », ils feront la connaissance de deux Français, Anne et Thibaut, futurs retraités. Eux aussi rêvent d'un gîte où les clients pourraient faire du ski, Anne et Thibaut habitant une région montagneuse française. Invités à prospecter une future auberge, le narrateur et sa femme séjourneront chez leurs amis qui, déjà, ont une idée bien en tête. Après de grandiloquents projets autour d'un château du XIXe siècle, le « rêve de conte de fées » se dissipera, tel il avait pris forme. Nous le savons, après avoir atteint un sommet, nous devons redescendre, ce qui n'est pas toujours simple. On a souri à la dernière goutte distillée par leurs amis Lothaire et Léo qui, à un concours, ont gagné un séjour d'une semaine dans un superbe château français. Réjouissante entrée dans l'ensemble d'un numéro qui oscille entre l'enthousiasme et la déception lorsque les protagonistes, pour des raisons sans importance, se retrouvent dans un gîte pas toujours de leur choix. C'est le cas de la narratrice de la nouvelle de Christiane Lahaie, La prochaine fois, qui, durant une nuit, subit les désagréments d'une chambre peu avenante. Ne pouvant dormir, elle s'attarde à la fenêtre, se rend compte qu'elle est surveillée par une femme qui, pense-t-elle, « habite le manoir voisin ». Agacée et déçue, la narratrice imaginera bien des aspects négatifs à son égard. De la compensation flotte dans ce court texte pour pallier l'insomnie, peut-être pour se rassurer. Un récit très intériorisé, Domaine Annie-sur-Mer, signé Geneviève Boudreau, nous met face à la colère d'une femme qui, après une dispute, grave, on dirait, avec sa compagne, est partie seule là où les deux devaient séjourner. Pour calmer sa rage, elle se met à nettoyer la chambre pourtant « coquette et propre... ». Des bribes de leur dispute s'immiscent entre deux coups de chiffon, entre le récurage du bain « déjà reluisant de propreté... » Un passé lointain, un passé proche, peuvent endommager une relation amicale ou amoureuse, la plus extravertie des deux protagonistes astiquant jusqu'à l'invisibilité des « rebuts du passé », jusqu'à vouloir se faire disparaitre. Une fiction, à peine, à la portée de chacune et chacun quand tout, croit-on, se détériore à cause de mots malhabiles. 

Après la nouvelle inquiétante d'Emmanuel Bouchard, où dans une pension séjourne un homme qui assiste à un congrès d'affaires, décrit chaque nuit sur sa machine à écrire de violents bruits qui se produisent dans la chambre d'à côté, qui s'éteindront tragiquement, nous entrons dans un rêve éveillé, dans une atmosphère neigeuse en compagnie d'un homme qui, seul client dans une auberge, fait la connaissance d'une vieille femme mystérieuse prénommée Nina, au comportement suranné. Le narrateur s'éprend d'elle, s'investit dans une époque qui n'est pas la sienne. Quelques jours plus tard, la vieille femme disparait, elle lui a laissé une enveloppe et un livre... Peut-on avancer que cela s'apparente à un regret, ce manque illusoire autour d'une personne célèbre de qualité intellectuelle supérieure, avec qui nous nous inventons des affinités ? Nous ne sommes parfois que le miroir de ce que nous voudrions être. Histoire touchante, Nina d'un autre temps, signée Noëlla Deschênes. Sur le même ton, mais plus réaliste, le récit d'Emmanuel Poinot, Le parapluie d'Émeline. Là encore, un homme seul dans une auberge, ne sachant trop pourquoi il est là, sinon qu'il a l'impression d'avoir laissé son passé derrière. Il sera accueilli par une femme avenante, très belle, qui le troublera intensément, qui apparait, s'absente. Dans la chambre du narrateur, deux portraits de femmes le déconcertent, les deux et la propriétaire du lieu, Émeline, se ressemblant telles trois gouttes d'eau. Des suppositions se trament dans la tête du client, encourageant quelques questions, inventant quelques réponses qui ne lui suffiront pas. Il décide de partir un matin pluvieux après avoir commis une bévue qu'il répare d'un geste affable. Sourire garanti. Ultime nouvelle traitant de ce thème estival, la déroutante histoire de Jean-Paul Beaumier, La Marocaine. Séjour en Estrie, chargé de compromissions en attendant que cessent les restrictions sanitaires pour partir au Maroc, où déverser dans la mer les cendres de leur fils. Le gîte choisi par Élise, la femme du narrateur, est embelli d'un décor marocain, le propriétaire, Mehdi, reçoit le couple à merveille. Le soir de son arrivée, Mehdi propose au narrateur et à Élise, un repas sublime, agrémenté d'un thé bouillant à la menthe. Buvant son thé, le narrateur dépeint un ciel, « comme rarement il nous est possible de le voir à Montréal. » Lui rappelant, avec regret, son impossibilité provisoire de se rendre au Maroc avec Élise. Quant au matin il se réveille, Élise n'est plus à ses côtés, elle doit être attablée dehors devant un café. Mais nulle part Élise ne se trouve, seule la chaleur s'avère accablante, au loin s'étale un horizon de sable, une femme vêtue d'une djellaba s'éloigne... À sa manière toujours délicate d'aborder une situation insolite, Jean-Paul Beaumier nous a laissée dans un conte moderne, chargé d'incertitude et de fuite, comme nous en abordons dans la vie, sans nous en rendre compte, adoucissant les replis de nos âmes chagrinées. 

On ne peut relater le numéro dans son ampleur même si les dix écrivains, écrivaines, s'étant attardés dans un hébergement peu orthodoxe, nous ont amusée ou émue. Hélène Rioux, toujours habile à évoquer le couple et ses péripéties, n'échappe pas à l'humour qui émane de ses deux protagonistes à la recherche d'un lieu idéal pour rompre la monotonie des restrictions sanitaires. Moins rassurants, Les plans d'origine relatés par Camille Deslauriers. Colère et frustrations secouent le gîte où travaille Gisèle, sa mère lui a légué l'habitation à la condition qu'une chambre lui soit réservée ad vitam æternam. C'était sans compter sur l'insoumise acceptation de sa fille, Gisèle, qui se vengera de cette décision étouffante d'une délicieuse manière. 

Complétant cet excellent numéro, digne de l'été qui nous promet de festifs loisirs, quatre nouvelles alimentent la rubrique " Thème libre ". Fictions qui ont attiré notre attention grâce à leur disparité, tout en gardant une préférence pour le récit de David Hoon Kim, État d'âmesterdam. Le séjour bousculé d'un jeune homme dans la ville d'Amsterdam, qui l'entrainera dans une promenade nocturne hasardeuse. Dans la rubrique occasionnelle " Entretien ", on a savouré la très intelligente et passionnante entrevue entre Jean-Paul Beaumier et la nouvelliste et poète Geneviève Boudreau, dont la nouvelle citée ici, l'une de nos préférées, a su nous affranchir de préjugés qu'il nous est possible de ressentir quand une source rancunière dirige bêtement nos agissements. 

" De bref en bref " met en relief plusieurs recueils de nouvelles, desquels on retrouve les commentaires éclairés de David Bélanger, David Dorais, Cécile Huysman, se limitant à une page. Ainsi se clôt ce dynamique et enjoué numéro sur la manière de séjourner ailleurs que chez soi, prenant le risque d'y faire de singulières rencontres. Sans hésitation, on redemande de ces fables anecdotiques qui procurent des moments de lecture incomparables. De sourires et d'émotions.


La Revue XYZ de la nouvelle, numéro 146

Piloté par Jean-Paul Beaumier et Hélène Rioux

Montréal, 2021, 104 pages

 

 

lundi 5 juillet 2021

Quand la chair humaine se fait encadrer *** 1/2


Il serait bien de se dire qu'à notre époque désordonnée, les saisons s'imbriquent les unes dans les autres. Elles ne détiennent plus la certitude que les habits printaniers des enfants sont un point de repère. Nous devons accepter le fait que le ciel, qui devrait être bleu, se mêle aux nuages, comme une simple métaphore de la vie qui se déboussole, elle aussi. Cette brève nous ramène, sans y toucher, aux saisons délimitées de notre jeunesse. On a lu le roman de Diane Vincent, Jeux d'été.

S'il est rare qu'on mentionne ici l'apport distrayant d'une aventure policière, il est toujours plaisant de retrouver le sergent-détective Vincent Bastianello, accompagné de sa fidèle amie, la massothérapeute Josette Marchand, dans une de leurs équipées abracadabrantes. Cette fois, le duo s'est enrichi de la présence d'une jeune femme thaïlandaise, Chana Sombat, adoptée par Josette Marchand lors d'une aventure précédente. Elle est mariée à un squatteur québécois, Kevin, après qu'il lui a sauvé la vie avec quelques-uns de ses amis. Parents d'une enfant de huit mois, qui fait le bonheur de Josette et de l'inspecteur. Dorénavant, ce dernier partage l'appartement de Josette, laissant deviner une entente amoureuse, simplement annotée dans ces nouvelles tribulations menées tambour battant, tant par les protagonistes que par l'auteure.  

Le récit s'ouvre sur un animateur d'une radio montréalaise qui annonce à son public qu'un crime sordide a été commis en plein cœur du Plateau Mont-Royal. Ce que confirmeront nos deux compères quand Josette, la narratrice, s'offusquera de la sauvagerie du meurtre. Une jeune violoniste française, de passage au Québec pour donner quelques concerts, a été égorgée, défigurée, dans le parc Baldwin au début de la soirée, en rentrant à l'hôtel où elle résidait. Des lambeaux de chair ont été savamment découpés à plusieurs endroits de son corps. Le mystère demeure entier mais nous nous doutons que Josette Marchand mettra son grain de sel curieux dans ce crime ignoble, qu'elle secondera son ami l'inspecteur dans ses recherches. Une fois l'identité dévoilée de la violoniste, Sara Landrieau, et sa famille avertie, les deux s'envoleront vers la France poursuivre leur enquête. Nous apprendrons que Sara était d'origine juive, ce qu'elle semblait ignorer. Ayant découvert une photo de sa grand-mère maternelle, rescapée des camps de concentration, elle s'était fait tatouer un numéro sur son avant-bras gauche pour lui rendre hommage. À quoi correspondait ce nombre, soigneusement découpé par l'assassin ? Sara s'était affiliée à un groupe de musiciens spécialisé dans la musique klezmer, musique traditionnelle d'inspiration d'Europe de l'Est, Sara peu tentée par un parcours musical plus conventionnel, plus classique.   

De retour au Québec, de nouveaux personnages interviendront au cours de l'enquête. Un mystérieux luthier à qui Sara avait confié son violon pour en ajuster le son et Frank Cachoud, tatoueur aux apparences bien intentionnées. Deux jeunes hommes, l'un en France, l'autre au Québec, soupirants de la violoniste, reconnue comme une femme tout entière dévouée à la musique. Mais ce seront surtout Chana Sombat et son conjoint, Kevin, qui se montreront d'une grande efficacité pour dénouer bien des intrigues perverses, au risque de se retrouver à leur tour à la morgue. Milieu des tatoueurs peu engageant, milieu des mouvements d'extrême droite au Québec. L'homme qui a méthodiquement assassiné Sara Landrieau, individu déséquilibré, influencé par de constants propos haineux, des idées néonazies, que nous lisons entre les chapitres, par des théories racistes extrêmes, des discours violents, ne pouvait assouvir ses instincts meurtriers que dans un crime odieux. Seul indice qui l'identifie : une tache rouge sur une tempe. Cette réflexion discrète, projetée par l'écrivaine, symboliquement représentée par des êtres sans scrupules, souvent en filigrane, laisse une place primordiale aux agissements de l'inspecteur et de la massothérapeute. À leur complicité, aux sentiments qui les unissent, se faisant spectateurs impuissants puis redresseurs de torts acharnés contre le mal personnifié par des hommes liés aux maillons d'une chaine infernale. Jeux d'été, concours organisé par un groupe suspect, illustrant la sottise humaine, auquel Kevin, officieusement recruté par Vincent Bastianello, prendra part pour mieux en découvrir la banalité dangereuse. Jeu qui créera une telle confusion complexifiée sur l'équilibre mental du meurtrier qu'il ne manquera pas de se trahir. Cependant, sur le point de cerner le psychopathe, Vincent et Josette ont oublié que Chana, conjointe de Kevin, porte elle aussi, griffé sur la nuque, un tatouage qui pourrait intéresser le criminel sadique de Sara Landrieau...

Fiction intelligente, palpitante, scénario habilement monté, confirme notre plaisir inlassable à suivre l'inspecteur Vincent Bastianello et la massothérapeute Josette Marchand dans les intrigues que l'auteure, Diane Vincent, leur fait traverser sous des apparences de personnes ordinaires. Qui dénoncent l'imbroglio politico-social de notre société, en même temps que des sentiments humains les vulnérabilisent. Deux êtres faillibles mais aussi deux justiciers qui se relayent au chevet abimé de leurs semblables. C'est peut-être une goutte d'eau dans un océan humain, des groupes underground prenant pour cibles les plus démunis, les attirant dans des cercles corrompus où la sortie se révèle inexistante. On redemande de ces livres où d'invincibles Thésée pourchassent d'invisibles minotaures pour mieux briser la Bête en eux...


Jeux d'été, Diane Vincent

Éditions Triptyque, Montréal, 2021, 288 pages