lundi 6 décembre 2021

Où sont passé les violons sirupeux d'antan ? *** 1/2


On aime ces dernières journées automnales, flirtant avec la variété infinie des tons orangés. On voudrait que cela dure, mais un tel souhait serait figer le temps qui, lui, n'a que faire de nos nostalgies estivales. Ce matin, quelques flocons de neige délestaient notre esprit de souvenirs où le sable et l'océan se pâmaient, unissant le solide et le liquide de leur condition terrestre. On a lu les nouvelles de Julie Bouchard, Férocement humaines. 

Il est rare qu'un dicton populaire nous vienne à l'esprit après avoir refermé un livre. Ce qui nous est arrivé à propos d'une écrivaine qu'on ne connaissait pas. On s'est dit avec humour que les sanglots sirupeux des violons n'étaient pas dans ses choix musicaux. Pas de détours, elle va droit au but. Plutôt surprenante cette lucidité à ce point aiguisée chez une raconteuse d'histoires de femmes " mal prises ", en particulier. Un brin désinvolte, sourire au coin des lèvres, elle a dû s'en donner à cœur joie en rédigeant ses récits, les encombrant d'accessoires et de suppositions. Un prologue les annonce, tel le premier acte d'une pièce de théâtre qui identifie acteurs et actrices enrôlés dans l'éphémère d'un soir. Et quand le rideau se baisse, la pièce a été jouée, tragiquement ou plaisamment. On se fie à la musique polyphonique qui rythme les intrigues fracassantes de femmes hasardeuses, accompagnées de loin de près par l'auteure, celle-ci s'en affranchissant rarement...

D'emblée, les yeux se fixent sur une situation fictionnelle ou réelle, mettant en scène une femme qui, dit la légende, fut une lutteuse acharnée, défendant âprement le droit de ses compagnes à monter sur le ring, lieu de combats qui n'appartenait qu'aux hommes. Nous sommes dans les années soixante-dix au Québec, l'Église et l'État s'insurgent encore contre les femmes. Depuis, le temps a passé, les femmes ont gagné bien des causes, Vivian Vachon a vieilli, s'est retirée du ring. En cette fin de journée de 1991, elle roule pour rentrer chez elle, dans la maison familiale. Sa fille dort sur la banquette arrière. Vivian s'emploie à recréer des images de son enfance, alors qu'un camion, venant en sens inverse, conduit par un jeune homme en état d'ébriété, essaie de doubler une Lada. Sa vue, brouillassée par l'alcool, distingue mal la distance de la voiture qui arrive en face. La collision avec Vivian Vachon sera inévitable. Dans cette tragique nouvelle, et les suivantes, seront mentionnés les événements politico-sociaux de l'époque, tels des points de repère nécessaires à la narration. Jusqu'au vent, souffle chaud sur la peau, jusqu'au parfum de Paulette, un soir de Noël. Ces fragrances, vent et volutes mêlés, d'un récit à un autre, rassemblent des protagonistes victimes de difficultés imprévisibles et sournoises. Les intérieurs d'Edna et de Jackie, ou quatre femmes d'un âge certain, qui jouent aux cartes, se questionnent sur leur veuvage. Elles utilisent les méthodes habituelles pour dormir en paix, laisser la peur de côté. Une seule regrette son mari, s'ennuie de lui. En parallèle, une femme, Jackie, comme pour témoigner du mal-être de ses compagnes, appelle son mari, Jim, qui bricole dans le garage, pour l'avertir que le repas était servi. Cheminement au bord d'une frontière illusoire invisible qui fait que toutes les cinq auront, à un moment donné, fréquenté une « auberge-spa de style victorien », rendez-vous désenchanté qui sera mentionné autour d'une partie de cartes. Toutefois, l'intention de Jackie est de parler à Jim, leur situation maritale rongée par le temps ne peut durer ainsi. Vaut-il mieux être veuve ou mal assortie, semble interroger l'auteure qui, se libérant d'une question sans réponse, nous entraine vers une aventure de grand-route. Nina a entendu, un soir à la télé, une mère éplorée demander de l'aide pour retrouver le corps de ses deux enfants, tués par leur père deux ans plus tôt, avant qu'il se suicide. Nina, lasse de son travail chez Winn Dixie Grocery, derrière une caisse enregistreuse, prend la décision de parcourir le nord de l'Ohio avec son chien Ricky, pour retrouver les deux corps. Ou comment enterrer, sans jeu de mots, sa propre solitude en s'apitoyant sur celle des autres. La route est une étourdissante échappatoire.

Dans certaines de ces fictions, un élément indéfinissable nous rappelle l'écrivain Jack Kérouac, celui-ci arpentant les États-Unis pour chercher ce qu'il ne trouva jamais, alors que les protagonistes de Julie Bouchard usent des kilomètres pour améliorer une existence qui semble loin de les satisfaire. L'écrivaine sème d'innombrables indices, tels des cailloux de Poucet, pour ne pas se retrouver au point de départ, partir signifiant que, terminé le périple, il faut rentrer chez soi. Boucler une boucle qui ne nous a gorgés que d'un minimum de rêves. Pas toujours à la grandeur de nos espérances. L'humain ayant des comptes à rendre à soi-même, la nouvelliste lui laisse la part belle, l'invitant à un spectacle allégorique où les femmes ont joué leur dernière pièce, plus ou moins salvatrice. Cependant, quelques-unes en meurent, comme Paola, critique de cinéma, qui peu à peu perd la mémoire, finit par se jeter du haut d'une balustrade malgré l'attention soutenue de son mari. Clairvoyance ultime pour accomplir un geste désespéré. Une autre, Pénélope, membre d'un site de rencontres, place une annonce à son avantage, puis, emportée par une pulsion enfantine, conclut qu'elle n'est pas Fanny Ardant ! Innocent quiproquo qui lui causera bien des ennuis après qu'un homme, Bruce, l'a rencontrée dans un café. Après qu'une femme, s'infiltrant chez elle, l'a menacée d'un pistolet, après que deux Gérard, l'un fictif, l'autre réel, ont joué un rôle secondaire, que deux Pénélope se sont manifestées étrangement. La Pénélope qui nous intéresse apprendra que l'amour peut s'inspirer d'un policier qui a de beaux yeux, de grandes oreilles, de jolies fesses... Complexité avenante d'une fiction qui rappelle que nous sommes toujours la proie de notre identité, que sans elle, nous ne sommes que sujets anonymes. 

George Hamilton au fond du ravin, récit intériorisé qui nous ramène à Vivian Vachon, victime elle aussi d'un jeune conducteur en état d'ébriété. Mortellement blessée au fond du ravin, George se souvient de son mari, le supplie de la libérer de ce carcan mortifère, ignorant que son mari la trompait depuis vingt ans. Est-ce à dire que des blessures corporelles inguérissables nous protègent contre des blessures muettes de l'âme qui ne sauraient nous garder en vie ? La réconciliation avec elles-mêmes, femmes tourmentées menées hardiment par leur " Pygmalionne ", telles des marionnettes au bout de leurs ficelles, contient dans le texte final. Pièce théâtrale qui agite des ombres et des lumières, projetant sur le devant de la scène trois écrivaines qui sont mortes hors de leur temps, défigurées par la souffrance de vivre, Virginia Woolf, Sylvia Plath. Par la souffrance de la maladie, Marie Uguay. S'inscrivent dans cette démarche émouvante des confidences propres à la nouvelliste, qui pénètre dans un miroir magique, là où se débattent quelques  femmes, nulle d'entre elles n'étant à l'abri de situations imprédictibles même si les apparences démontrent l'inverse. 

Fulgurances desquelles renaissent ces femmes férocement vivantes après avoir pris le risque de s'éblouir. Recueil atypique qu'il faut lire, ne serait-ce que pour faire connaissance avec deux ou trois nouvelles desquelles on n'a pas parlé. L'une, pathétique, Sue et Cindy à Split Landing, fin juillet, lauréate du prix de la Nouvelle de Radio-Canada, en 2020. Des textes intenses, marginaux, appuyés par des êtres de même calibre, qui gravitent autour de possibilités qu'il n'est pas toujours simple d'accepter, ni de résoudre. Julie Bouchard prenant ironiquement la main de ses personnages, elle les accompagne, les repousse, les aide. Femmes souvent échouées au bord du ravin de leurs déboires personnels, elles ne s'y enlisent pas, se redressent, n'éprouvent pas la nécessité de se différencier. De rouler au-delà de distances permises pour s'incarner autres qu'elles ne sont, les avatars de leur existence se chargeant d'ouvrir et de baisser le rideau du théâtre humain...


Férocement humaines, Julie Bouchard

Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 152 pages