lundi 29 novembre 2010

La face ombrée de l'amour *** 1/2

Ça y est, on a franchi l'heure de la marmotte ! On souhaite que cette charmante petite bête se réveille au plus vite, nous annonce l'arrivée du printemps... On se réjouit à l'avance du soleil plus chaud, des bourgeons griffant les branches, des primevères, des narcisses égayant les pelouses... Aimant rêver, on le fait en compagnie du roman de Nadia Ghalem, L'amour au temps des mimosas.

S'il est vrai qu'existe une écriture au féminin, cet ouvrage en représente un authentique exemple. D'une sensibilité de poète émérite, Nadia Ghalem nous invite à voyager dans les pays qu'elle a quittés avant d'en explorer de différents. À la recherche du premier amour adolescent, la narratrice évite un maniérisme sentimental agaçant, observe les êtres  avec empathie. Son œil perçant de journaliste scrute au-delà des ruines, redonne vie à d'antiques civilisations disparues, ne négligeant pas pour autant le souvenir lancinant de Fodhil. C'est un « amour d'été au temps des mimosas. » L'arbre se tient « juste à côté du portail [...] couronné d'or. » L'arbre, telle la madeleine de Proust, délie la mémoire de l'auteure, conviant le lecteur à de vertigineuses randonnées dans des lieux où richesses architecturales se mêlent aux relents sulfureux d'un colonialisme éhonté. Répondant à l'invitation passionnelle de la narratrice, nous la suivons dans les bayous louisianais avant de partir en Andalousie où la jeune femme a vécu plusieurs années. Civilisation qui, depuis sa reconquête en 1492 par Isabelle et Ferdinand d'Espagne, n'a su recouvrer ses splendeurs. Pourtant, elle fut le berceau méditerranéen d'un monde qui avait à peu près tout inventé. L'algèbre, la poésie, la médecine, sans omettre l'alchimie et la philosophie. Pages admirables dans lesquelles Nadia Ghalem nous insuffle son amour pour l'Espagne arabo-andalouse, en même temps qu'elle nous fait part de sa tendresse pour sa mère, venue en touriste à Grenade. « Ma mère, ma déchirure. » Sa compagne de lutte. La narratrice dit raconter la vie, « la mienne et celle des autres. » Chaque pays qu'elle découvre ou dans lequel elle travaille, est marqué d'une présence pathétique qu'elle se remémore douloureusement. Les arbres aussi y demeurent comme pour ombrer, préserver, l'amour intense qu'elle porte à Fodhil, « ce garçon de quatorze ans, j'étais à peine plus jeune. » Il était en vacances chez ses grands-parents puis, l'été fini, il était reparti « par le train de cinq heures du matin », la guerre commençait... Plus tard, la narratrice nous emmène à Abidjan, ville qu'elle a tellement aimée. Entre-temps, elle est rentrée à Montréal, territoire paisible et tranquille qui la protège de ses souvenirs déchirants. Rappelons que, originaire d'Oran, Algérie, Nadia Ghalem réside au Québec depuis 1965. Journaliste, poète et romancière, elle n'a cessé d'aller au-devant des meurtris de la planète, affligés par des guerres incessantes. Séjournant en Allemagne avec son fiancé, elle y rencontre Henock, il étudie l'ébénisterie. Figure prégnante que la narratrice dépeint en quelques phrases ; elle voit en ce jeune homme « une sorte de réincarnation de Fodhil. »

D'un continent ou d'un pays à un autre, le fil invisible, ténu de Fodhil tisse un va-et-vient constant entre un passé exalté par l'absence, un présent bercé par Montréal, ville qui tel « un parc où viennent s'égarer des maisons et des rues. » Les femmes, symbolisées par la grand-mère et la mère, par d'humbles passantes de hasard, avivent les incantations affectives de l'auteure quand elle évoque les femmes des Aurès, de Kabylie et d'Oranie. Khadija, « marchande qui passait de maison en maison pour vendre ou échanger des bijoux [...]. Il y a surtout la tante — Amti, en arabe — qui narre l'histoire de Shéhérazade, d'Hypatie, de Néfertiti. Quand chacun était installé sous les couvertures, Amti débitait la vie tragique de ces trois femmes, savantes avant qu'il leur soit permis de posséder quelque science infuse. Amti affirme avoir vu des choses étranges à Carthage, cité que la narratrice dépeindra avec une évidente nostalgie. Les pages consacrées à Amti, entrelacées de poèmes, sont parmi celles qui nous ont  particulièrement touchée. Il y a Houreya, aperçue pour la dernière fois à Petra, en Jordanie. Se tient auprès d'elle l'ombre lumineuse de Fodhil. La narratrice confie son aspiration à mourir dans le désert, « le plus grand carré de sable au monde » dans lequel elle a joué et qui annihile les faiblesses humaines. Dans ce lieu mythique, « rien ne peut nous abattre. » Il y a eu la halte à Rome, qui « avait été magique », la déception de Florence. Émotions enrobées du désir inassouvi envers l'adolescent bien-aimé. Tunis, Carthage. La silhouette de la Carthaginoise se dessine sur fond de légende, nous ne savons pas très bien qui, de l'auteure ou de la narratrice, magnifie les vestiges majestueux d'une ville démocratique écrasée par Rome.

Nous ne pouvons tout décrire de ce récit ambitieux et fervent, inspiré du pays natal. Les continents africain et européen se recoupent, dénonçant des situations humiliantes trop souvent personnifiées par des enfants. Mimo, orphelin des rues, « docile comme un petit animal. » Mina, prostituée à dix ans, « aussi menue et fragile qu'un oisillon tombé du nid. » Si les jours se succèdent comme les perles d'un collier, à Ottawa la narratrice témoigne du 11 septembre, date où le monde venait de changer... Partout, la nature surgit, colorant harmonieusement les paysages orientaux et occidentaux. Un arbre aux grappes floconneuses, le visage évanescent d'un jeune garçon émaillent les souvenirs récurrents de la narratrice. Le mimosa et Fodhil s'enchevêtrent dans deux paradis perdus, celui des pierres avilies par les guerres, celui de l'enfance tuméfiée par le temps qui, inexorablement, ravine les traits juvéniles. Mais c'est dans la paix du Nord canadien, et sur une naissance, que Nadia Ghalem termine son éprouvant périple.

Récit qui secoue le lecteur d'une torpeur conditionnée par les habitudes, agrémenté d'une écriture dynamique, sensuelle. Jaillissent les réminiscences d'un cœur épris de la jeunesse de la chair, des œuvres picturales regroupées dans les musées. Les mots crépitent, abondent en une ardente litanie. La dernière image, le train de cinq heures du matin emportant Fodhil, prélude à la fin d'un monde, du temps vert de l'innocence.

À lire non comme un roman, mais telle une manifestation, bouleversant ce que nous pensons connaître de nos convictions, après que Nadia Ghalem nous eut informés que la paix avec soi-même et nos semblables se nourrissait à la flamme de tous les feux. Exils vagabonds, désirs inapaisés, tumulte des hommes et de leurs armes.


L'amour au temps des mimosas, Nadia Ghalem
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2010, 134 pages