mardi 2 avril 2013

Yeux fermés, yeux ouverts ***

Les humeurs de Facebook. L'humour coquin de R. La vulgarité de certains échanges. Les aquarelles bellement colorées et légendées de N. Les commentaires et autres fonctions lâchement masqués. La lecture de textes qui nourrit notre journée. La poursuite des uns dans les sites des autres, assouvissant leurs frustrations. L'éclat de rire de Y. quand elle nous lira. On parle du premier roman de la nouvellière Claude-Emmanuelle Yance, La mort est un coucher de soleil.

Elle est correctrice de manuscrits et fait appel de temps à autre à Alexis, technicien en informatique, pour prendre soin de son ordinateur. Nous sommes au début de juin, la lumière inonde la chambre de la narratrice. Elle se souvient de l'appel de Samantha, une amie d'Alexis, qui lui annonce qu'il « a pris sa vie ». Marié à Héléna, père de deux jeunes enfants, il s'était bâti un nid confortable. Rien ne laissait présager qu'une terrible colère l'habitait jusqu'à le détruire. Elle ne comprend pas. Un coup de fusil sous la mâchoire a eu raison de sa jeunesse, de ses projets. De ses résolutions professionnelles et sentimentales. La narratrice sait qu'avec Héléna les choses n'allaient plus très bien. Elle comprend si mal qu'elle fouillera dans le passé du jeune homme, fera la connaissance de sa mère qui « habite tout près, à trois coins de rue. » Plus la colère la rend impuissante, plus elle s'immisce dans un temps flétri qui la bouleverse. Celui d'Alexis et le sien.

Son père âgé vit dans une maison de retraite. Homme replié sur ses chagrins, il parle avec parcimonie. Il redoute l'avenir précaire de son pays qui est en train de se suicider, dit-il, un soir à sa fille. Cette constatation brutale la ramène à la mort d'Alexis ; elle refuse la mort délibérée, elle en a peur. Nous devons accepter de mourir les yeux fermés, à l'heure qui sonne, inexorable. Mourir les yeux ouverts correspond à interrompre une existence de laquelle nous nous détachons, comme nous finissons par ne plus aimer l'être qui nous était destiné. Révolte de la narratrice contre Alexis, révolte contre elle-même, contre la petite fille de cinq ans qui s'était embourbée dans un acte horrible. Il faudra que madame Alice, amie de son père, meurt les yeux ouverts pour que ses colères culpabilisantes s'adoucissent, l'éloignent du suicide à peine éclairci d'Alexis. Quelques paroles prononcées par son père l'aideront à retrouver une lueur aux rayons de son propre soleil. N'aimait-elle pas Alexis comme le fils qu'elle aurait voulu avoir ? Son drame personnel ne pouvait la diriger vers la maternité. Son corps a réclamé son plaisir, elle le lui a donné sans y accorder grande importance.

Constamment, un effet de miroir réfléchit l'histoire d'Alexis et celle de madame Alice. Le jeune homme et la vieille femme ont laissé des cahiers où sont mentionnés les noms de personnes qui leur ont manqué. Une demi-sœur, un frère jumeau. Chacun vit avec l'impression d'être amputé d'un double sublimé dont l'ombre palpable ne les quitte jamais. Le père absent, d'étranges yeux bleus, une discrimination étonnante qui finit par tuer. La narratrice est déçue du flou des confidences, des choix vers lesquels nous tendons les mains, vides, remplies cependant de nos secrets intimes. Pourquoi n'a-t-elle su écouter Alexis, pourquoi cette fulgurante approche dans sa petite enfance à elle ? Questions qu'elle ne sait élucider. Le suicide de madame Alice la déconcerte, elle aurait tant voulu ne pas passer « à côté de sa vie, à côté d'elle vivante. » Aveu qui portera ses fruits, elle qui n'a su regarder Alexis. Gens vivants, gens morts, où vont ceux qui nous interrogent quand il est encore temps de les entendre ?

Roman touchant où l'écriture obsédante l'emporte agréablement sur la trame narrative. L'auteure, Claude-Emmanuelle Yance, connaît suffisamment l'art de la nouvelle pour que des scories ne souillent les pages. Pourtant, l'histoire d'Alexis semble abandonnée en cours de route pour faire place à celle de madame Alice, même si on a conscience que l'une ne va pas sans l'autre. Peut-être est-ce dû à la gravité déchirée des cahiers de la vieille femme, comme s'ils permettaient à l'écrivaine de se reposer d'un léger essoufflement. Si le cœur d'Alexis contenait une petite musique que la narratrice n'a su capter, on est ravie d'avoir perçu, tout au long du récit, la même petite musique jaillie de la plume stylisée de Claude-Emmanuelle Yance, allégeant le thème récurrent traitant de la vie, de la mort. La vie s'apparentait aux forces décisives de madame Alice, la mort se nourrissait de la fragilité d'Alexis.

À lire, les yeux grands ouverts sur nos révoltes intérieures, les yeux fermés au-delà de toute finitude. Vivants et morts cernent nos fissures et défaillances pour mieux nous faire comprendre l'immensité de la vie. Mur blanc transparent reflétant le tableau trop parfait de nos démarches existentielles.


La mort est un coucher de soleil, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, collection « Réverbération »
Montréal, 2013, 142 pages