lundi 20 décembre 2021

Un homme qui a juré de s'éblouir *** 1/2


Nous voici pénétrés d'une saison différente. Le soleil décline, les jours raccourcissent, les orangés se dépouillent de leur rutilance estivale. On jette un clin d'œil désabusé du côté des vêtements, nous disant que le coton et la laine feront bientôt place au lin et à la soie. Le chauffage grogne dans les radiateurs, on entrouvre les fenêtres, on ne les ouvre plus. Déconvenue attristée du temps qui nous rappelle à l'ordre des saisons. On a lu le roman de Maxime Mongeon, Cette vie qui n'est pas la tienne.

Depuis plusieurs semaines, on est dans la foulée des livres qui contiennent beaucoup d'émotions nostalgiques. Livres intériorisés, d'où peut-être cet épanchement de sentiments trop longuement retenus, par le procédé de l'écriture. Il suffit de s'en aller vers des lieux ignorant nos habitudes pour que la vulnérabilité de la mémoire altère nos certitudes. Ce qui arrive au narrateur du roman de Maxime Mongeon qui, las de son existence monotone, profite d'un élan de tendresse sensuelle envers sa femme, Céline, pour lui annoncer qu'il va faire un voyage qui l'éloignera d'elle et de leurs fils. Ce qu'elle approuve pleinement, ayant saisi le désarroi de son compagnon, qui cherche autre chose en lui. Ou ailleurs. Ailleurs qui ne sera jamais nommé mais dépeint quand il prendra pension dans un café-hôtel, loin de la ville, proche de la mer. Nous sommes prévenus de la violence du climat politico-social. C'est l'armée qui dirige sauvagement l'île, les meurtres neutralisant la vie de ceux qui résistent. Règne l'omerta, ce que comprendra le narrateur quand il essaiera de parler de l'assassinat d'un homme, commis à son arrivée.

Préambule obsessionnel dont se sert le narrateur pour nous confier que son voisin, Sam, s'est noyé dans sa piscine. Accident, suicide ? Sam était un écrivain méconnu, auteur de plusieurs essais négligés par la critique. Bouleversé, le narrateur a emporté quelques livres de Sam sur l'île, une part de sa correspondance, se souvenant de ses infractions dans sa maison, autorisées par le fils. C'est un fil d'Ariane que le narrateur utilise, enfermé dans sa propre grotte pour nous faire part de ses intériorités de cinquantenaire désenchanté. Les êtres qu'il côtoie, ceux du café-hôtel, ont fait le choix de s'installer sur l'île corrompue pour échapper à quelque modernisme qu'ils jugent néfaste, contrairement à lui qui a toujours manqué de courage pour satisfaire ses nécessités, comme celle d'écrire, s'étant contenté de conformisme. Il y a Alexandre, le chef de cuisine, jeune homme au regard plein de bonté, avec qui il crée un silencieux lien cordial. Maria, femme à tout faire, que le narrateur admire, « telle une reine dont la modestie irradie. Elle possède cette démarche à travers laquelle le sort du monde semble jeté. » Mais il y a surtout le botaniste, « grand gaillard aux lunettes rondes » qui répertorie toutes les espèces de plantes, avec qui il se liera malgré lui, le botaniste ayant saisi la débandade mentale du voyageur. Son état gravement dépressif. D'autres, marginaux, comme Pierre et sa femme Francine. Le narrateur, entre ses contemplations sur le magistral paysage océanique, s'enferme dans sa chambre à lire les essais de Sam, sa correspondance. Dans un calepin ordinaire, il prend des notes, mentionne sa relation bancale avec sa femme, Céline, la mort de Sam qu'il a sorti de la piscine, regrettant amèrement de ne pas lui avoir accordé plus d'importance, leurs conversations se limitant à celles d'un bon voisinage. Il s'enfoncera de plus en plus dans un remords inconcevable, mêlant sa vie et son désir d'écrire, ignorant que Sam se penchait sur le sort du monde, le sien se limitant à son couple, ses fils, son travail. Traumatisé par le décès de son voisin, il se rendra chez un psychologue, pensant disséquer sa souffrance mais le spécialiste semble décontenancé par les propos de son patient, inapte à diriger sa vie, à donner un sens à ses désirs embrouillés dans une démission prématurée, dépassé qu'il est par ses rêves émiettés, par ce qu'il désirait entreprendre alors que Sam, veuf, se démenait pour le mieux avec les mots, ses vérités profondes. Le narrateur donne l'impression de vagabonder dans un rêve enfantin d'où est exclue toute forme de maturité. Il ne choisit pas, influençable, il subit. Il se baigne dans l'océan avec Alexandre, boit des bières offertes par Pierre, patron de l'hôtel. Rien de consistant n'émane de sa retraite, oubliant même de donner de ses nouvelles à sa femme. On dirait que la sentence qu'il énonce contre lui dans la maison de Sam, qui donne le titre au roman, contient ses problématiques, ses refus à faire partie du monde. À l'affronter dignement. Ses réminiscences portant sur ses proches sont effleurées, telles ses relations avec ses collègues de travail. Se délie douloureusement l'existence cauchemardesque d'un homme qui se pense victime d'un songe inaccompli, la vie ne tenant qu'à un fil noué de ses surprenantes déconvenues.

Il faudrait citer des pages entières de ce magnifique récit, pour mettre en relief la poésie qui découle des réflexions du narrateur, conjuguées à la voix de l'écrivain Maxime Mongeon, qu'on a lu pour la première fois. Découverte littéraire impressionnante qu'il eût été impardonnable de négliger parmi les livres de cette fin de saison. L'histoire pathétique de cet homme demande une certaine exigence de lecture mais plus on l'accompagne dans ses contradictions, plus on se demande ce que peuvent lui apporter les personnes qui, comme lui, se laissent aller aux bienfaits de l'île, loin de l'armée meurtrière, loin des menaces qu'il a subies à l'aéroport. Portrait, car c'en un, d'une existence refoulée au centre de ses manques vitaux. C'est un jeune inconnu qu'il a regardé fixement dans les yeux, alors qu'il aurait dû baisser les siens, sur les conseils du botaniste, qui se fera le justicier de ses imprudences velléitaires. Se jetant dans une piscine imaginaire d'où il sera peut-être sauvé par une pensée fulgurante vers Sam. Le botaniste qui aura lu son calepin, confidences que le narrateur aurait dû évoquer à voix haute, le défaisant de ses erreurs humaines ramassées d'une œuvre qui le dépersonnalise, le réduit à l'état d'un homme qui a construit son enfer dans une île empoisonnée de ses rebelles, « paradis désolé qui m'avale tout entier. » N'est-ce pas la signature d'un homme qui refuse toute présence, se réfugiant dans des « petits bouis-bouis » lieux où il se sent réellement vivant, se contaminant lui-même de ses rejets, de ses peurs, de ses outrances ? Dans une solitude exacerbée par la beauté du paysage qu'il ne sait partager, seulement dépeindre, comme si les mots n'avaient aucun pouvoir sur les fatidiques illusions qu'il s'est créées pour accéder à une vie qui lui a échappé, se désespérant de sa brièveté, du peu d'attention qu'il lui a concédé, vie que nous ne pouvons jamais recommencer...


Cette vie qui n'est pas la tienne, Maxime Mongeon

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 135 pages

lundi 13 décembre 2021

Les ingrédients nécessaires à toute construction ****


Ce qui m'agace profondément, nous dit D. d'un ton irrité, ce sont les personnes qui, dans Facebook, se montent une page avec les images cherchées et publiées par d'autres. Curieuse et généreuse, elle fouille dans Google pour passer le temps et continuer à s'instruire. On abonde dans son sens, on a fermé la porte à de soi-disant " amis-es ", ne voulant pas contribuer à leur paresse. On commente le roman de Maxime Raymond Bock, Morel.

Depuis longtemps, on n'avait lu les aléas et avantages qu'apporte la reconstruction d'une ville à partir de voix d'hommes, d'une en particulier, qui se répercutent inlassablement dans un monde en transition. Édifiée de bois, de briques ou de pierres, selon l'autonomie économique des quartiers, Montréal va se moderniser d'une manière gigantesque. Béton, acier, autres matériaux, qui classeront la ville parmi les métropoles avant-gardistes. À quel prix humain, à quel éclatement familial, à quels deuils, sera rénovée la cité, sertie alors dans sa petitesse réconfortante, dans sa modestie protectrice, dans son indigence camouflée ? Témoin de ces nouvelles infrastructures auxquelles il a participé, Jean-Claude Morel, retraité, vivant seul dans son petit appartement, se remémore ces années de labeur esclavagiste, de misère mais aussi de bonheur modeste avec sa femme Lorraine et la venue de leurs cinq enfants. Narrateur infatigable qui s'attarde sur ce temps révolu qu'il ne peut oublier, Morel a fait partie des artisans qui ont sacrifié leur vie et leur santé pour que les Montréalais, et les touristes, s'imprègnent de la ville livrée aux charmes artistiques de ses édifices. Sorte de défrichement rarement fixé ailleurs que sur des documents officiels. Qu'en est-il de la petite histoire étouffée par la grande ?

Ce jour de 1991, Jean-Claude Morel attend la visite de sa petite-fille Catherine, annoncée par l'une de ses filles. Il ne l'a jamais rencontrée, elle symbolise une famille qui s'est bâtie en même temps que Montréal. Durant cette attente, de nombreux souvenirs vont assaillir la mémoire d'un homme dont le corps est cassé, victime de tous les efforts, physiques et mentaux, qu'il a dû fournir sur des chantiers de fortune ou officiels, comme ceux du métro, de la Place-Ville-Marie, plusieurs qui ont brisé sa santé. Ouvrier anonyme, après tant d'aventures humaines qui ont forgé ses amitiés, ses amours, il se dit chanceux de vivre tranquille, dans « son petit loyer au deuxième de Jeanne-D'Arc. » Pourtant, il devra quitter ce havre,  averti par une lettre du propriétaire. Sa vie a été ainsi, faire ses bagages à des moments inattendus. Sa mémoire remonte le temps, on l'écoute, guidée par la plume pénétrante et percutante de l'écrivain, dénonçant des décennies qui ont emprisonné Morel dans les restrictions de l'époque desquelles il se contentait, drainées par la force des choses. En 1951, quand l'histoire commence, il a quinze ans, son père s'est écroulé sans vie sur le prélart de la cuisine. L'adolescent ne sait quoi faire de ce corps manchot, bouffi, il ne ressent « ni tristesse ni peur. » Cet homme avait aimé sa famille sans effusion, comme lui-même aimera ses enfants. L'adolescent grandit, travaille, éprouve les premiers émois de la sexualité, les rites de l'amitié, les difficultés à s'imposer dans un monde où la famille et le travail dressent des murs inébranlables. Enfant du " Faubourg à m'lasse ",  quartier qui sera détruit, il ne pouvait que poursuivre une route parsemée de lourdes peines, d'humbles joies. Il se mariera avec Lorraine, aura cinq enfants, dont la dernière fille naitra handicapée, mourra à cinq ans d'une méningite. Excès d'un sentiment paternel qu'il ressentira violemment, une des causes de son divorce d'avec Lorraine quand les enfants seront élevés, éduqués. Le niveau social diffère, les enfants devenus adultes se créeront un univers où l'aisance matérielle s'allie au confort que rapporte l'argent. 

De la jeunesse étriquée à la vieillesse lucide de Jean-Claude Morel, à l'abattage du vétuste Montréal à l'apogée de la nouvelle métropole, on constate avec effarement et admiration que ces deux vies, l'une bétonnée, l'autre de chair blessée, s'interpellent comme s'il était naturel que la conciliation se fasse dans une forme de paix, de beauté physique et mentale entre les deux monstres. Monstruosité du destin de deux entités, l'une, périssable, le corps de Morel qui n'en peut plus de ses souffrances hypertrophiées par d'incessants combats qu'exigent les premières nécessités d'un ouvrier journalier. L'autre, de ciment et d'acier, qui, cinquante années plus tard, présentera des replâtrages qui ne seront jamais achevés. Le ciel de Montréal se troue de grues auxquelles plus personne ne prête attention. Après son divorce, la vie de Morel se détériore, il se laisse aller à d'interminables regrets, l'alcool fortifiant ce sentiment toxique qu'est la solitude rameutée à la suite d'un échec. Le logement est vide, le restaurant plein, une serveuse avenante, Monique, se présente qui prend Morel en main, lui donnera dix ans de son existence, les deux ont un passé commun : famille et désenchantement. Souffle vivifiant, salvateur entre eux, que les enfants de Monique étoufferont lorsqu'après le décès de leur mère, il videront l'appartement, ne tenant pas compte de la présence de son compagnon qui les regarde le dépouiller, gommant dix années d'entente affectueuse. Détail que l'on mentionne avec émotion, des peines et des joies soutirant des pages sublimes, poétique tendresse, à l'écrivain, dont l'écriture, vaguant d'une situation à une autre, nous vaut des heures mémorables de lecture. On ne peut qu'écrire une synthèse de ce magnifique roman, pointer des yeux de longues scènes éloquentes, récit classique proche des objectifs d'illustres écrivains, tel Victor Hugo, celui-ci décrivant avec passion les lésions de monuments à panser. Ici, pas de noms illustres à nommer mais l'anonymat grouillant de milliers d'ouvriers qui sont morts, le corps criblé de blessures internes, externes, inguérissables. 

Peu de temps reste à Morel pour profiter de son petit deux pièces et demie, avant d'entrer dans la résidence Hochelaga-Aird. On le suit en compagnie de sa petite-fille Catherine durant une balade qui les emmène près du pont Champlain, en perpétuelle rénovation. Morel se souvient encore, avec un certain détachement qui lui fait envisager une réconciliation avec son fils André, père de Catherine. Le livre de Maxime Raymond Bock, cinématographique — qui osera ? — est saturé de sentiments, de sensations, qui se sont appuyés sur la pauvreté exacerbée du quartier, sur des moments heureux que chacun pensait éternels. Sur la vie, sur la mort. Sur la séparation qu'engendrent des années d'accoutumance. Le livre regorge de ces conditions humaines, de ces émotions grandioses qui nous font regarder Montréal avec plus de considération, nous disant qu'il serait honorable de penser à ces hommes et ces femmes qui ont vibré au rythme effarant de la transformation de la ville. De celle de Jean-Claude Morel. Des refoulements, des colères, des sueurs et des larmes, des naissances et des enterrements, autant de scènes pathétiques maitrisées dans ces pages parfois amères. D'innombrables ingrédients nourrissent le talent de l'écrivain Maxime Raymond Bock, composent un roman que chaque Montréalais devrait lire en se souvenant d'hommes et de femmes anonymes qui ont souffert, sont morts pour assurer leur bien-être citadin. Mettre sur pied une ville forte, autrefois fragilisée par ses infrastructures trop souvent incendiées...


Morel, Maxime Raymond Bock

Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2021, 336 pages


 

lundi 6 décembre 2021

Où sont passé les violons sirupeux d'antan ? *** 1/2


On aime ces dernières journées automnales, flirtant avec la variété infinie des tons orangés. On voudrait que cela dure, mais un tel souhait serait figer le temps qui, lui, n'a que faire de nos nostalgies estivales. Ce matin, quelques flocons de neige délestaient notre esprit de souvenirs où le sable et l'océan se pâmaient, unissant le solide et le liquide de leur condition terrestre. On a lu les nouvelles de Julie Bouchard, Férocement humaines. 

Il est rare qu'un dicton populaire nous vienne à l'esprit après avoir refermé un livre. Ce qui nous est arrivé à propos d'une écrivaine qu'on ne connaissait pas. On s'est dit avec humour que les sanglots sirupeux des violons n'étaient pas dans ses choix musicaux. Pas de détours, elle va droit au but. Plutôt surprenante cette lucidité à ce point aiguisée chez une raconteuse d'histoires de femmes " mal prises ", en particulier. Un brin désinvolte, sourire au coin des lèvres, elle a dû s'en donner à cœur joie en rédigeant ses récits, les encombrant d'accessoires et de suppositions. Un prologue les annonce, tel le premier acte d'une pièce de théâtre qui identifie acteurs et actrices enrôlés dans l'éphémère d'un soir. Et quand le rideau se baisse, la pièce a été jouée, tragiquement ou plaisamment. On se fie à la musique polyphonique qui rythme les intrigues fracassantes de femmes hasardeuses, accompagnées de loin de près par l'auteure, celle-ci s'en affranchissant rarement...

D'emblée, les yeux se fixent sur une situation fictionnelle ou réelle, mettant en scène une femme qui, dit la légende, fut une lutteuse acharnée, défendant âprement le droit de ses compagnes à monter sur le ring, lieu de combats qui n'appartenait qu'aux hommes. Nous sommes dans les années soixante-dix au Québec, l'Église et l'État s'insurgent encore contre les femmes. Depuis, le temps a passé, les femmes ont gagné bien des causes, Vivian Vachon a vieilli, s'est retirée du ring. En cette fin de journée de 1991, elle roule pour rentrer chez elle, dans la maison familiale. Sa fille dort sur la banquette arrière. Vivian s'emploie à recréer des images de son enfance, alors qu'un camion, venant en sens inverse, conduit par un jeune homme en état d'ébriété, essaie de doubler une Lada. Sa vue, brouillassée par l'alcool, distingue mal la distance de la voiture qui arrive en face. La collision avec Vivian Vachon sera inévitable. Dans cette tragique nouvelle, et les suivantes, seront mentionnés les événements politico-sociaux de l'époque, tels des points de repère nécessaires à la narration. Jusqu'au vent, souffle chaud sur la peau, jusqu'au parfum de Paulette, un soir de Noël. Ces fragrances, vent et volutes mêlés, d'un récit à un autre, rassemblent des protagonistes victimes de difficultés imprévisibles et sournoises. Les intérieurs d'Edna et de Jackie, ou quatre femmes d'un âge certain, qui jouent aux cartes, se questionnent sur leur veuvage. Elles utilisent les méthodes habituelles pour dormir en paix, laisser la peur de côté. Une seule regrette son mari, s'ennuie de lui. En parallèle, une femme, Jackie, comme pour témoigner du mal-être de ses compagnes, appelle son mari, Jim, qui bricole dans le garage, pour l'avertir que le repas était servi. Cheminement au bord d'une frontière illusoire invisible qui fait que toutes les cinq auront, à un moment donné, fréquenté une « auberge-spa de style victorien », rendez-vous désenchanté qui sera mentionné autour d'une partie de cartes. Toutefois, l'intention de Jackie est de parler à Jim, leur situation maritale rongée par le temps ne peut durer ainsi. Vaut-il mieux être veuve ou mal assortie, semble interroger l'auteure qui, se libérant d'une question sans réponse, nous entraine vers une aventure de grand-route. Nina a entendu, un soir à la télé, une mère éplorée demander de l'aide pour retrouver le corps de ses deux enfants, tués par leur père deux ans plus tôt, avant qu'il se suicide. Nina, lasse de son travail chez Winn Dixie Grocery, derrière une caisse enregistreuse, prend la décision de parcourir le nord de l'Ohio avec son chien Ricky, pour retrouver les deux corps. Ou comment enterrer, sans jeu de mots, sa propre solitude en s'apitoyant sur celle des autres. La route est une étourdissante échappatoire.

Dans certaines de ces fictions, un élément indéfinissable nous rappelle l'écrivain Jack Kérouac, celui-ci arpentant les États-Unis pour chercher ce qu'il ne trouva jamais, alors que les protagonistes de Julie Bouchard usent des kilomètres pour améliorer une existence qui semble loin de les satisfaire. L'écrivaine sème d'innombrables indices, tels des cailloux de Poucet, pour ne pas se retrouver au point de départ, partir signifiant que, terminé le périple, il faut rentrer chez soi. Boucler une boucle qui ne nous a gorgés que d'un minimum de rêves. Pas toujours à la grandeur de nos espérances. L'humain ayant des comptes à rendre à soi-même, la nouvelliste lui laisse la part belle, l'invitant à un spectacle allégorique où les femmes ont joué leur dernière pièce, plus ou moins salvatrice. Cependant, quelques-unes en meurent, comme Paola, critique de cinéma, qui peu à peu perd la mémoire, finit par se jeter du haut d'une balustrade malgré l'attention soutenue de son mari. Clairvoyance ultime pour accomplir un geste désespéré. Une autre, Pénélope, membre d'un site de rencontres, place une annonce à son avantage, puis, emportée par une pulsion enfantine, conclut qu'elle n'est pas Fanny Ardant ! Innocent quiproquo qui lui causera bien des ennuis après qu'un homme, Bruce, l'a rencontrée dans un café. Après qu'une femme, s'infiltrant chez elle, l'a menacée d'un pistolet, après que deux Gérard, l'un fictif, l'autre réel, ont joué un rôle secondaire, que deux Pénélope se sont manifestées étrangement. La Pénélope qui nous intéresse apprendra que l'amour peut s'inspirer d'un policier qui a de beaux yeux, de grandes oreilles, de jolies fesses... Complexité avenante d'une fiction qui rappelle que nous sommes toujours la proie de notre identité, que sans elle, nous ne sommes que sujets anonymes. 

George Hamilton au fond du ravin, récit intériorisé qui nous ramène à Vivian Vachon, victime elle aussi d'un jeune conducteur en état d'ébriété. Mortellement blessée au fond du ravin, George se souvient de son mari, le supplie de la libérer de ce carcan mortifère, ignorant que son mari la trompait depuis vingt ans. Est-ce à dire que des blessures corporelles inguérissables nous protègent contre des blessures muettes de l'âme qui ne sauraient nous garder en vie ? La réconciliation avec elles-mêmes, femmes tourmentées menées hardiment par leur " Pygmalionne ", telles des marionnettes au bout de leurs ficelles, contient dans le texte final. Pièce théâtrale qui agite des ombres et des lumières, projetant sur le devant de la scène trois écrivaines qui sont mortes hors de leur temps, défigurées par la souffrance de vivre, Virginia Woolf, Sylvia Plath. Par la souffrance de la maladie, Marie Uguay. S'inscrivent dans cette démarche émouvante des confidences propres à la nouvelliste, qui pénètre dans un miroir magique, là où se débattent quelques  femmes, nulle d'entre elles n'étant à l'abri de situations imprédictibles même si les apparences démontrent l'inverse. 

Fulgurances desquelles renaissent ces femmes férocement vivantes après avoir pris le risque de s'éblouir. Recueil atypique qu'il faut lire, ne serait-ce que pour faire connaissance avec deux ou trois nouvelles desquelles on n'a pas parlé. L'une, pathétique, Sue et Cindy à Split Landing, fin juillet, lauréate du prix de la Nouvelle de Radio-Canada, en 2020. Des textes intenses, marginaux, appuyés par des êtres de même calibre, qui gravitent autour de possibilités qu'il n'est pas toujours simple d'accepter, ni de résoudre. Julie Bouchard prenant ironiquement la main de ses personnages, elle les accompagne, les repousse, les aide. Femmes souvent échouées au bord du ravin de leurs déboires personnels, elles ne s'y enlisent pas, se redressent, n'éprouvent pas la nécessité de se différencier. De rouler au-delà de distances permises pour s'incarner autres qu'elles ne sont, les avatars de leur existence se chargeant d'ouvrir et de baisser le rideau du théâtre humain...


Férocement humaines, Julie Bouchard

Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2021, 152 pages