lundi 24 octobre 2016

L'arôme de citron pour contrer l'amnésie *** 1/2

On a lu ceci sur un mur de la ville : " Qui ne sait plus rêver mérite de mourir ". Terrifiant graffiti zigzagué en jaune et noir sur fond apocalyptique. La plupart des graffeurs étant jeunes, que de désespoir minait cet artiste pour en arriver à écrire cette réflexion sans appel. On commente le roman de Denis Thériault, La fiancée du facteur.

On connaissait cet écrivain par ouï-dire, bien qu'on sache que de nombreux prix littéraires ont couronné son œuvre. Son premier roman, L'iguane, a été honoré tant sur le sol québécois que sous les cieux de nombreux pays étrangers. Le jeune facteur timide parcourant son dernier ouvrage duquel on parle aujourd'hui, s'est déjà manifesté dans une précédente aventure, lauréat lui aussi d'un prix littéraire prestigieux.

On entre dans l'histoire et dans le bistrot où travaille Tania Schumpf. Serveuse, elle a vingt-trois ans. D'origine bavaroise, elle est censée faire des études universitaires à Montréal. Après avoir largué un amoureux qui ne lui plaisait plus, elle n'est pas retournée dans son pays, elle a posé provisoirement ses bagages pour venir à bout d'un nouvel amour, qui n'est autre que le facteur Bilodo. Tous les jours, il vient dîner, calligraphier, écrire des haïkus sur le comptoir. Il ne tient pas compte de Tania, ni de ses collègues du tri du centre postal, bruyants, intempestifs. Son comportement atypique finit par intriguer Tania qui, pour attirer son attention, apprend l'art du haïku. Le premier qu'elle composera sera pour le facteur qui, impressionné, lui rendra la pareille. Comme toute personne amoureuse, Tania interprète à son avantage les vers que lui écrit Bilodo, jusqu'au jour où elle devra se rendre à l'évidence : le jeune homme aime une autre femme, une Guadeloupéenne, à qui il expédie ses haïkus.

Avant que Tania en arrive à cette constatation décevante, bien des avatars auront abouti. Il y aura le suicide de Gaston Grandpré, un habitué du bistrot, qui affectera bizarrement Bilodo, un camion qui heurtera le facteur, le laissant pour mort. Après avoir recouvré la vie, grâce à l'opiniâtreté de Tania, il s'éveillera du coma, amnésique. Situation dont profitera la jeune femme pour se faire passer pour sa fiancée. C'est sans compter sur des événements extérieurs qui compliqueront les intentions usurpatrices de Tania. La mort soudaine de Gaston Grandpré sera élucidée, la disparition inattendue de Bilodo parti se réfugier dans le logement de ce dernier, un éventuel voyage à Montréal de Ségolène, la Guadeloupéenne aimée de Bilodo. Des intrigues se noueront pour tragiquement se dénouer, comme s'il était impossible de changer le cours d'une vie sans y laisser la sienne. Les haïkus font office de symboles, de messagers porteurs d'un langage amoureux, parfois sibyllins, tellement évocateurs aux personnes timides. Ces événements qu'on cite sans les développer font preuve du savoir-écrire d'un auteur qui, d'une plume poétique, finement enveloppée d'une sensualité à fleur de peau, démonte une histoire pour mieux la reconstruire. Les rebondissements déboulent sans jamais interrompre la course du temps, happant des protagonistes qui ne peuvent échapper à une destinée qui leur est propre. La mémoire retrouvée de Bilodo s'avère un témoin gênant, responsable d'incidents auxquels bien souvent nous ne pensons pas. Il suffit d'une fragrance citronnée, d'un paysage exotique, d'un visage rêvé, pour que le passé se recompose, essaimé de détails qui, enfin, dénoncent la redoutable emprise de l'imposture. Culpabilité que ressentira Tania avant de tenter de sauver une deuxième fois Bilodo. D'elle, la vie s'échappera tel un sacrifice qu'elle offrira, sans regret, au jeune homme pour qu'il revienne à son point originel. Le serpent s'est mordu la queue, la boucle du temps s'est encordée. La mort peut procéder sans se presser, exercer son pouvoir mortifère. L'orobouros, symbole grec, se déploie ici magistralement.

Roman comme on les aime, englobant mensonges et vérité. Mystère et réalité. La poésie s'ajuste avec un équilibre heureux aux effets réalistes de la narration. L'écrivain enseigne au lecteur qu'une existence peut être ébranlée par des secousses intérieures, fondées sur nos certitudes. Subtilité mutine d'une écriture jouissive, parfois lyrique, comme si Denis Thériault, se reposant loin d'une réalité prosaïque, avait fait place à la force sémillante de l'imagination. Mission très bellement accomplie.


La fiancée du facteur, Denis Thériault
Les Éditions XYZ, Montréal, 2016, 170 pages





mardi 11 octobre 2016

Survivre après Darwin ****

Lundi matin, on se lève, un peu ébouriffée de nos échappées du week-end. Deux heures plus tard, à peine remise de nos miasmes, de nos résidus d'une nuit sans rêves, on reçoit une invitation concernant un événement littéraire. Notre estime pour la personne qui nous a fait ce cadeau matinal, surpassant notre torpeur, on confirme notre présence. Le cœur, la tête, parfois se compromettent d'une manière étrange. On a lu L'héritier de Darwin, roman signé Alain Olivier.

De quoi s'agit-il au juste ? Nous entrons dans une histoire intelligente et fascinante, sevrés d'interrogations existentielles, en nous posant moult questions sur nos raisons d'être. Le narrateur nous faire réfléchir sur nos conditions d'humain, sur nos origines animales. Nous descendons du singe, prétendent certains. D'autres, davantage mystiques, y voient la marque omnisciente d'un dieu, qui nous aurait punis pour avoir assouvi notre curiosité, notre ignorance, au mépris du bonheur à portée de main dans un lieu paradisiaque. Le bonheur serait-il insoutenable ? Nous l'avons déserté en échange de la connaissance. En fuyant le jardin d'Éden, nous avons choisi d'évoluer, sinon de transcender. Mais aussi de chuter.

Le narrateur de ce récit, un chercheur en biologie, après avoir assisté à un congrès au Chili, entreprend avec son épouse, une randonnée en Patagonie. La diversité de la faune, la beauté époustouflante des paysages, le sidèrent au point de remettre en question la petitesse de notre nature humaine. Tâche ardue qui le laissera sceptique jusqu'au moment, où, ne s'étonnant pas plus qu'il faut, il rencontre Charles Darwin, le naturaliste qui, au XIXe siècle, a rompu l'inertie des Terriens, leur proposant un univers mouvementé et non figé dans sa probable préhistoire. Dans ses superstitions. Dans sa paresse. Il n'est pas simple de chambouler les habitudes, aussi universelles soient-elles. Charles Darwin l'apprendra à ses dépens. Cependant, les conversations se déroulant entre le naturaliste et le biologiste, mettront en relief nos manquements insolites depuis que nous nous sommes transformés progressivement en hommes et femmes qui se tiennent debout. — La formule n'est pas utopique. — La vision et les certitudes du narrateur seront bouleversées par les déclarations du savant qui, lui, n'étant pas rassasié de ses magistrales découvertes, s'entête à explorer ce qui doit l'être encore. Il est persuadé que nous ne sommes que matériau faillible dans un univers qui ne laisse aucune place au hasard. La théorie de l'évolution, généralisée par l'assurance de conclure, se résumerait à la terrifiante « loi du plus fort », ce qu'a toujours démenti le naturaliste au fur et à mesure qu'il poursuivait ses recherches dans les moindres poussières pierreuses du terrain qu'il fouille inlassablement. L'évolution humaine prendrait ses sources dans l'adaptation, dans l'entraide avec les plus démunis, dans l'éducation, la culture et la communication. Ces diversités, élaborées à partir du comportement de diverses espèces, les singes en particulier si proches de ce que notre cerveau relate d'intelligible, seraient la preuve inébranlable et fondamentale de la survie humaine. Ne nous leurrons pas, nous sommes bien en survie, remplacés tôt ou tard par des trublions encore à l'état larvaire.

Vu et lu sous cet aspect, le roman risquerait d'être rébarbatif au commun des mortels qui se démènent dans un monde quelque peu encombré de préjugés, quoique nous en pensions. Mais le narrateur, attentif à sa prise de conscience, se laisse aller aux confidences de son parcours personnel, partagé avec la femme qu'il aime. Malheureusement, celle-ci est infertile. Son désir de paternité ébranlé, des choix se présentent, comme celui de s'unir à une femme qui lui donnerait les enfants qu'il convoite. Solution de facilité dont il ne peut se satisfaire. Pour apaiser ses doutes, il se repaît dans les labyrinthes de thèmes insoupçonnés : relations amoureuses, parentalité, décès d'êtres chers et, surtout, le défi environnemental responsable, en quelque sorte, de l'appauvrissement de notre regard sur le paradis perdu...

Les interrogations entourant le destin individuel sont soulevées à plusieurs reprises, chevauchant entre le passé, l'extrême passé, et un présent aléatoire, un présent enfin équilibré entre un homme et une femme qui ont failli se déchirer au-delà de toute considération de survivance parmi laquelle tous deux ne sont qu'un infime grain de sable. Le narrateur ne peut que se réjouir lorsque Darwin, qu'il convient avoir lu distraitement, éclairera sa pensée nébuleuse, prisonnier d'une lobotomie immémoriale à jeter aux orties... La diversité profitable parmi des collectivités devrait l'être aussi chez un seul individu. Ce qui mettra en lumière les diverses facettes qui composent la personnalité du narrateur, de chacun d'entre nous. Cependant, l'importance de l'histoire narrée avec une lucidité tourmentée tient dans le fait que l'évolution des espèces est loin d'être terminée. Les changements climatiques jouent déjà leur rôle de prédateur acharné.

La dernière rencontre entre le narrateur et Charles Darwin s'avère émouvante. Le naturaliste recommande au biologiste de ne jamais oublier que, si nous voulons survivre, la seule voie que nous devons emprunter est celle d'une véritable amitié entre les hommes. Message contemporain qui devrait atteindre ceux qui périssent pour de discutables idéaux, ceux et celles qui refusent de prêter une voie hiérarchique à tout véritable sentiment... Avec qui ne sommes-nous pas amis aujourd'hui ?


L'héritier de Darwin, Alain Olivier
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 360 pages