lundi 13 juin 2022

Faire semblant d'être un père équitable *** 1/2


Il y a des jours comme aujourd'hui où le monde nous apporte peu. Un monde réduit à quelques personnes croisées dans les rues environnantes. On les regarde avec indifférence, telles des ombres qui traverseraient notre corps sans l'abîmer de trop d'obscurité. On s'éloigne, on se retrouve, apaisée, dans le parc, en compagnie des écureuils et des canards. Et surtout des arbres. On parle du roman d'Alex Viens, Les pénitences.

Après avoir commenté le récit autobiographique d'Anne Peyrouse et lu le roman d'Alex Viens, qu'on ne connaissait pas, on peut avancer que certains pères sont indignes de fabriquer des enfants. Manipulateurs et imposteurs, se vengeant consciemment de leur existence ratée, ils commettent des crimes intentionnels sur plus faibles qu'eux. Dans ce roman, Denis, le père de Jules et Charlotte, ne déroge pas à ces hommes diaboliques qui ont agi envers leur progéniture par haine d'eux-mêmes. L'histoire campée par l'écrivaine est simple et aurait pu réconcilier un père et sa fille qui ne se sont pas rencontrés depuis dix ans. Jules a choisi ce moment avec bravoure, pour apporter à son père une mystérieuse petite boîte. Elle arrive chez lui un soir de janvier, l'homme de cinquante-quatre ans est un ancien punk qui n'a jamais assumé les années qui ont dévasté sa jeunesse. Jules remet à Denis la petite boite et se dit qu'elle devrait retourner chez elle. Mais l'homme est habile, il l'invite à souper. Il n'a pas grand-chose, des spaghettis qu'il fait cuire en imposant son douteux rôle de père à Jules qui, perdant ses moyens, consciente de son état soudainement apathique, lui fait penser qu'il est trop tard. Phrase lourde de conséquences qui fera débouler des années arides vécues entre sa mère Christine et sa sœur Charlotte. Partagées entre père et mère quand le couple divorcera. Mais on ne relatera pas ces phases destructrices douloureusement dépeintes par l'écrivaine. Jules mange, boit de la bière, pendant que son père fredonne une chanson de The Cure. Celui-ci a accumulé un nombre impressionnant de CD et de vinyles desquels la musique soutiendra le rythme du récit, comme pour adoucir ou aggraver les propos qu'échangeront le père et la fille, qui ont syncopé des années déchirées entre une vie parentale et un enfermement exigé par Denis pour convaincre ses filles de ne pas l'abandonner. Chantage outrancier qu'il exercera sur l'aînée qui vit avec lui, alors que Jules a préféré habiter avec leur mère. Destruction mentale de Charlotte qui prétend que sa sœur essaie de la dresser contre leur père. Ce soir-là, Jules, pour se rassurer, se persuade qu'elle rend visite à un père à qui elle a toujours voulu plaire. Un soupçon d'entente suspecte s'établit entre eux, alimentée par la musique, par la bière mais aussi par la tricherie méfiante l'un envers l'autre.

C'est un antre misérable où loge Denis. La vie du voisinage résonne d'un appartement à un autre. Détail indécent que Jules ne supporte plus, elle a réussi à se faire une place honorable dans un microcosme sociétal alors que sa sœur mène une existence dissolue, résultant de l'éducation de Denis qui a subordonné Charlotte à ses exigences paternelles. Toujours la peur d'un vieux punk amer qui redoute la solitude. À la bière succède un joint que père et fille se partagent, les figeant dans un arriéré sentimental déformé par le temps qui défigure le meilleur et le pire de nos agissements. Dans la salle de bain, Jules retrouve un rouge à lèvres de sa sœur dont elle maquillera le visage de son père. Le geste est ostentatoire, il contient une rancune ineffaçable, une cible inespérée... D'allusions aux certitudes, la bonne foi de Jules se fait malaisée quand son père lui montre des photos de deux fillettes assujetties à ses désirs possessifs. Week-ends aux États-Unis, mensonges qu'elles devaient improviser pour ne pas inquiéter leur mère. Anecdotes vitales qui ne font que séparer le père et la fille dans ce huis clos magistralement replié sur lui-même, dont personne ne sortira indemne. Denis force Jules à se goinfrer de pâtes, il inflige un comportement dangereusement infantile à une jeune femme retombée sous son joug. Souillée de pâtes et de larmes, elle se rebiffe. Essaie de fuir mais la porte est fermée à clé de l'intérieur. Retour à l'enfance de Jules, à l'obéissance que son père attend d'elle, fillette et maintenant adulte. N'était-elle pas une « bonne fille » ? Les complots de Denis pour dresser Charlotte et Jules contre leur mère. Il veut la garde exclusive de ses filles. Fugue décisive de Jules que Denis lui rappellera, la culpabilisant du mal-être de sa sœur. Détestation de la mémoire quand Jules se souvient que rien n'était normal dans les errements caractériels du père. Faire connaissance avec le corps adolescent, Jules s'enlaidit en se rasant les cheveux, forme de mutilation exacerbée par les mensonges qu'il faut sans cesse réinventer. Les feintes de la mère qui veut échapper aux menaces paternelles. Tout ce démaillage déboule dans la tête de Jules, à grands renforts de la traitrise du père qui s'est enfermé dans la salle de bain. Et que Jules délogera violemment, à coups de cris, de gestes et d'objets, comme si la saleté qui règne dans l'appartement témoignait de la saleté corporelle de Jules quand elle vivait chez Christine. La nuit passe ainsi à se remémorer la lâcheté de Denis quand il dressait les deux sœurs l'une contre l'autre pour mieux les séparer. Dans cette démarche insensée, il est toujours question de séparation, jamais de réconciliation, jamais d'un peu de tendresse envers les autres, ni envers eux-mêmes. Le jour se lève, il sera tragique, Jules commettant la pire des vengeances envers un homme qui ne peut rien contre la haine qu'il a insufflée dans la tête et l'âme de sa fille. Charlotte n'est-elle pas morte d'un trop-plein de désespoir ?

Huis clos théâtral. On rêve d'une interprétation scénique, les dialogues impudents et tranchants comme des tessons ne pourraient qu'intensifier ce que parfois le cœur de l'homme emmagasine de hargne, contient de maladresse et de frustration dans ses manières de se venger de ses propres échecs. Puissance d'un premier roman implacable, nous enseignant comment reprendre sa respiration après tant d'essoufflement à vouloir transformer un père qui ne l'était pas. Le courage ne manque pas à Alex Viens, écrivaine qui saura faire la part des choses, abusives ou approximatives, quand le moment sera venu de mettre à nouveau son talent à l'épreuve. 


Les pénitences, Alex Viens

Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2022, 144 pages