lundi 10 mars 2014

L'émissaire de la mémoire *** 1/2

Avec B. nous parlons d'hommes et de femmes qui, durant notre vie professionnelle, nous ont fait rire. Nous en trouvons plusieurs avec qui tout partage verbal est formulé, tout humour grincé, toute confidence chuchotée. Il y a ceux et celles qui auraient bien voulu, n'ont pu à cause de renfrognement chronique. De cécité nombriliste, d'aphasie étranglée sur le monde et son génie. On a lu le récit de Sylvie Nicolas, Les variations Burroughs.

Parce qu'un sentiment indéfectible les unit, et qu'elle écrit, un frère demande à sa sœur de se remémorer leurs souvenirs d'enfance et d'adolescence, d'en faire une sorte de plaidoyer qui serait comme un chant d'amour mais aussi de révolte. Elle entre dans son jeu mais, peu à peu, elle se laisse aller à des réminiscences personnelles où le frère se distancie. C'est plus tard qu'elle reviendra à lui, quand un troisième frère, le cadet, manquera de périr dans l'incendie de sa maison. Le deuxième frère mourra, mort souillée de la honte de la narratrice, elle qui ne comptait plus les fois où elle avait souhaité mourir. Ce frère aimait tellement vivre. Tant de fois la mort s'impose, celle des corps mais aussi celle d'un cœur dévoré de passion pour un homme désinvolte, confiant à sa compagne le trouble qu'il éprouve envers une autre femme. Bouleversement de son amante qui suppliera un abbé de bénir son cœur abîmé et non de marquer sa tête du signe de croix traditionnel. Séquence émouvante où la foi naïve de la narratrice réconforte. Il est rassurant de remettre sa détresse entre des mains apaisantes, même si ces mains ne peuvent rien au désir qui fouaille douloureusement la chair. Jusqu'au jour où tout passe.

Le récit est ainsi, bardé d'angoisse, d'interrogations muettes, quand l'auteure dépeint les sous-sols dans lesquels parents et enfants habitent, là « où la peur rôde » là où la tempête menace et où le feu couve. Un père à peu près inexistant, et lâche, une mère irresponsable, comptant trop sur la maturité de sa fille qui, en réalité, essaie de colmater ses cassures en se souvenant de ses grand-parents gaspésiens. La grand-mère silencieuse, complice du grand-père bourru. Elle se réfugie dans des joies qu'il faut taire, des larmes qu'il faut essuyer du revers de la main, quand le cœur est sur le point d'éclater à force de peur, d'incompréhension. De solitude enfantine. La mémoire défaille quand le frère tant aimé rapporte à sa sœur une boîte de livres trouvée dans les ordures. Un trésor inestimable, tel un pacte indélébile, transmis après que l'enfance et l'adolescence les ont meurtris, les ont projetés dans la sphère peu enviable de la vie d'adulte.

Un élément important ombre les confidences de la narratrice, heurte sa sensibilité fragile, celui empoisonné de l'écrivain américain William S. Burroughs, l'un des symboles littéraires de la beat generation. On le taira, on le murmurera à peine, l'amoureux étant disgracié. Révélation douloureuse qui n'intervient aucunement au niveau de la mémoire mais dans un temps réel anachronique, comme va le récit, oscillant entre la ville et la Gaspésie. Comme vont les êtres secondaires croisés dans un train, entrevus dans une maison, observés dans un bistrot. Les paysages font de même, la mer surtout, accueillante ou anarchique. Murmurante, assourdissante. Se greffent à cette voix océane l'écriture baroque de Sylvie Nicolas, un style hachuré de sensations à fleur de peau, on dirait presque lyrique, quand sont évoqués pêle-mêle des faits jusque-là dissimulés au frère, tenant plus de l'esprit calciné que du cœur innocent. Une violence retenue dans le florilège des mots, qui ne peut se soustraire de la musique constamment orchestrée par une écrivaine, et poète, emportée par le flux étourdissant de ses expériences, autant nommer la vie.

Texte obsédant qui peut être lu d'une manière vagabonde, tel que Sylvie Nicolas le propose au lecteur. En allant d'une confidence à une autre, sans tenir compte d'une certaine chronologie, les êtres qui composent ce récit se mouvant hors du temps ordinaire, ancrés dans l'espace restreint d'incidents qui leur sont propres. On pense à une horloge à sable remontant des événements prévisibles, ceux que les heures manigancent quand il s'agit de tenir le compte de ses bienfaits, nécessaires à l'harmonie qui finit par trouver le chemin du cœur, délaissant la tête à ses réfutables regrets.


Les variations Burroughs, Sylvie Nicolas
Éditions Druide, Montréal, 2014, 176 pages