lundi 25 avril 2022

Trois ombres familiales dans la lumière d'une poète ****


Doutant parfois de la nécessité de commenter quelques livres, on se demande si cela vaut la peine de continuer notre travail rigoureux d'informatrice. Est-il nécessaire de se pencher sur des ouvrages qui, à tort ou à raison, nous sollicitent ? On s'interroge sur la fiabilité de nos chroniques qui en disent plus ou moins long sur le roman, sur le recueil de nouvelles, que nous refermons avec des intentions louables. On commente le roman de Dominique Fortier, Les ombres blanches.

On a attendu que la vague de louanges qui a déferlé sur le nouveau roman de cette écrivaine talentueuse se soit calmée, nous ait fait place modeste pour nous attarder momentanément sur cette histoire insolite, un peu hors du temps. Fiction et réalité confluent aux sources même de l'existence de la poète Emily Dickinson, relatée dans le précédent ouvrage de Dominique Fortier, Les villes de papier, lauréat du prix Renaudot essai 2020, qu'on a relu pour éviter de mentionner quelque sottise. On taira les raisons pour lesquelles la romancière a décidé de donner suite à l'entourage de la poète américaine, d'autres l'ont fait équitablement. Cette suite nous fait découvrir trois femmes qui ont survécu douloureusement à la perte d'une sœur, d'une belle-sœur, d'une amie. Sans oublier le frère, complice, époux et amant. L'intérêt n'est pas tant dans ces trois proches d'Emily Dickinson mais dans la manière imaginative dont s'y est prise Dominique Fortier pour se faufiler magistralement dans l'intériorité de Lavinia, Mabel, Suzan. Et Millicent, fille de Mabel et de David Todd. Âgée de dix ans, l'enfant tient des propos si déconcertants, tellement intelligents, qu'on s'est interrogée sur sa vie d'adulte. On a préféré s'abstenir. Charmée par la poète, elle dérobera quelques-uns de ses « bouts de papier » trainant sur le bureau de sa mère, où sont griffonnés de courts poèmes presque illisibles. Pattes de mouches, en déduira Millicent, qui sait décortiquer les écrits de cette femme dite excentrique, qu'elle n'a pas connue. Qui sera sa meilleure amie, décrète-t-elle, sur une feuille blanche.

Le récit débute par les obsèques d'Émily. Sa sœur cadette, Lavinia, s'affaire autour d'elle et de la maison, se remémorant les années familiales. Plus rien ne sera jamais pareil, le décès d'Emily s'avérant un point fatal à leur jeunesse envolée. Pourtant, elle devra exécuter la promesse qu'elle a faite à sa sœur : détruire sa correspondance, en fait tous ses écrits. Un ordre auquel elle désobéira quand jaillira de l'un des tiroirs de la commode d'Emily une ribambelle de bouts de papier noircis de mots désordonnés. Pour ne pas dire énigmatiques, comme si le lecteur devait les résoudre, en poursuivre le cheminement. Bouleversée, c'est à Suzan, épouse de son frère Austin, amie de longue date d'Emily, à qui elle fera part de ses trouvailles. Poèmes et missives. Puis, Suzan informera Austin des écrits d'Emily, trouvés par Lavinia, celle-ci ayant décidé de les publier. Austin, astronome et professeur, s'est lassé de sa femme, pétri d'incompréhension inexplicable à son égard. Il s'est épris de Mabel, épouse de David Todd. Père de Millicent, à qui il enseigne l'histoire démultipliée des étoiles. Reconnaissant qu'elle ne saurait mettre de l'ordre dans les poèmes de sa sœur, Lavinia s'adressera à l'homme qu'Emily désignait comme son " maître ", Thomas Higginson, journaliste, critique littéraire, qui acceptera de faire publier ces poèmes, à condition que Lavinia fasse un premier tri dans cet amoncellement de bouts de papier éparpillés. C'est Mabel, qui écrit des articles, compose de la musique, qui préparera cette première édition, Suzan avouant être incapable de mener à bien ce projet.

Trois femmes dans la jeune cinquantaine à qui Dominique Fortier a inventé habilement une existence, s'inspirant d'indices caractériels qui leur sont propres. Lavinia, la solitaire, surprenante ingénue quand elle s'éprendra d'un saisonnier. Elle alimente son énergie auprès du spectre de sa sœur défunte, « devenue le plus vivant des fantômes », instillant une forme d'entente entre Suzan et Mabel, l'épouse trahie, la maitresse vénérée. Suzan, traumatisée par la mort d'un fils en bas âge et celle d'Emily, l'amie inconditionnelle. Mabel, qui éprouve le besoin de plaire, d'être aimée, conserve les artefacts de ses nombreux soupirants. Superficielle, elle se complait entre son mari et leur fille, l'un et l'autre se préoccupant peu d'elle bien que David ait deviné ses rapports licencieux avec Austin. Mais ne faut-il pas que Mabel soit heureuse ? On est étonnée de la crédulité des deux hommes, fidèlement amarrés aux basques de leur égérie, celle-ci admettant qu'elle ne saurait se passer ni du mari ni de l'amant. Son ambition, en préparant l'édition des écrits d'Emily, n'est-elle pas de faire entièrement corps et cœur avec la famille Dickinson, solide et considérée ? De laisser une trace indélébile sur l'œuvre d'une femme qui n'était que sa belle-sœur ? Trois femmes dont les destinées se croisent à travers l'œuvre d'une poète marginale, son passé embelli d'un jardin où jaillissent herbes médicinales et bouquets fleuris, l'écrivaine se servant de cet enchantement coloré et parfumé pour situer dans le temps, sinon l'espace, la probable histoire d'une passeuse de mots, qui entretenait minutieusement un herbier que Lavinia n'a pas eu le courage de détruire, bien qu'il ne restât plus rien des fleurs qu'Emily expédiait à ses destinataires. Le jardin laissé à l'abandon a dépéri. L'art de savoir faire respirer les fragrances de ce qu'il reste, tendre l'oreille vers des pas feutrés, des chuchotements émanant d'une chambre interdite à tout visiteur, des échanges se livrant au travers d'une porte fermée. Ce sont des séquences brillamment intenses, certaines brèves, révélatrices, composées par l'écrivaine, qu'il serait impensable de ne pas imaginer une maison haussée de murs bavards ou silencieux. Lavinia, humble et altruiste, s'avère la gardienne de la demeure sur laquelle repose l'entente fragile entre Suzan et Mabel, l'une terrienne, l'autre éthérée. Les deux familles, habitant proches l'une de l'autre, instaurent une sorte de ballet synchronisé, les allées et venues de chacun ne pouvant passer inaperçues. Lavinia, guidée par le souvenir habité d'Emily, s'emploiera à ce que Suzan, la délaissée d'un couple bancal, ne soit pas lésée à la publication du recueil en 1890. Sans le travail acharné de Mabel Todd, et son désir farouche de durer, manque obscur de confiance en elle, les poèmes d'Emily n'auraient pas vu le jour, ni enrichi bellement la littérature américaine.

Il est impossible de cerner les moindres replis de la vie de cette poète, décryptés avec ferveur par Dominique Fortier. S'il est vrai que les écrits d'Emily Dickinson seraient morts, étouffés dans leur propre poussière, il n'est pas certain que sans l'intervention passionnée et minutieuse de l'écrivaine, nous serions autant fascinée par l'apport d'une poésie destinée à demeurer dans l'ombre. À être soumise à l'effacement du temps. Si Lavinia fut la première à déceler l'importance de la poésie de sa sœur, il n'en demeure pas moins qu'avec une intuitive prémonition admirative, déployant la force chatoyante des mots, Dominique Fortier en assura la pérennité au cœur même de lecteurs peu informés. Ne faisant pas renaitre Emily Dickinson une première fois, certes, mais lui attribuant une seconde naissance « pour éclaircir les ténèbres »...


Les ombres blanches, Dominique Fortier

Les Éditions Alto, Québec, 2022, 248 pages